L’erreur sur les faits causée par un grave trouble mental n’est pas couverte par l’art. 13 al. 1 CP

L’auteur qui agit sous l’influence d’une erreur sur les faits (en l’espèce, une erreur sur un fait justificatif) due à un grave trouble mental (la schizophrénie) ne peut pas bénéficier de l’art. 13 al. 1 CP ; il ne peut être constaté que l’absence de responsabilité. En cas d’erreur sur les faits, il y a donc lieu de distinguer l’erreur commise en raison d’une pathologie mentale de l’erreur ordinaire, car seule cette dernière est couverte par l’art. 13 al. 1 CP.

I. En fait

Après avoir tenté en vain d’obtenir de l’argent de la compagnie d’assurance CSS en 2008, A s’adresse à nouveau à elle au début du mois de juillet 2017, se rendant à deux reprises dans sa succursale dans la vieille ville de Schaffhouse. Les employés de la compagnie d’assurance lui expliquent qu’il n’a pas droit aux prestations d’assurance. De son côté, A a l’impression que pendant et après ces visites, les employés de la compagnie l’influencent, respectivement l’attaquent avec des « forces spirituelles ». Le 23 juillet 2017, A se croit sur le point de mourir à cause de l’influence de ces forces. Le lendemain, il se rend à la succursale susmentionnée avec une tronçonneuse et prend les employés pour cible. Deux employés de la compagnie d’assurance sont blessés en raison de l’attaque.

A est arrêté un jour plus tard alors qu’il porte sur lui, entre autres, deux arbalètes chargées, de peur de se faire enlever par des trafiquants d’êtres humains.

A est par la suite diagnostiqué comme souffrant de schizophrénie paranoïde-hallucinatoire chronique sévère dans un rapport de psychiatrie légale.

Le Tribunal cantonal de Schaffhouse constate que le comportement de A est constitutif de multiples tentatives de meurtre, mais qu’il était à ce moment dans un état d’irresponsabilité totale non provoquée. Le tribunal ordonne ainsi une mesure de traitement institutionnel au sens de l’art. 59 CP. Un appel contre ce jugement est rejeté par le Tribunal supérieur du canton de Schaffhouse et A forme donc un recours auprès du Tribunal fédéral.

II. En droit

Le TF examine si A a agi dans un état de légitime défense putative (art. 13 CP) (c. 1). À titre préliminaire, il rappelle qu’un comportement typique d’une infraction pénale peut être justifié par la légitime défense (art. 15 CP). La légitime défense putative intervient lorsque l’auteur suppose, à tort, qu’il est attaqué ou menacé d’une attaque imminente au sens de l’art. 15 CP. Le TF rappelle également que si l’auteur agit sous l’influence d’une appréciation erronée des faits, il est jugé d’après cette appréciation si elle lui est favorable (art. 13 al. 1 CP) (c. 1.1).

Le TF résume ensuite les positions de l’instance précédente et du recourant. Alors que la première considère que l’art. 13 CP n’est pas applicable en l’espèce parce que la perception subjective du recourant est délirante, le second suppose que l’art. 13 CP est applicable, puisque ni le libellé ni le but de cette disposition n’indiquent qu’elle ne concerne pas les cas où l’erreur résulte d’un délire (c. 1.2 et 1.3).

Le TF interprète ensuite l’art. 13 CP (c. 1.4). Il note que tant la loi (dans les trois langues officielles) que les travaux préparatoires ne disent rien de l’origine de l’erreur (c. 1.4.1). Le TF présente ensuite une doctrine selon laquelle l’art. 13 CP doit être appliqué et l’auteur délirant doit être acquitté (Marc Thommen/Elmar Habermeyer/Marc Graf, Tatenlose Massnahmen?, sui-generis 2020, 329 ss) (c. 1.4.2). Cependant, il se réfère également à la jurisprudence du Bundesgerichtshof allemand, selon laquelle les erreurs sur les faits liées à la maladie ne peuvent être prises en compte qu’au niveau de la culpabilité (cf. p. ex. BGH 3 StR 344/11 du 11.10.2011, in : HHR 2011, no 1240, N 9), ainsi que les doctrines allemandes approuvant cette position (c. 1.4.3).

