I. En fait
En 2018, le requérant est arrêté au Royaume-Uni à la demande des États-Unis, où il est soupçonné d’avoir codirigé une organisation de trafiquants de stupéfiants basée au Mexique et d’avoir, dans ce cadre, dirigé et géré des activités de distribution des stupéfiants aux États-Unis. Les autorités états-uniennes ont retenu plusieurs chefs d’accusation à son encontre, tous passibles d’une peine maximale de prison à vie.
À l’audience d’extradition devant la juge de première instance, le requérant s’oppose à son extradition. D’après lui, celle-ci emporterait une violation de l’art. 3 CEDH, car il existe un risque réel qu’il soit condamné à une peine privative de liberté à vie sans possibilité de libération conditionnelle.
La juge de première instance retient que le requérant n’a pas établi un risque réel de violation de l’art. 3 CEDH. Le requérant forme un recours contre cette décision auprès de la juridiction d’appel, qui le rejette en indiquant que l’on ne peut dégager une jurisprudence « claire et cohérente » de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’application de l’art. 3 CEDH aux peines de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle en matière d’extradition.
Débouté par la juridiction d’appel, le requérant saisit la CourEDH.
II. En droit
La CourEDH commence par rappeler sa jurisprudence relative aux peines perpétuelles prononcées dans des États parties à la Convention et leur compatibilité à l’art. 3 CEDH (§§ 78 ss). Ainsi, elle a initialement considéré qu’une peine perpétuelle de facto et de jure compressible était conforme à l’art. 3 CEDH, même si la libération anticipée dépendait du pouvoir discrétionnaire du chef de l’État (CourEDH Kafkaris c. Chypre du 12.2.2008, § 97). Cette jurisprudence a toutefois fait l’objet d’un développement important dans l’affaire Vinter et autres. Depuis, l’élément déterminant n’est pas tant celui de la « compressibilité », mais bien plutôt celui de l’existence d’un mécanisme de réexamen axé sur l’amendement du détenu (CourEDH Vinter et autres c Royaume-Uni du 9.7.2013, §§ 109 ss). En d’autres termes, une peine perpétuelle viole l’art. 3 CEDH si le droit national ne prévoit aucun mécanisme ni aucune possibilité de réexamen de la peine (ibid., §§ 122 ss). De plus, certaines garanties procédurales s’imposent pour assurer l’effectivité du mécanisme de réexamen (ibid., § 120 ; CourEDH Murray c. Pays-Bas du 26.4.2016, § 100).
La CourEDH s’intéresse ensuite à l’application des principes généraux des peines perpétuelles en matière d’extradition (§§ 83 ss). Elle rappelle, de manière générale, qu’un État contractant qui extrade une personne dans un État où elle risque de subir des peines et traitements inhumains et dégradants, engage sa responsabilité sous l’angle de l’art. 3 CEDH (CourEDH Soering c. Royaume-Uni du 7.7.1989, § 88). Lorsque le risque concerné est le prononcé d’une peine de réclusion sans possibilité de libération conditionnelle dans l’État requérant, la CourEDH a, dans un premier temps, considéré que l’on ne pouvait retenir une violation de l’art. 3 CEDH que si la personne démontrait qu’elle courait un risque réel de se voir infliger une peine nettement disproportionnée ou que l’État requérant la maintiendrait en détention sans aucun motif légitime d’ordre pénologique (CourEDH Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17.1.2012, §§ 134 ss). Dans un deuxième temps, elle a adopté une approche différente, appliquant les principes tirés de l’affaire Vinter et autres. C’est ainsi que dans l’affaire Trabelsi, elle a retenu que l’extradition du recourant avait emporté une violation de l’art. 3 CEDH, puisque l’État requérant ne prévoyait aucune procédure qui s’apparentait à un mécanisme de réexamen de la peine, dont la personne aurait eu connaissance avec certitude au moment de son prononcé (CourEDH Trabelsi c. Belgique du 4.9.2014, §§ 121 ss).
