Appel au boycott de l’armée face à l’art. 276 CP : le TPF fait prévaloir la liberté d’expression de militants

Dans un arrêt portant sur l’application très rare de la provocation et l’incitation à la violation des devoirs militaires, le Tribunal pénal fédéral a fait prévaloir la liberté d’expression des prévenus pour prononcer leur acquittement. D’abord condamnés par ordonnances pénales rendues par le Ministère public de la Confédération, les prévenus avaient, par la publication d’un article en ligne, enjoint leur lectorat à ne pas payer la taxe militaire, à privilégier le service civil et à ne pas se rendre au service militaire. Selon le Tribunal pénal fédéral, une publication qui participe au débat public bénéficie d’une protection accrue. En ce sens, elle ne saurait être restreinte, sans violer la liberté d’expression, que si les propos qu’elle contient exhortent à la violence ou constituent un discours de haine.

I. En fait

En mai 2020, un article intitulé « L’armée, je boycotte » est publié sur la page Internet de la section vaudoise du mouvement de la « Grève du climat ». 

En substance, l’article contient notamment les passages suivants : « La Grève du climat appelle à faire grève militaire. Par éthique, morale, responsabilité écologique et sociale, nous ne consentons pas à payer la taxe, ni à aller au service militaire. […] Si vous devez payer la taxe, ne la payez pas. […] Si vous êtes appelé au service militaire, n’y allez pas. […] Si vous êtes en recrutement, évitez l’armée. […] ». En conclusion, le mouvement se propose d’offrir son soutien aux personnes qui, par leur action, seraient condamnées par ordonnances pénales. 

À la suite d’une dénonciation d’un Conseiller national auprès du Ministère public de la Confédération (ci-après : MPC), une instruction pénale est ouverte pour provocation et incitation à la violation des devoirs militaires (art. 276 CP). 

Au terme de son enquête, le MPC condamne par ordonnances pénales trois militants (A, B et C) pour avoir, entre autres, rédigé, diffusé et rendu public l’article litigieux.  

Les trois prévenus s’opposent à leur condamnation, si bien que le dossier est transmis à la cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral (ci-après : TPF), qui joint les causes. 

II. En droit 

1. Bien juridique protégé par l’art. 276 CP

Dans une large revue de doctrine, le TPF expose, au cours d’une première partie, les biens juridiques visés par l’art. 276 CP, ainsi que quelques particularités de la disposition. Il rappelle que la puissance de l’armée, et donc la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse, correspond au bien juridique protégé par l’art. 276 CP. La disposition légale réprime ainsi, mais pas uniquement, la propagande antimilitariste (c. 3.1.2). 

L’infraction de nature formelle ne s’adresse, par ailleurs, qu’à des civils agissant en temps de paix (c. 3.1.3 à 3.1.5). La disposition renvoie à toutes les obligations (« devoirs militaires ») qui sont contenues dans le CPM. En ce sens, le comportement punissable est réalisé par la provocation publique ou l’incitation envers un individu déterminé à la violation d’une des obligations militaires. Les propos tenus doivent également être susceptibles d’influencer la volonté de l’interlocuteur (c. 3.1.8).

Concernant l’application de l’art. 276 CP, le TPF constate que depuis 1992, les appels publics à la violation de devoirs militaires ne font plus l’objet de poursuite. Cela s’explique par le fait que l’attitude à l’égard des objecteurs de conscience a largement évolué. Par ailleurs, au cours des 50 dernières années, les arrêts du Tribunal fédéral traitant de l’art. 276 CP sont extrêmement rares (voir par ex.  ATF 97 IV 104 ; ATF 99 IV 92). 

2. Analyse de la publication litigieuse

Dans une deuxième partie, le TPF examine si les trois prévenus réalisent les éléments constitutifs de l’infraction. À cet effet, il se livre à une analyse de texte et parvient à plusieurs constats. 

Premièrement, l’opinion de l’auteur du texte selon laquelle l’armée suisse représente une institution ne respectant aucune valeur sociale et environnementale peut être considérée comme une provocation mais ne suffit pas en elle-même. 

Deuxièmement, la suite de l’article renferme diverses injonctions (de ne pas payer la taxe militaire, de ne pas se présenter au service militaire, etc.). Parmi ces injonctions, celle liée au refus du paiement de la taxe militaire n’entre pas dans le champ de l’art. 276 CP, en raison du fait que cette taxe n’est pas une « obligation militaire » au sens du CPM. L’injonction de privilégier le service civil au service militaire ne constitue pas non plus un comportement réprimé par l’art. 276 CP, dès lors qu’en réalité, il s’agit d’un choix personnel et que ce choix (prévu par la loi, cf. art. 1 LSC) ne contrevient pas aux devoirs militaires tels que prévus par le CPM. En revanche, le TPF relève que, même si l’article est avant tout un plaidoyer en faveur du service civil, l’injonction invitant les personnes appelées à ne pas se rendre au service militaire doit être comprise comme une provocation à la désobéissance de l’appel au service militaire, au sens de l’art. 81 CPM. En conséquence, seule cette dernière injonction peut être réprimée pénalement. 

