Prescription des prétentions contre l’Etat résultant de conditions de détention illicites

Le délai de prescription d’une année – prévu par le droit cantonal vaudois notamment – pour faire valoir en justice des prétentions en lien avec des conditions de détention provisoire illicites ne peut pas commencer à courir avant la date du transfert du détenu hors de la prison en question.

I. En fait 

A a été détenu du 10 mai 2017 au 30 juillet 2018 à la prison du Bois-Mermet, à Lausanne, avant d’être transféré dans un autre établissement pénitentiaire. Ses conditions de détention avant jugement se sont avérées être illicites du 10 mai 2017 au 12 janvier 2018, ce qui a été constaté par une décision du Tribunal des mesures de contrainte (TMC). Elles ne l’étaient plus après le 12 janvier 2018 en raison notamment d’un changement de cellule au sein du même établissement. L’Etat de Vaud a renoncé, par un courrier du 29 juillet 2019, à se prévaloir de la prescription jusqu’au 31 juillet 2020 en lien avec d’éventuelles prétentions de A découlant de ses conditions de détention, pour autant que dite prescription ne soit pas déjà acquise. 

Le 3 février 2020, A dépose une demande en paiement à l’encontre de l’État de Vaud devant le Tribunal civil de l’arrondissement de Lausanne. Il réclame une indemnité de CHF 12’350.-. plus intérêts à titre de réparation du tort moral causé par ses conditions de détention illicites. La demande de A est rejetée au motif que ses prétentions sont prescrites en application de l’art. 7 LRECA/VD, qui prévoit un délai de prescription d’un an dès la connaissance du dommage. Saisi d’un recours, le Tribunal cantonal vaudois confirme la décision de première instance pour le même motif malgré le caractère illicite incontesté des conditions dans lesquelles A a été détenu jusqu’au 12 janvier 2018.

A forme un recours contre ce dernier arrêt auprès du Tribunal fédéral (TF).

II. En droit

Le seul point litigieux a trait à la prescription des prétentions du recourant. La question qui est soumise au TF est de déterminer si les juridictions cantonales ont considéré de manière arbitraire que A a « connu » son dommage non pas le jour de son transfert hors de la prison du Bois-Mermet (le 30 juillet 2018), mais déjà le jour où, bien que demeurant dans cette même prison, il avait vu son traitement modifié au sein de celle-ci (le 12 janvier 2018) (c. 5.1-5.3).

Après avoir consacré quelques développements au droit cantonal applicable (LRECA/VD, le régime de l’art. 431 CPP n’étant plus applicable une fois la procédure pénale terminée) (c. 3.2), le TF examine le grief d’arbitraire, qui suppose que l’arrêt attaqué soit arbitraire tant dans ses motifs que dans son résultat (sur la notion d’arbitraire, cf. ATF 144 IV 136, c. 5.8, ATF 145 I 108, c. 4.4.1, ATF 145 II 32, c. 5.1) (c. 6).

Le TF explique que le délai d’un an prévu par l’art. 7 LRECA/VD n’est pas en soi contraire à l’art. 30 Cst. et à l’art. 6 CEDH, même s’il limite considérablement le droit d’accès au juge – et qu’il se distingue aujourd’hui nettement de la prescription de 3 ans de l’art. 60 CO en vigueur depuis le 1er janvier 2020. La norme cantonale doit être interprétée de la même manière que l’était l’art. 60 aCO, qu’elle reprend mot pour mot. À cet égard, le TF relève deux éléments:

  • d’une part, la jurisprudence fédérale avait très tôt qualifié ce délai d’un an de « fort court » (ATF 74 II 30, c.1), raison pour laquelle il ne fallait pas se montrer trop exigeant quant à son point de départ (ATF 111 II 55, c. 3a, arrêt CourEDH, Sanofi Pasteur c. France du 13.2.20 par. 50-63) (c. 6.2-6.4);
  • d’autre part, ce délai d’un an ne court qu’à partir du moment où le lésé a effectivement connaissance du dommage (ATF 131 III 61, c. 3.1). Cette notion doit être interprétée de manière large (connaissance de l’auteur du dommage, de sa nature et de ses éléments essentiels), car il faut permettre au lésé d’avoir une vue d’ensemble du dommage et de motiver dans les grandes lignes sa demande en responsabilité. Lorsque l’ampleur du préjudice résulte d’une « situation qui évolue », le délai ne court qu’à l’issue de l’évolution. Tel est le cas des comportements dommageables répétés et s’inscrivant dans la durée (ATF 92 II 1 c. 4 ; ATF 126 III 161 c. 3c) (c. 6.5).