Le TF affirme qu’il est conforme à la conception du législateur suisse de ne considérer les états pathologiques qui conduisent à une perception déformée de la réalité qu’au niveau de la culpabilité et non au niveau de la typicité ou de l’illicéité. Sinon, les mesures de traitement prévues par le droit pénal ne pourraient précisément pas être ordonnées lorsqu’un délinquant dangereux souffre de délires particulièrement graves ou de troubles du contrôle de la réalité dus à la maladie et qu’il existe un besoin de traitement important (c. 1.4.4).  

Le TF rappelle également sa jurisprudence selon laquelle la légitime défense putative ne peut être admise que si la personne prétendument attaquée peut prouver des circonstances qui pourraient l’amener à croire qu’elle se trouve effectivement dans une situation de légitime défense (cf. p. ex. ATF 93 IV 81, c. b ; TF 6B_569/2018 du 20.3.2019, c. 3.5.4) (c. 1.4.5).

Dès lors, il y a lieu d’opérer une distinction entre les erreurs dues à la maladie et les erreurs ordinaires. La personne mentalement saine qui succombe à une erreur a une idée fausse de la réalité « objective », c’est-à-dire de la réalité qui peut être perçue en accord par toutes les personnes en bonne santé. Pour une personne souffrant de schizophrénie, cette réalité « objective » ne peut être perçue ; en raison de la maladie, elle possède sa propre réalité subjective. Parler d’une erreur dans son cas est donc incorrect, tant sur le plan psychiatrique que pénal. Une personne qui succombe à une erreur en raison d’un grave trouble mental constitutif d’une irresponsabilité totale n’est donc pas dans l’erreur au sens de l’art. 13 al. 1 CP (c. 1.4.6).

Partant, le TF rejette le recours de A (c. 2).

III. Commentaire

Le présent cas, connu en suisse-alémanique comme le « Schaffhauser Kettensägen-Fall », a suscité beaucoup d’intérêt aussi bien dans les médias que dans la doctrine (cf. p. ex. Christine Brand, Psyche der Amoktäter, NZZaS no 31 du 30.7.2017 ; Désirée Föry, «Täter sieht Realität verzerrt», NZZ no 171 du 26.7.2017 ; Daniel Gerny, Ein Jus-Student entdeckt eine gravierende Gesetzeslücke, NZZ no 198 du 27.8.2020 ; Angelika Hardegger, Schaffhausen atmet auf, NZZ no 172 du 27.7.2017 ; Thommen/Habermeyer/Graf).

Si l’intérêt médiatique est probablement dû aux faits horribles de l’affaire, l’intérêt doctrinal se situe dans la question juridique non résolue jusqu’à la publication du présent arrêt qui est au cœur de l’affaire : la règle de l’art. 13 al. 1 CP s’applique-t-elle également aux erreurs sur un fait justificatif découlant d’un grave trouble mental, avec pour conséquence qu’aucune mesure de traitement ne pourrait être ordonnée faute d’infraction illicite (cf. les art. 59 ss CPThommen/Habermeyer/Graf, N 18 s. et 31 s., avec références, et l’annexe ci-dessous, let. B) ?

À l’instar de l’instance précédente (Tribunal supérieur du canton de Schaffhouse 50/2019/14 du 26.5.2020), le TF a répondu à cette question par la négative dans l’arrêt qui fait l’objet de ce commentaire. Si l’on peut comprendre les raisons qui ont poussé le TF à se déterminer de la sorte, celui-ci n’a pas démontré que l’erreur sur un fait justificatif causée par un grave trouble mental ne rend pas nulle l’antijuridicité de comportement (Handlungsunwert) de l’infraction. Le TF s’est contenté d’examiner le résultat sans toutefois se demander si la solution qu’il retient est convaincante d’un point de vue substantiel (cf. avec cette critique déjà Günter Stratenwerth/Felix Bommer, Schweizerisches Strafrecht, Allgemeiner Teil II: Strafen und Massnahmen, 3e éd., Berne 2020, § 8 N 6 in fine ; Thommen/Habermeyer/Graf, N 38).