Troisièmement, puisque les autres éléments de l’infraction sont réalisés (caractère public de la provocation ; intention) (c. 5.1.3 ; 5.2.3 ; 5.3.2), A – auteur de l’article – s’est rendu coupable de l’infraction visée par l’art. 276 CP (c. 5.2.6). En publiant l’article en ligne, c’est-à-dire en le rendant accessible à un grand nombre d’astreints au service militaire, B s’est également rendu coupable de la même infraction (c. 5.3). S’agissant de C, le TPF retient qu’à la lumière des faits retenus dans l’acte d’accusation, aucune infraction ne saurait lui être imputée. Son rôle, très secondaire, n’a pas été suffisamment décrit dans l’acte d’accusation et le fait d’avoir échangé des messages avec B n’est pas encore punissable (c. 5.4). 

3. La liberté d’expression comme motif justificatif

Dans une troisième partie, fournie en références doctrinales, le TPF rappelle que l’application de l’art. 276 CP, en tant qu’il restreint la liberté d’expression (art. 16 Cst. ; 10 CEDH), suppose le respect du principe de proportionnalité. Il souligne que « [l]a liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès […] ». À cet égard, afin de garantir le pluralisme et la tolérance, tant les « idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives » que celles qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter bénéficient de la protection des art. art. 16 Cst. et 10 CEDH (c. 6.1.1 à 6.1.7). 

En plus du contenu, ces dispositions visent également à protéger le mode d’expression employé. Le TPF souligne en ce sens que le boycott représente bel et bien un moyen d’expression, tout comme, pour certains auteurs, la commission d’une infraction pénale. Aussi, pour déterminer si le contenu ou le mode d’expression peut être limité par l’intervention des autorités publiques, « l’élément essentiel à prendre en considération est le fait que le discours exhorte à l’usage de la violence ou qu’il constitue un discours de haine » (c. 6.1.8). À l’appui de cette exigence, le TPF mentionne, notamment, deux affaires traitées par la CourEDH (CourEDH Ergin c. Turquie du 4.8.2006 ; Arrowsmith c. Royaume-Uni, Rapport de la Commission du 12 octobre 1978) et qui connaissent des questionnements comparables (c. 6.1.9 à 6.1.15). 

S’agissant du cas d’espèce, le TPF expose tout d’abord que l’article litigieux avait pour but d’alimenter le débat public sur la protection de l’environnement et le rôle de l’armée. À ce titre, il fait partie du débat politique et jouit d’une protection accrue. Ainsi, seuls des propos haineux ou exhortant à l’usage de la violence sont susceptibles d’être restreints. Or, en l’espèce, la publication ne renferme aucun propos comparable (c. 6.1.16 à 6.1.18). 

Ensuite, s’agissant de la mise en balance des intérêts en cause, le TPF relève que la Suisse vit en temps de paix. Or, même si l’article est paru durant une mobilisation particulière de l’armée (i.e : opération « CORONA 20 »), il n’a engendré aucune réaction du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports, si bien qu’il ne pouvait être considéré comme une véritable menace (c. 6.1.19 à 6.1.22). 

Au vu de ce qui précède, le TPF parvient à la conclusion que la condamnation prononcée par le MPC et fondée sur l’art. 276 CP est contraire au principe de proportionnalité, celle-ci n’apparaissant pas nécessaire dans une société démocratique (c. 6.1.23). 

En fin de compte, le TPF s’interroge sur la conséquence juridique et pénale qu’une telle conclusion impose. Deux approches s’envisagent lorsque l’atteinte à la liberté d’expression est disproportionnée. La première consiste à considérer que les droits fondamentaux sont applicables après l’analyse pénale de la typicité de l’infraction par réduction ou exemption de peine, voire par acquittement. La seconde conçoit que l’auteur agit en réalité de façon licite, c’est-à-dire au bénéfice d’un motif justificatif (art. 14 CP), puisque la restriction par l’Etat de sa liberté fondamentale était injustifiée (c. 6.1.25 à 6.1.27). Sans privilégier l’une ou l’autre approche, le TPF juge que, en l’espèce, seul un acquittement des prévenus peut être rendu comme conséquence d’une restriction inadmissible de leur liberté d’expression (c. 6.1.28). 

III. Commentaire

Bien qu’étant l’œuvre d’une autorité de première instance, l’arrêt résumé est définitif et mérite d’être présenté pour plusieurs raisons. D’une part, il porte sur l’application d’une disposition extrêmement rare. D’autre part, il est l’aboutissement d’une instruction ouverte à la suite d’une dénonciation d’un parlementaire fédéral. Enfin, et surtout, il s’appuie sur un raisonnement clair, méticuleux et riche en références doctrinales et jurisprudentielles, ce qui doit être souligné ici. 

En définitive, nous saluons le fait que TPF a tenu à rappeler l’importance fondamentale de la liberté d’expression et que celle-ci ne saurait être réduite lorsque, pacifiste, elle permet d’alimenter le débat politique. En ce sens, l’autorité a précisé que « dans une période où les actions militantes sont souvent critiquées pour leurs atteintes notamment au patrimoine ou à la liberté d’autrui, il convient, dans une société démocratique, de laisser aux individus un espace pour pouvoir exprimer leurs opinions de manière purement verbale et pacifique, dans le respect des règles formulées par la CourEDH et la Cst. ».

Proposition de citation : Hadrien Monod, Appel au boycott de l’armée face à l’art. 276 CP : le TPF fait prévaloir la liberté d’expression de militants, in : https://www.crimen.ch/242/ du 16 janvier 2024