I. En fait
En avril 2020, les magasins en Suisse sont généralement fermés en raison de la crise du coronavirus. Seule la vente de certains biens, notamment les denrées alimentaires ou les biens de consommation courante, est autorisée. Quiconque, intentionnellement, s’oppose à ces mesures, risque une peine privative de liberté de trois ans au plus ou une peine pécuniaire en vertu de l’art. 10f al. 1 cum art. 6 al. 2 let. a et al. 3 let. a Ordonnance 2 COVID-19 (état le 9 avril 2020).
Contrairement aux restrictions mentionnées, la succursale d’Aldi à Reppischhof (Dietikon ZH) vend supposément le 15 avril 2020 des biens n’étant pas destinés à la consommation courante, à savoir des jouets, du matériel de jardinage et des accessoires de vélo. Le ministère public rend donc une ordonnance pénale le 6 juillet 2020 à l’encontre de la directrice de la succursale l’accusant d’avoir violé l’Ordonnance 2 COVID-19. La directrice de la succursale forme opposition contre cette ordonnance pénale et se retrouve devant le Tribunal d’arrondissement de Dietikon.
II. En droit
En premier lieu, le tribunal examine la validité temporelle de l’Ordonnance 2 COVID-19. Ce faisant, il constate que cette ordonnance n’est plus en vigueur depuis le 22 juin 2020. Le ministère public ne pouvait donc pas prononcer de peine pécuniaire au regard du principe de la lex mitior (art. 2 al. 2 CP). Depuis le 22 juin 2020 en effet, seule une amende selon l’art. 83 al. 1 let. j LEp est envisageable (c. I.B).
Ensuite, le tribunal examine, à la lumière de l’art. 1 CP, s’il existe une base juridique suffisante pour une condamnation (c. I.C) :
- Il rappelle que, selon un arrêt du Tribunal fédéral de 1998, toute peine privative de liberté nécessite une base légale au sens formel (ATF 124 IV 23, c. 1). Toutefois, à l’époque, le CP ne connaissait pas encore la peine pécuniaire. Aujourd’hui, une loi formelle paraît également indispensable pour les peines pécuniaires, une telle loi étant déjà nécessaire pour les prélèvements publics sans caractère punitif (ATF 124 I 247, c. 3). Le Tribunal d’arrondissement de Dietikon souligne ensuite certaines différences importantes entre l’amende et la peine pécuniaire confirmant ainsi son point de vue selon lequel une loi formelle est nécessaire pour les peines pécuniaires comme pour les peines privatives de liberté (c. I.C.1).
- L’Ordonnance 2 COVID-19 ne constituant pas une loi formelle, le tribunal examine ensuite si une exception au sens du « droit d’urgence » est possible. Ce faisant, il précise d’abord que le Conseil fédéral a besoin d’une norme de délégation pour créer une disposition pénale prévoyant une peine pécuniaire ou privative de liberté. Or, une telle autorisation n’existe pas concernant la situation d’une pandémie et ne peut être trouvée ni à l’art. 7 LEp ni à l’art. 185 al. 3 Cst. Les peines ne sont pas des « mesures » et, de plus, par leur nature, elles ne sont pas préventives mais réactives, ce qui les rend inaptes à détourner un danger imminent comme le veulent ces dispositions (c. I.C.2).
- En outre, le Tribunal d’arrondissement de Dietikon se penche sur l’ATF 123 IV 29, où une ordonnance indépendante du Conseil fédéral prévoyant l’emprisonnement avait été validée par le Tribunal fédéral. Le Tribunal d’arrondissement de Dietikon critique cet arrêt qu’il juge dangereux. Il relève également que la situation dans cette affaire était très différente de celle de la présente, où la LEp prévoit déjà des amendes, de sorte que le gouvernement ne peut pas introduire des peines plus sévères par le biais d’une ordonnance (c. I.C.3).
- Au vu que de ce qui précède, l’Ordonnance 2 COVID-19 ne constitue pas une base légale suffisante pour prononcer une peine privative de liberté ou une peine pécuniaire (c. I.C.4).
Par la suite, le tribunal examine si la base juridique pour une condamnation est suffisamment précise à la lumière de l’art. 1 CP. Il pointe le manque de clarté de la notion de « biens de consommation courante ». Le Rapport explicatif concernant l’Ordonnance 2 COVID-19 du 13 mars 2020 (état le 8 avril 2020), qui contient des exemples de biens appartenant ou non à cette catégorie, pourrait servir d’aide à l’interprétation, mais ne saurait combler une disposition pénale trop vague. De plus, ce Rapport explicatif a été émis par l’Office fédéral de la santé publique, qui n’a pas la compétence pour compléter les dispositions pénales créées par le législateur ou le Conseil fédéral. En somme, il n’était pas évident pour la prévenue de savoir quels produits non alimentaires étaient autorisés à la vente et lesquels ne l’étaient pas ; pour cette raison également, elle doit être acquittée (c. I.D et E).