De plus, le présent arrêt soulève la question de savoir si l’art. 13 CP est également inapplicable aux erreurs sur un élément constitutif de l’infraction causées par la maladie. Le choix des mots du TF qui, au c. 1.4.6, ne fait aucune distinction entre l’erreur sur un élément constitutif de l’infraction et l’erreur sur un fait justificatif, le suggère. Que cela signifie-t-il concrètement ? Faut-il attribuer à l’auteur l’intention – qu’il n’a pas vraiment (cf. l’annexe ci-dessous, let. A) – si l’erreur sur un élément constitutif de l’infraction est due à la maladie (exemple : A, schizophrène, se croit empereur du monde et pense qu’il est propriétaire de tous les biens de la planète ; partant, il s’empare d’un manteau appartenant à B) ? Là encore, la non-application de l’art. 13 CP est purement motivée avec le résultat. 

Il nous semble plus convaincant de ne pas opérer de distinction entre les erreurs causées par la maladie et les erreurs ordinaires dans le cadre de l’art. 13 CP. Sur cette base, il conviendrait d’appliquer l’art. 13 CP à toutes les erreurs sur les faits, indépendamment de leur origine, en prévoyant toutefois une réserve dans le CP permettant d’ordonner une mesure de traitement à l’auteur qui succombe à une erreur sur les faits en raison de sa maladie. Une réserve similaire existe déjà lorsque l’auteur agit en état d’irresponsabilité : l’art. 19 al. 3 CP. En ce qui concerne la formulation d’une telle réserve, nous suggérons de reprendre la proposition de formulation de Thommen/Habermeyer/Graf, note en bas de page 60, qu’il s’agirait de compléter afin que les erreurs sur un élément constitutif de l’infraction dues à la maladie soient également couvertes.

Annexe : L’erreur sur les faits (Sachverhaltsirrtum) en droit pénal suisse

A. Erreur sur un élément constitutif de l’infraction (Tatbestandsirrtum)

Hypothèse : l’auteur se trompe sur les faits de telle sorte qu’il croit que les éléments constitutifs objectifs de l’infraction ne sont pas réalisés alors qu’ils le sont (méprise). Il se peut également que l’auteur ne pense même pas aux éléments objectifs de l’infraction (ignorance).

Conséquence pour l’auteur : il agit sans intention (art. 12 CP). Seule une punissabilité pour négligence est envisageable (à condition que l’infraction en question soit également punissable pour négligence). Dans la présente hypothèse, l’art. 13 CP n’a qu’un sens déclaratoire1.

Conséquence pour la punissabilité d’un tiers participant à l’infraction : participation accessoire (art. 24 s. CP) impossible faute d’infraction principale intentionnelle. Seule une action médiate est envisageable.

[1] Est ici présentée l’opinion dominante (cf. ATF 129 IV 238, c. 3.1 ; 109 IV 65, c. 3 ; CR CP I-Depeursinge/Gauderon, art. 13 N 18 ; Philippe Graven/Bernhard Sträuli, L’infraction pénale punissable, 2e éd., Berne 1995, N 128 ss ; BSK StGB I-Niggli/Maeder, art. 13 N 8 ; PC CP, art. 13 N 1 ; Kurt Seelmann/Christopher Geth, Strafrecht Allgemeiner Teil, 6e éd., Bâle 2016, N 134 ; Stefan Trechsel/Peter Noll/Mark Pieth, Schweizerisches Strafrecht Allgemeiner Teil I, 7e éd., Zurich/Bâle/Genève 2017, 105). En revanche, à suivre strictement le libellé de l’art. 13 al. 1 CP, il faudrait traiter l’auteur (en ce qui concerne sa sanction) comme si les éléments objectifs de l’infraction n’étaient pas remplis, car c’est bien ce qu’il a imaginé (cf. aussi Thommen/Habermeyer/Graf, N 24). Selon cette interprétation, l’art. 13 al. 1 CP irait donc plus loin que l’art. 12 CP. Cela dit, ce n’est pas le lieu ici de discuter de l’interprétation de l’art. 13 al. 1 CP la plus convaincante. Les travaux préparatoires de l’art. 13 CP ne semblent d’ailleurs pas présenter une solution univoque (cf. not. Carl Stooss, Motive zu dem Vorentwurf eines Schweizerischen Strafgesetzbuches, Allgemeiner Teil, Bâle/Genève 1893, 28 s. ; vote Gautier, Code pénal suisse, Procès-verbal de la deuxième commission d’experts, vol. I, Lucerne 1912, 150 ; rapporteur Seiler, BO 1928 N 87 s.).

