I. En fait
Dans le cadre d’une procédure pénale ouverte à l’encontre de C pour exportation illicite de plaques d’alliage d’aluminium coulé, la Russie dépose une demande d’entraide en Suisse tendant notamment à l’audition, en tant que témoin, du directeur de E Sàrl. Le Ministère public de la Confédération (MPC) auditionne A en cette qualité. Après avoir entendu l’intéressé, il ordonne, en avril 2021, la transmission des procès-verbaux d’audition aux autorités russes. A recourt contre cette décision et conclut à son annulation. Après un échange d’écritures en août 2021, la situation politique change : la Russie lance l’offensive militaire à l’encontre de l’Ukraine le 24 février 2022. En mars 2022, A s’adresse à la Cour des plaintes du Tribunal pénal fédéral (TPF) et soutient que, du fait de l’offensive militaire russe en Ukraine, le principe de la confiance ne peut plus s’appliquer dans les relations avec la Russie. L’entraide ne peut donc pas être accordée à cet État. La Cour des plaintes demande une prise de position de la part du MPC et de l’Office fédéral de la justice (OFJ) à cet égard. L’OFJ déclare qu’au regard de la situation actuelle, la Suisse doit suspendre l’entraide à la Russie jusqu’à ce que la situation relative aux droits humains dans cet État soit suffisamment clarifiée. Dans ce cadre, se pose la question de la suite à donner à la demande russe.
II. En droit
S’agissant du droit applicable, d’après le Conseil de l’Europe, la Russie reste partie aux traités qu’elle a ratifiés et qui sont également ouverts aux États non membres du Conseil de l’Europe. Tel est le cas de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale (CEEJ), son deuxième Protocole additionnel et de la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime (CBl) que la Russie n’a pas dénoncés au moment de statuer sur le recours. Ces instruments sont donc applicables en l’espèce (c. 1.1 ss).
Le recourant invoque l’art. 2 let. a EIMP et fait valoir que ses droits fondamentaux ne sont pas suffisamment garantis en Russie. D’après cette disposition, il n’est pas donné suite à une demande d’entraide si la procédure étrangère n’est pas conforme aux droits garantis par la CEDH et le Pacte ONU II.
Tandis que l’OFJ et l’autorité d’exécution doivent vérifier d’office s’il existe des motifs de refus de l’entraide, la Cour des plaintes ne le fait que si ce grief est soulevé par le recourant. En principe, en matière de petite entraide, l’art. 2 EIMP ne peut être invoqué que par la personne prévenue dans la procédure étrangère qui se trouve dans l’État étranger et qui fait valoir un risque concret de violation de ses droits de procédure (c. 3.2.2). Or il ne ressort pas des pièces du dossier que le recourant est prévenu dans la procédure étrangère. Il n’est donc pas habilité à invoquer l’art. 2 let. a EIMP. Toutefois, la décision de clôture a été rendue avant l’offensive militaire russe contre l’Ukraine ainsi que son retrait du Conseil de l’Europe et son exclusion du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. La situation pour l’examen des motifs de refus a sensiblement changé depuis l’ouverture de la procédure de recours. Dans ces circonstances, un examen d’office de l’art. 2 EIMP par la Cour des plaintes se justifie (c. 3.2.3).
La Cour des plaintes poursuit par un rappel de la théorie des trois cercles applicable également en matière de petite entraide (TPF 2012 144 du 24.10.2012, c. 5.1.3) (c. 3.3). Elle relève que, par son attaque en Ukraine, la Russie n’a pas honoré son obligation de garantir la paix et la sûreté internationales et a violé les engagements qu’elle a pris lors de la signature du Mémorandum de Budapest relatif aux garanties de sécurité dans le cadre de l’adhésion de l’Ukraine au Traité sur la non-prolifération d’armes nucléaires. L’attaque russe en Ukraine doit être qualifiée de grave violation du droit international (c. 3.4.3 s).
De plus, le retrait de la Russie du Conseil de l’Europe fait suite à sa déclaration selon laquelle elle souhaite en sortir et dénoncer la CEDH. Par cette déclaration, la Russie s’est prononcée en défaveur des droits fondamentaux. Dès le 16 septembre 2022, les violations présumées des droits humains ne pourront plus être invoquées devant la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour ne pourra donc plus contrôler le respect des droits humains dans cet État (c. 3.5).
Au regard du non-respect du Mémorandum de Budapest et de la Charte de l’ONU, de son retrait du Conseil de l’Europe et de sa dénonciation de la CEDH, l’on ne peut plus partir du principe que la Russie respectera les obligations internationales qui lui incombent. Le principe de la confiance ne peut plus s’appliquer. En conséquence, la Russie doit être classée en l’état actuel parmi les États du troisième cercle, dans lesquels un risque de violation des droits humains ne peut pas être pallié par la fourniture de garanties diplomatiques (c. 3.6).
Le recours est admis et l’entraide est refusée (c. 4).
III. Commentaire
Cet arrêt s’inscrit dans une série de décisions refusant l’entraide à la Russie en raison de la situation de guerre en Ukraine (TPF RR.2021.84 du 13.5.2022 ; TPF RR.2021.239 et RR.2021.246 du 17.5.2022). En assistance administrative en matière fiscale, une solution différente a été retenue. Appelé à statuer sur la suite à donner à une demande d’assistance russe, le Tribunal fédéral ne l’a pas d’emblée rejetée, mais a suspendu la procédure jusqu’à fin septembre, date à laquelle elle sera soumise à un nouvel examen à la lumière des circonstances qui prévaudront à ce moment (TF 2C_219/2022 du 31.5.2022).
Dans le contexte actuel, l’OFJ a aussi refusé l’extradition d’un banquier russe (TPF RR.2022.73 du 14.6.2022, let. B), autorisée sur le principe en septembre 2021 par le Tribunal fédéral (TF 1C_381/2021 du 1.9.2021), après un renvoi de l’affaire au TPF concernant la teneur des garanties internationales (TPF RR.2021.2 du 8.6.2021 commenté sur crimen.ch/18/).
Il est rare qu’un État soit classé dans le troisième cercle, le principe de la confiance prévalant dans les relations internationales et impliquant de partir du principe qu’un État respectera les engagements qu’il a pris. De manière similaire à la Russie, la Turquie avait été déclassée dans le troisième cercle à la suite du coup d’État de juillet 2016 (TPF RR.2016.126 du 6.9.2016, c. 4.3), pour être ensuite reclassée dans le deuxième en 2019, après une réévaluation de la situation relative aux droits humains (TPF RR.2019.120 du 21.8.2019, c. 4.3). L’arrêt ici commenté permet de rappeler la perméabilité de la classification développée par la jurisprudence, sensible aux évolutions politiques et à la méfiance qui peut en résulter.