Au regard de ce qui précède, le TF considère que l’arrêt attaqué est arbitraire tant dans ses motifs que dans son résultat. 

Il dépeint d’abord le tableau particulièrement vétuste et bien connu de la prison du Bois-Mermet, en expliquant qu’il est notoire que cette prison peine à assurer un régime de détention provisoire conforme au droit en raison de problèmes structurels. L’État de Vaud reconnaît d’ailleurs que la licéité des conditions d’un détenu à la prison du Bois-Mermet peut évoluer au cours de son incarcération et qu’il peut s’avérer compliqué de déterminer si et quand elles deviennent illicites. Il n’est ainsi pas exclu qu’un détenu ayant souffert de telles conditions au sein d’une prison réputée pour ses conditions de détention particulièrement difficiles ne risque pas à nouveau de connaître un traitement similaire tant qu’il y demeure. Le fait d’être assisté d’un avocat n’y change rien. D’ailleurs, le régime de détention du recourant n’a pas été stable et constant après le 12 janvier 2018 (plusieurs changements de cellule, retrait de son emploi avant même son transfert) (c. 6.8-6.10).  

L’arrêt attaqué est arbitraire dans ses motifs. En retenant que le recourant aurait pu reconnaître qu’il ne souffrirait plus de conditions de détention illicites au sein de la prison du Bois-Mermet dès l’amélioration de son traitement carcéral le 12 janvier 2018 et, partant, qu’il aurait pu avoir connaissance à cette date du préjudice maximal lié à sa détention dans cet établissement, le Tribunal cantonal a versé dans l’arbitraire. Il a en réalité fixé le moment à partir duquel le recourant aurait pu découvrir l’importance de sa créance de manière rétrospective, ce qui est contraire à la jurisprudence constante et établie du TF. Le raisonnement à la base de l’arrêt attaqué, qui aboutit à une application excessivement stricte des règles en matière de délai de prescription, ne se justifie en outre par aucun motif objectif, alors même qu’il restreint de manière importante le droit fondamental d’accès à la justice des détenus garanti par les art. 30 al. 1 Cst. et 6 CEDH (c. 6.8-6.10).

Au demeurant, le raisonnement du TF dans l’arrêt 6B_1015/2020 – qui présente de grandes similitudes avec le cas d’espèce – n’est pas transposable tel quel. Contrairement à cette précédente affaire, le moment où les conditions de détention illicites du recourant ont pris fin en l’espèce ne coïncide pas avec le jour de son transfert au sein d’un autre établissement (c. 6.6-6.7).

L’arrêt attaqué est arbitraire dans son résultat. Si le Tribunal cantonal n’avait pas appliqué l’art. 7 LRECA/VD d’une manière excessivement sévère, il aurait retenu que le délai de prescription d’une année n’avait pas commencé à courir avant le 30 juillet 2018, date du transfert du recourant hors de la prison du Bois-Mermet. Il aurait ainsi constaté que le délai de prescription n’était pas acquis le 29 juillet 2019, lorsque l’Etat de Vaud a renoncé à se prévaloir de la prescription. C’est de manière choquante que l’arrêt attaqué aboutit à la conclusion que l’autorité de première instance pouvait refuser d’entrer en matière sur les prétentions du recourant en les considérant prescrites (c. 6.11).

Le recours est admis. L’affaire est renvoyée à l’autorité de première instance pour qu’elle statue sur la demande d’indemnisation du recourant, étant précisé que ses prétentions ne peuvent pas être considérées comme prescrites à l’aune de la LRECA/VD (c. 7).

Proposition de citation : Mona Rhouma, Prescription des prétentions contre l’Etat résultant de conditions de détention illicites, in : https://www.crimen.ch/122/ du 14 juillet 2022