B. Erreur sur un fait justificatif (Putativrechtfertigung, Erlaubnistatbestandsirrtum)

Hypothèse : l’auteur se trompe sur les faits de telle sorte qu’il croit que les conditions objectives d’un fait justificatif sont remplies alors qu’elles ne le sont pas2.

Conséquence pour l’auteur : controversée. Selon une partie de la doctrine, probablement majoritaire, l’intention de l’auteur disparaît en ce sens que l’antijuridicité de comportement (Handlungsunwert) est rendu nulle en raison de la volonté de l’auteur d’agir conformément au droit (cf. not. Graven/Sträuli, N 134 s. ; Günter Stratenwerth, Schweizerisches Strafrecht, Allgemeiner Teil I: Die Straftat, 4e éd., Berne 2011, § 10 N 113 ; Trechsel/Noll/Pieth, 106 ; cf. aussi BSK StGB I-Niggli/Maeder, art. 13 N 13). Selon une autre partie de la doctrine, l’acte commis sous l’influence d’une erreur sur un fait justificatif doit être considéré comme justifié3 (Thommen/Habermeyer/Graf, N 24 ; cf. aussi Seelmann/Geth, N 197) ; cet avis suit strictement le libellé de l’art. 13 al. 1 CP. Indépendamment de l’opinion que l’on suit, seule une punissabilité pour négligence est envisageable (à condition que l’infraction en question soit également punissable pour négligence).

Conséquence pour la punissabilité d’un tiers participant à l’infraction : participation accessoire (art. 24 s. CP) impossible faute d’infraction principale intentionnelle/illicite. Seule une action médiate est envisageable.

[2] Rappelons que lorsque l’auteur croit faussement que son comportement est justifié par un fait justificatif qui n’existe pas ou n’a pas la portée que l’auteur lui prête, il ne s’agit pas d’une erreur sur un fait justificatif (Erlaubnistatbestandsirrtum), mais d’une erreur sur l’illicéité (indirekter Verbotsirrtum, Erlaubnisirrtum), pour laquelle seul l’art. 21 CP est applicable.

[3] Afin de concilier la justification de l’acte incriminé avec les droits de défense du tiers atteint par l’infraction de l’auteur, il existe deux possibilités : La première serait de partir du principe que l’acte est justifié du point de vue du droit pénal mais qu’il reste illicite du point de vue du droit civil (Thommen/Habermeyer/Graf, N 25). La deuxième consisterait à considérer l’acte comme justifié dans le contexte de la sanction de l’auteur mais pas en ce qui concerne la situation réelle (Seelmann/Geth, N 197).

C. Précision selon l’arrêt TF 6B_1073/2020 du 13 avril 2021*

L’erreur sur les faits (en l’espèce, une erreur sur un fait justificatif) n’est pas couverte par l’art. 13 al. 1 CP si elle est causée par un grave trouble mental (la schizophrénie). De telles erreurs ne peuvent pas être prises en compte sous l’angle de la typicité ou de l’illicéité, mais seulement sous l’angle de la culpabilité (cf. l’art. 19 al. 1 CP). Cette solution ne nous convainc pas toutefois comme nous l’avons exposé ci-dessus.

Conséquence pour la punissabilité d’un tiers participant à l’infraction : participation accessoire (art. 24 s. CP) possible.

Proposition de citation : Andrés Payer, L’erreur sur les faits causée par un grave trouble mental n’est pas couverte par l’art. 13 al. 1 CP, in : https://www.crimen.ch/20/ du 22 juillet 2021