Traiter un individu de « Taliban » est une injure

Le fait que l’Afghanistan soit actuellement à nouveau sous le contrôle du régime des Taliban et que ce dernier entretienne des relations diplomatiques avec des États ne change rien au fait qu’il s’agit d’une organisation terroriste au sens de l’art. 260ter CP. Par conséquent, traiter un individu de « Taliban » doit être interprété en ce sens qu’il appartient à cette organisation et commet par là une infraction pénale, si bien qu’il s’agit d’une injure (art. 177 CP).

I. En fait

Dans la soirée du 26 juin 2020 en gare de Zurich, A traite B, revêtue d’un foulard et accompagnée de C, de « Talibane », alors même que le premier ne connaît pas les secondes (c. III/1, III/6 et IV/2.1). Après avoir hésité, B dépose plainte pénale quelques semaines plus tard (c. III/4).

Par jugement du 8 juillet 2021 du Tribunal de district de Zurich, A est reconnu coupable d’injure (c. I/1). Il forme appel de ce jugement devant le Tribunal cantonal du canton de Zurich.

II. En droit

En premier lieu, le grief de l’appelant qui reproche en substance une constatation inexacte des faits par l’autorité inférieure, en contestant être l’auteur des faits dénoncés, est rejeté. Les faits précités sont ainsi tenus pour établis (c. III/6). 

Se pose ensuite la question de savoir si, en traitant B de « Talibane », A a porté atteinte à son honneur et commis une injure (art. 177 CP) (c. IV/2.1).

Les Taliban représentent une organisation terroriste islamiste ayant régné une première fois sur une grande partie du territoire afghan de septembre 1996 à octobre 2001. Cette organisation contrôle à nouveau le pays depuis août 2021. Dès lors que le vocable visait une personne en particulier, le destinataire moyen et impartial ne pouvait le comprendre que comme signifiant l’appartenance aux Taliban de celle qu’il désignait (c. IV/2.2).

La Loi fédérale interdisant Al-Qaïda et l’État islamique prohibe expressément « les groupes de couverture, ceux qui émanent du groupe ‹Al-Qaïda› ou du groupe ‹État islamique› et les organisations et groupes dont les dirigeants, les buts et les moyens sont identiques à ceux du groupe ‹Al-Qaïda› ou du groupe ‹État islamique› ou qui agissent sur son ordre » (art. 1 al. 1 let. c LAQEI). Afin d’identifier ces groupes tiers, il convient de s’en remettre à la liste de l’Annexe 2 de l’Ordonnance du 2 octobre 2000 du Conseil fédéral instituant des mesures à l’encontre de personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au groupe « Al-Qaïda » ou aux Taliban, laquelle se fonde sur les sanctions imposée par le Conseil de sécurité de l’ONU (c. IV/2.3). Conformément à l’art. 5 let. a de l’ordonnance précitée, les Taliban englobent les « Taliban », « Talebans » ou le « Mouvement Islamique Taliban », y compris les sociétés, entreprises, établissements et corporations qui sont leur propriété ou qu’ils contrôlent. Partant, la LAQEI qualifie expressément les Taliban d’organisation terroriste au sens de l’art. 260ter CP. Quiconque y participe est donc punissable (c. IV/2.4).

La « participation » au sens de l’art. 260ter CP doit être comprise de manière large, en ce qu’elle ne se réfère pas seulement au « noyau dur » d’une organisation, mais comprend également les personnes faisant partie de son cercle élargi et qui, à long terme, sont prêtes à obéir aux ordres qui leur sont donnés (TF 6B_1132/2016 du 7.3.2017, c. 6.2.3, non publié à l’ATF 143 IV 145). C’est pourquoi tous les membres des Taliban, respectivement chaque Taliban, sont des participants à cette organisation, le simple fait d’être un Taliban étant déjà constitutif de l’infraction (c. IV/2.5).

En l’espèce, l’appelant souligne que les Taliban sont aujourd’hui au pouvoir et qu’ils entretiennent des relations diplomatiques avec différents États. Cela ne saurait rien y changer selon le Tribunal cantonal. L’ordonnance précitée est en vigueur depuis le 3 octobre 2000 et les Taliban sont toujours considérés comme une organisation terroriste, même s’ils dirigent désormais l’Afghanistan (c. IV/2.6).

Sous l’angle objectif, accuser une personne d’un comportement punissable est attentatoire à l’honneur en principe et l’appelant ne peut se prévaloir d’aucune exception. Dès lors, le comportement typique de l’art. 177 CP est réalisé en l’espèce (c. IV/2.7). En outre, il ne fait aucun doute que l’appelant a, par le choix de ses mots, intentionnellement porté atteinte à l’honneur de la plaignante (c. IV/2.8). Partant, il doit être reconnu coupable d’injure (c. IV/2.9).

III. Commentaire

Compte tenu de l’opprobre indubitable que suscite le mouvement des Taliban en Suisse à tout le moins et plus largement dans le monde, la qualification d’injure ne prête pas le flanc à la critique et le verdict de culpabilité apparaît justifié. Cet arrêt nous semble toutefois erroné sur deux plans et suscite les remarques suivantes.