Enfin, le Tribunal d’arrondissement de Dietikon examine si les faits de l’affaire peuvent être suffisamment établis sur la base des preuves disponibles, question à laquelle il répond par la négative (c. I.F).
Partant, le tribunal acquitte la prévenue.
III. Commentaire
Le présent arrêt est définitif, le ministère public ayant retiré son appel.
À notre sens, la conclusion retenue par le Tribunal d’arrondissement de Dietikon doit être approuvée. Toutefois, son raisonnement appelle quelques précisions sur trois points :
- En l’espèce, ainsi que dans des cas similaires, le principe de la lex mitior ne s’appliquerait pas seulement à partir du 22 juin 2020, mais déjà à partir du 11 mai 2020, puisque c’est bien depuis cette date-là que la fermeture des magasins (art. 6 al. 2 let. a Ordonnance 2 COVID-19) couverte par la disposition pénale de l’Ordonnance 2 COVID-19 (art. 10f al. 1) n’est plus en vigueur. Toutefois, on peut contester l’application du principe de la lex mitior : selon le Tribunal fédéral et la doctrine majoritaire, ce principe ne s’applique pas aux règlementations temporaires, au motif que sinon, celles-ci perdraient leurs effets dissuasifs et deviendraient superflues (cf. ATF 105 IV 1, c. 1 ; 102 IV 198, c. 2b ; 89 IV 113, c. I ; CR CP I-Dongois/Lubishtani, art. 2 N 56 ; Thierry Godel, Les symptômes pénaux du COVID-19, Jusletter du 22.6.2020, N 20 s. ; BSK StGB-Popp/Keshelava, art. 2 N 26 ss). Un tel cas est sans doute donné ici (cf. art. 12 al. 2 et 7 Ordonnance 2 COVID-19) ; il n’existe d’ailleurs pas de disposition prévoyant expressément d’effet rétroactif dans l’Ordonnance 3 COVID-19.
- Concernant le fait que le Conseil fédéral n’avait pas le droit de créer l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19, nous parvenons à la même conclusion, mais pour des motifs différents :
En effet, les dispositions pénales prévoyant une peine privative de liberté doivent être contenues dans une loi au sens formel (art. 31 al. 1 et art. 36 al. 2 2e phrase Cst. ; ATF 124 IV 23, c. 1 ; 118 Ia 305, c. 7a ; 112 Ia 107, c. 3b ; 99 Ia 262, c. III.5). Il en va de même à notre sens pour les peines pécuniaires ; les remarques du Tribunal d’arrondissement de Dietikon à ce sujet (c. I.C.1) apparaissent pertinentes (cf. également BSK StGB-Popp/Berkemeier, art. 1 N 28 avec références). Or, selon le Tribunal fédéral et la doctrine majoritaire, une base légale formelle n’est exceptionnellement pas nécessaire lorsque l’art. 185 al. 3 Cst. est applicable (cf. aussi art. 36 al. 1 3e phrase Cst.). Cette disposition peut permettre la création de dispositions pénales qui prévoient une peine privative de liberté ou une peine pécuniaire par le biais d’ordonnances indépendantes (cf. notamment ATF 123 IV 29, c. 4c ; Annika Burrichter/Moritz Vischer, Der Vergehenstatbestand nach Art. 10f Abs. 1 der COVID-19-Verordnung 2, forumpoenale 2020, 300 ss, 303 ; Gian Ege/David Eschle, Das Strafrecht in der Krise, sui-generis 2020, 280 ss, N 7 ss ; Thomas Gächter, Selbständiges Verordnungsrecht des Bundesrates und Gesetzesvorbehalt für Freiheitsstrafen, in : Jürg-Beat Ackermann [éd], Strafrecht als Herausforderung, Zurich 1999, 231 ss, 240 s. ; PK StGB-Trechsel/Jean-Richard-dit-Bressel, art. 1 N 13 ; cf. aussi Gilbert Kolly, Selbständige Verordnungen als Grundlage für Freiheitsstrafen, RSJ 1993, 352 ss, 354 ; PC CP, art. 1 N 11 ; contra : Marcel Alexander Niggli, Bundesrat darf keine Strafen erlassen, NZZ du 16.4.2020, 7 ; et, se référant à lui, le Tribunal d’arrondissement de Dietikon dans le présent arrêt [c. I.C.2 et 3]). Cela étant, il est généralement admis que cette possibilité n’existe que si des conditions strictes sont réunies (limite dans le temps, nécessité absolue, urgence, justification par des intérêts publics prépondérants et proportionnalité) et qu’elle n’est utilisée qu’avec retenue. Si ces conditions strictes ne sont pas remplies, notamment si la création d’une disposition pénale prévoyant une peine privative de liberté fondée sur l’art. 185 al. 3 Cst. n’est pas absolument nécessaire, cette disposition pénale est contraire à la Constitution et ne peut dès lors être appliquée par les tribunaux (cf. pars pro toto ATF 125 II 326, c. 3 ; BSK BV-Epiney, art. 190 N 31 in fine).
