I. En fait
En mai 2013, suite à un signalement du Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (ci-après : MROS), le Ministère public de la Confédération (ci-après : MPC) ouvre une procédure pour des faits de blanchiment d’argent qualifié à l’encontre d’A, ancien vice-ministre de l’agriculture russe. En juillet de la même année, le MPC, sur la base de l’art. 67a EIMP, transmet à la Russie diverses informations concernant des comptes bancaires d’A en Suisse, ses sociétés ainsi que sur l’origine et l’utilisation des avoirs transférés par A en Suisse pour un montant total de RUB 1,4 milliards. Par ailleurs, le MPC informe les autorités russes que les avoirs transférés par A ont fait l’objet d’un séquestre.
Les autorités judiciaires russes adressent par la suite deux demandes d’entraide judiciaire à la Suisse. Le MPC y donne suite et ordonne le transfert de la documentation bancaire à la Russie ainsi que le séquestre de divers comptes. A forme recours contre ces ordonnances. Par décision du 22 juillet 2016, respectivement du 12 septembre 2016, le Tribunal pénal fédéral (ci-après : TPF) puis le Tribunal fédéral (ci-après : TF) confirment ces ordonnances.
Le 24 février 2022, la Russie attaque militairement l’Ukraine. Le MPC suspend alors l’entraide judiciaire avec la Russie jusqu’à ce que la situation soit entièrement clarifiée. A adresse une demande de levée de séquestre d’un compte ouvert à son nom dont le solde était de EUR 97’125.-. Le MPC rejette la demande d’A. Ce dernier forme recours contre cette décision auprès du TPF qui, par décision du 27 septembre 2023, admet le recours et ordonne la levée du séquestre des avoirs sur le compte.
L’Office fédéral de la justice (ci-après : OFJ) interjette un recours en matière de droit public contre cet arrêt auprès du TF. Il demande en particulier que la décision du TPF soit annulée, que le séquestre des comptes soit maintenu et que la procédure d’entraide judiciaire soit suspendue.
II. En droit
Après avoir admis la recevabilité du recours (c. 1), le TF s’intéresse à la question de savoir si l’art. 2 EIMP est applicable au cas d’espèce et si l’entraide judiciaire doit être refusée sur cette base (c. 2 ss).
Selon la jurisprudence du TF, l’art. 2 let. a EIMP s’applique principalement aux cas d’extradition d’une personne (ou sa remise à un tribunal pénal international). Si la demande d’entraide judiciaire porte sur la remise de documents bancaires, seule la personne faisant l’objet de la demande d’entraide peut en principe invoquer l’art. 2 EIMP, pour autant qu’elle se trouve sur le territoire de l’État requérant et qu’elle puisse faire valoir concrètement un risque de violation de ses droits procéduraux (ATF 130 II 217, c. 8.2 ; 129 II 268, c. 6.1). En outre, notre Haute Cour souligne que la remise d’avoirs doit être assimilée à un cas d’extradition en raison de l’impact de la mesure sur la personne concernée (c. 4.2).
In casu, la procédure ne porte ni sur un cas d’extradition, ni sur une remise de documents bancaires ou de valeurs patrimoniales, mais uniquement sur le maintien du séquestre d’un compte. En outre, A ne se trouve pas en Russie mais selon ses propres indications au Royaume-Uni. Ainsi, l’art. 2 EIMP ne peut pas être invoqué dans le cas d’espèce (c. 4.3).
Le TF s’intéresse ensuite à la question de savoir si la durée du séquestre est conforme au droit fédéral notamment du fait qu’il a été prononcé il y a huit ans (c. 5 ss).