La CourEDH souligne néanmoins que l’affaire Vinter et autres ne concernait pas un cas d’extradition. De ce fait, les principes découlant de cette affaire doivent être appliqués « avec prudence » (§ 92). En effet, l’affaire Vinter et autres englobe, non seulement une obligation matérielle qui impose aux États contractants de veiller à ce qu’aucune peine perpétuelle ne devienne avec le temps incompatible avec l’art. 3 CEDH, mais aussi des garanties procédurales visant à prévenir une telle issue. Or ces garanties procédurales se prêtent à un contexte purement interne et leur existence n’est pas déterminante lorsqu’il s’agit d’une affaire d’extradition vers un État tiers. Une autre solution ferait peser une responsabilité trop extensive sur les États contractants (§ 91 ss).
En matière d’extradition, la CourEDH préconise donc une approche en deux étapes. Dans un premier temps, le requérant doit démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il sera, dans l’État requérant, condamné à une peine privative de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Dans un deuxième temps, il s’agira de vérifier s’il existe dans l’État requérant, un mécanisme de réexamen de la peine axé sur l’amendement du détenu (§ 97). La CourEDH reconnaît alors s’éloigner de l’approche adoptée dans l’affaire Trabelsi, puisqu’elle n’y a pas effectué la première étape de l’analyse (§ 98).
Suivant ce raisonnement, la CourEDH retient que le requérant n’a pas suffisamment démontré que son extradition l’expose à un risque réel d’être condamné à une peine privative de liberté à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle et renonce ainsi à l’analyse de la deuxième étape (§§ 100 ss).
III. Commentaire
Depuis l’affaire Soering (CourEDH Soering c. Royaume-Uni du 7.7.1989, § 91), la CourEDH rappelle régulièrement l’obligation imposée aux États de veiller à ce qu’une personne ne subisse pas de traitements dégradants et inhumains à la suite de son extradition vers un État tiers (voir not. CourEDH Trabelsi c. Belgique du 4.9.2014, § 116 ; CourEDH Calovskis c. Lettonie du 24.6.2014, § 131). Cette obligation est en tension avec celle de coopérer en matière pénale, également imposée aux États, dans le but de lutter contre l’impunité des auteurs d’infractions qui chercheraient à se soustraire à la justice en traversant les frontières étatiques (CourEDH Khasanov et Rakhmanov c. Russie du 29.4.2022, § 94). Une lourde charge pèse alors sur le juge de l’extradition, en particulier lorsque l’État requérant demande la personne à des fins de poursuite d’une infraction. En effet, afin de déterminer si la personne risque de se voir infliger un traitement contraire à l’art. 3 CEDH, il doit se fonder sur des conjectures. Tel est le cas lorsque le risque soulevé par la personne visée concerne la peine qui pourrait lui être infligée, puisqu’au moment de se prononcer sur l’extradition, le juge ne connaît pas avec certitude l’étendue de cette peine, celle-ci dépendant en grande partie de la procédure qui sera menée dans l’État requérant.
Sur le fond, et mis à part les garanties procédurales qui accompagnent le réexamen de la peine, la solution dégagée par la CourEDH dans cette affaire ne s’écarte pas fondamentalement de celle découlant des affaires internes : une peine de réclusion à vie sans possibilité de réexamen axé sur l’amendement du prévenu viole l’art. 3 CEDH et il en va de même de l’extradition vers un État dans lequel une telle peine serait prononcée. La différence en matière d’extradition réside dans le fardeau de la preuve qui pèse sur la personne concernée, celle-ci devant démontrer qu’elle est concrètement exposée au prononcé d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle dans l’État requérant. En somme, l’examen modulé des principes développés par la CourEDH en matière d’extradition ajoute une étape supplémentaire dont la charge de la preuve pèse sur la personne concernée et qui consiste, avant d’analyser la conformité de la peine avec les principes relatifs aux peines de réclusion à vie sans possibilité de libération conditionnelle, de déterminer si la personne est concrètement exposée au risque allégué.