Cela dit, depuis le 17 mars 2020, l’Ordonnance 2 COVID-19 ne se réfère plus à l’art. 185 al. 3 Cst. dans son préambule, mais à l’art. 7 LEp. Cette base légale a également été citée par le Conseil fédéral dans ses avis sur deux interpellations (20.3402 et 20.3180). Ainsi, l’Ordonnance 2 COVID-19 pourrait constituer une ordonnance dépendante fondée sur l’art. 7 LEp, qui pourrait être couverte par l’art. 190 Cst. (cf. pars pro toto ATF 131 II 562, c. 3.2 ; BSK BV-Epiney, art. 190 N 31). Contre ce premier point, on pourrait faire valoir que le préambule n’a pas de portée normative (ATF 144 II 454, c. 4.3.1 ; Ege/Eschle, N 9), ce qui est également valable concernant les avis du Conseil fédéral. La question de savoir si l’Ordonnance 2 COVID-19 est une ordonnance dépendante ou indépendante, c’est-à-dire si elle se fonde sur l’art. 7 LEp ou sur l’art. 185 al. 3 Cst., peut toutefois être laissée ouverte ici. Il ressort des travaux préparatoires de l’art. 7 LEp que cette disposition n’a qu’un sens déclaratoire et ne fait que répéter ce qui résulte déjà de l’art. 185 al. 3 Cst. ; l’art. 7 LEp ne va donc pas plus loin que cette dernière disposition (cf. Message LEp, 315, 318, 346). Ainsi, même dans l’hypothèse où l’Ordonnance 2 COVID-19 se fonde sur l’art. 7 LEp, la légitimité et la validité de l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19 dépend du fait de savoir s’il remplit les conditions qui s’appliquent dans le contexte de l’art. 185 al. 3 Cst. (cf. ci-dessus). Ce n’est que si les conditions strictes applicables dans le cadre de l’art. 185 al. 3 Cst. sont remplies que l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19 pourrait se fonder sur l’art. 7 LEp et ainsi être couvert par l’art. 190 Cst.
Se pose donc la question de savoir si les conditions susmentionnées pour la création d’une disposition pénale prévoyant une peine privative de liberté, fondée sur l’art. 185 al. 3 Cst., sont réunies au regard de l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19. Nous ne sommes pas convaincus par l’argument du Tribunal d’arrondissement de Dietikon selon lequel les dispositions pénales de la LEp excluraient des sanctions plus sévères au niveau des ordonnances (c. I.C.3.3 ; cf. à cet égard les remarques pertinentes d’Ege/Eschle, N 13). En outre, nous ne partageons pas l’avis du tribunal – qui se réfère à Niggli, précité – selon lequel il n’est pas possible de prévenir un danger avec des dispositions pénales telles que l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19 (c. I.C.2). Cet argument accorde trop peu d’importance à l’effet préventif des dispositions pénales. Toutefois, la création de l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19 avec sa sanction sévère semble disproportionnée (dans le même sens Ege/Eschle, N 17 ss). À notre sens, il aurait suffi que le Conseil fédéral prévoie une amende combinée à la confiscation du produit des ventes obtenu en transgressant l’art. 6 al. 2 let. a cum al. 3 let. a Ordonnance 2 COVID-19. Partant, l’art. 10f al. 1 Ordonnance 2 COVID-19 doit être qualifié de contraire à la Constitution et ne peut être appliqué. - Enfin, nous aimerions nous prononcer sur le manque de clarté de la notion de « biens de consommation courante » et l’incompatibilité avec l’art. 1 CP d’une condamnation sur cette base (c. I.D et E). Là encore, une distinction s’impose : il est vrai que le terme est indéterminé et qu’une définition dans l’ordonnance elle-même aurait été souhaitable. En revanche, concernant la vente de jouets, la violation de l’Ordonnance 2 COVID-19 était prévisible, car selon le Rapport explicatif, les jouets ne faisaient explicitement pas partie des « biens de consommation courante » (18 s.). La consultation de ce rapport était possible et pouvait être attendue des exploitants de magasins. Cependant, le manque de légitimité démocratique de l’OFSP pour concrétiser les dispositions pénales semble en effet problématique.
Pour conclure, nous attendons avec impatience d’autres arrêts sur l’art. 10f al. 1 cum art. 6 Ordonnance 2 COVID-19. Le Tribunal d’arrondissement de Zurich, par exemple, est arrivé à une conclusion différente et a condamné une politicienne à une peine pécuniaire avec sursis sur la base des dispositions mentionnées parce qu’elle avait coorganisé et participé à une action politique malgré l’interdiction des manifestations en vigueur à l’époque (GG200264 du 25.3.2021). À cet égard, une procédure d’appel est toujours en cours.