A ce propos, le TF soulève que cette problématique comprend trois aspects différents :
- tout d’abord, dans le cas où la personne concernée par la mesure d’entraide fait valoir que la procédure dans l’État requérant a duré trop longtemps, elle doit en premier lieu faire valoir ce grief auprès des juridictions de cet État. En effet, cette problématique est liée à l’art. 2 EIMP, qui comme exposé supra, ne s’applique pas au cas d’espèce. Ce point est ainsi écarté du raisonnement par le TF ;
- ensuite, il convient d’examiner si le principe de célérité (art. 17a al. 1 EIMP) a bien été respecté par les autorités suisses dans le cadre de l’exécution de la demande étrangère. In casu, ce point ne pose aucune difficulté selon le TF : rien n’indique que la procédure judiciaire suisse n’a pas été suffisamment rapide. Cette possibilité est donc également écartée ;
- enfin, il convient de se demander si la personne concernée peut faire valoir que l’atteinte à la garantie de la propriété qui résulte du maintien de la saisie n’est plus proportionnée (art. 26 al. 1 cum 36 al. 3 Cst.). Sur ce point, le TF rappelle que dans le cadre d’une procédure d’entraide judiciaire, la durée d’un séquestre peut être proportionnellement beaucoup plus longue que dans une procédure pénale interne, en raison de la nature particulière de l’affaire (cf. ATF 149 IV 144, c. 2.6) (c. 5.1).
En l’espèce, le séquestre a été ordonné il y a plus de huit ans. Or, bien que l’atteinte à la garantie à la propriété ne soit de ce fait pas négligeable, les intérêts publics et privés qui s’opposent aux intérêts d’A à obtenir la levée du séquestre sont importants. En effet, il existe un risque non négligeable que la confiscation ultérieure des valeurs patrimoniales d’origine présumée criminelle ne soit par la suite plus possible en cas de levée du séquestre du compte. Par ailleurs, A ne fait pas valoir qu’il a besoin des fonds bloqués. Le TF soulève également que dans d’autres cas il n’avait pas constaté qu’une telle durée était excessive. In casu, ni l’instance précédente, ni les parties à la procédure ne démontrent que la procédure pénale russe n’avance pas. Au vu de ces éléments, une violation de la garantie de la propriété doit être niée. Cependant, l’OFJ devra activement suivre l’évolution de la procédure pénale russe en se renseignant sur son état d’avancement sans attendre une demande d’A. Il devra, le cas échéant, fixer aux autorités russes un délai pour la présentation d’un jugement pénal russe entré en force afin de respecter le principe de proportionnalité (cf. ATF 149 IV 144, c. 2.6) (c. 5.2).
Partant, le TF admet le recours et renvoie la cause au TPF pour nouveau jugement dans le sens des considérants (c. 6).
III. Commentaire
Cet arrêt appelle à notre sens les remarques suivantes :
Tout d’abord, il convient de souligner qu’il s’inscrit dans la continuité des décisions antérieures du TF sur la question du séquestre d’avoirs russes (cf. ATF 149 IV 144, rés. in : https://www.crimen.ch/174/). Le TF estime donc toujours que le séquestre est justifié et ce, malgré le fait que la durée du conflit entre l’Ukraine et la Russie semble plus qu’incertaine.
Ensuite, il est intéressant de soulever que le TF se contente d’une analyse « expresse » des conditions du séquestre, sans pour autant mentionner la base légale donc il est question (art. 18 EIMP) et en examinant seulement la condition de la proportionnalité.
Enfin, pour rappel, pour qu’une mesure portant atteinte aux droits fondamentaux, dont la garantie de la propriété (art. 26 Cst.) soit considérée comme conforme au principe de proportionnalité, elle doit être apte, nécessaire et proportionnée. S’agissant en particulier de l’aptitude, elle commande que la mesure soit propre à atteindre le but visé (Giorgio Malinverni/Michel Hottelier/Maya Herting Randall/Alexandre Flükiger, Droit constitutionnel suisse, Vol. II : l’État, 4e éd., Berne 2021,N 234). En l’espèce, le séquestre des avoirs a pour but leur confiscation et leur restitution ultérieure à la Russie. Or, cette mesure ne pourra dans tous les cas pas intervenir en raison de la suspension de l’entraide avec la Russie. Dans les faits, le TF bloque ainsi des fonds en vue d’un événement futur et hautement incertain, à savoir la fin du conflit entre la Russie et l’Ukraine et une possible reprise de l’entraide avec la Russie. L’aptitude du séquestre pose donc problème et le raisonnement du TF convainc difficilement.