En premier lieu, considérer que traiter une personne de « Taliban » revient à l’accuser de commettre une infraction pénale n’est pas fondé. En effet, cette appréciation repose sur le postulat selon lequel tous les membres des Taliban sont des participants au sens de l’art. 260ter CP. Si les notions de « membre » et de « participant » se recoupent (ATF 129 IV 271, c. 2.4), elles ne sont pas identiques et la variante de l’incrimination de la « participation » ne rend pas punissable la seule appartenance ou affiliation à une organisation terroriste (Ajil/Lubishtani, Le terrorisme djihadiste devant le Tribunal pénal fédéral, in : Jusletter du 31.5.2021, N 40). À cet égard, le Conseil fédéral (FF 2018 6469, 6511 s.), suivi par le législateur, l’a récemment confirmé en refusant de rendre punissable l’appartenance ou l’affiliation, même si certains participants à la consultation le souhaitaient, notamment les autorités de poursuite1, ainsi que, de manière surprenante à nos yeux, le Tribunal pénal fédéral2. Une activité est donc exigée de la part du « membre » pour être punissable en tant que « participant ».

Deuxièmement, la qualification « terroriste » de ce mouvement est douteuse, aussi bien aujourd’hui comme au moment des faits. Elle pose la question extrêmement délicate de son usage pour des groupes insurgés avec a priori des revendications politiques légitimes, mais qui, dans le contexte d’un conflit armé, se sont en outre adonnés à une violence indiscriminée3, d’autant plus pour ceux qui ont été qualifiés comme « terroriste » à un certain moment au sein de notre ordre juridique. Pour illustrer la difficulté sous-jacente, soulignons d’emblée qu’une délégation du régime des Taliban s’est rendue à Genève en début d’année pour y rencontrer des homologues du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). De toute évidence, cela n’aurait guère été imaginable si cette organisation était « terroriste » aux yeux des autorités.

En dépit de l’intitulé de l’ordonnance précitée qui vise Al-Qaïda et les Taliban sans les distinguer, le régime des sanctions internationales applicable aux Taliban a été séparé en 2011 (S/RES/1988 [2011]) de celui d’Al-Qaïda (S/RES/1989 [2011]) pour ouvrir la voie à une résolution politique du conflit en Afghanistan. En tant qu’entité, les Taliban ne figurent pas sur la liste consolidée au sens de l’Annexe 2 à l’ordonnance précitée, cela tant aujourd’hui (version du 21.5.2022) qu’au moment des faits pertinents (version du 22.5.2020, modifiée le 16.7.2020). Alors même que le Tribunal cantonal s’est référé à juste titre à l’Annexe 2 comme étant déterminante, il n’a pas examiné la liste à laquelle elle renvoie et son contenu, au sein duquel ladite organisation était absente lorsque le présent arrêt a été rendu. C’est donc à tort qu’il s’est contenté de l’art. 5 let. a qui n’est pas pertinent.

Cela étant, cet arrêt illustre l’incohérence de maintenir aujourd’hui encore ladite ordonnance telle quelle en mentionnant côte à côte deux entités qui sont appréhendées différemment aussi bien en Suisse que sur le plan international, sans évoquer la présence dans son intitulé d’une personne décédée. De lege ferenda, cet acte normatif devrait donc être dépoussiéré.

Rappelons pour terminer que le Conseil fédéral doit adopter d’ici la fin de l’année une liste des organisations (terroristes) interdites sur la base de l’art. 74 al. 1 Loi sur le renseignement4, cela en raison de l’abrogation au 1er janvier 2023 de la LAQEI. L’inscription des Taliban sur cette liste sera donc scrutée de près et, même si la Suisse n’est pas liée par les listes étrangères, il est à noter que la situation est la suivante pour cette organisation à ce jour :

  1. La synthèse de la consultation (DFJP, Synthèse, 5 s.) fait mention de l’approbation à cet égard de la Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police (CCDJP) et de la Conférence des procureurs de Suisse (CPS), cette dernière considérant qu’à défaut la « participation » devait être interprétée de manière extensive. Les prises de position de ces deux institutions sont accessibles sur le document regroupant les Résultats de la consultation, aux pages, respectivement, 2 s. (45 s. du document) et 2 (85 du document).↩︎
  2. Prise de position du TPF, 2.↩︎
  3. Le Tribunal fédéral a précisément considéré que le mouvement des Tigres Tamouls LTTE s’inscrivait dans pareille constellation, en l’assimilant à un « mouvement pouvant à la marge se livrer à des actes terroristes mais poursuivant par ailleurs d’autres objectifs directs, ainsi la conduite d’une lutte armée conventionnelle, la gestion quasi-étatique d’un territoire ainsi que la reconnaissance de l’indépendance d’une communauté ethnique, soit se distinguant nettement des agissements d’une organisation active dans le crime organisé ou d’un groupe terroriste tel que ceux reconnus comme tels par la jurisprudence » (ATF 145 IV 470, c. 4.8). Notons toutefois que ce mouvement figure sur la liste des organisations terroriste du Royaume-Uni, ainsi que sur la liste du Règlement (CE) n° 2580/2001 de l’Union européenne et enfin sur une des listes des États-Unis d’Amérique, cf. le dernier paragraphe de cet article pour ces listes.↩︎
  4. À ce sujet, cf. : Armin Stähli, Das Verbot von «staatsgefährlichen» Vereinigungen unter besonderer Berücksichtigung der Schweizer Praxis, Zurich/St-Gall 2022, 203 ss.↩︎
  5. Cette liste repose sur les art. 3 ss Terrorism Act 2000.↩︎
  6. Cette liste repose sur la Section 219 Immigration and Nationality Act.↩︎
  7. Cette liste repose sur l’Executive Order 13224.↩︎

Proposition de citation : Kastriot Lubishtani, Traiter un individu de « Taliban » est une injure, in : https://www.crimen.ch/114/ du 16 juin 2022