Caractère insistant et valeur culturelle d’une représentation de la violence (art. 135 CP) et dol éventuel de l’art. 2 aLAQEI

Le caractère insistant des actes de cruauté punis par l’art. 135 al. 1 CP ne peut pas être exclu en raison de la courte durée d’une vidéo qui peut durer vingt secondes. En outre, le simple fait que les vidéos contiennent des légendes incitant au partage afin de condamner les violences représentées ne suffit pas à leur conférer une valeur culturelle digne de protection, faute de fournir ni clarification ni analyse, privant ainsi le spectateur d’une confrontation critique à la violence. Enfin, l’art. 2 al. 1 aLAQEI sanctionne une infraction intentionnelle et le dol éventuel suffit.

I. En fait 

Le 9 août 2016, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une procédure pénale à l’encontre de A pour violation de l’art. 2 ancienne Loi fédérale Al-Qaïda et État islamique (aLAQEI) (aujourd’hui abrogée), l’art. 260ter aCP (Organisation criminelle) et l’art. 135 al. 1 CP (Représentation de la violence). Le 22 novembre 2017, le MPC classe la procédure en ce qui concerne l’appartenance de A à un groupe islamiste radical ayant comme objectif la propagande jihadiste et le recrutement de combattants terroristes étrangers (« foreign fighters »). À la même date, il condamne A par ordonnance pénale pour représentation de la violence (art. 135 al. 1 CP) et propagande en faveur de l’État islamique (art. 2 al. 1 aLAQEI). Dans ce cadre, le MPC reproche à A d’avoir publié sur son compte public Facebook cinq vidéos et deux photos qui relèvent de la représentation de la violence (chef d’accusation n. 1) et une vidéo sur son mur qualifiée de propagande au sens de l’art. 2 aLAQEI (chef d’accusation n. 2). A s’oppose à l’ordonnance pénale et le MPC, après une nouvelle administration des preuves, en rend une nouvelle contre laquelle A forme également opposition. 

À la suite du jugement de la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral (TPF SK.2018.8 du 7.11.2018) d’un premier recours auprès du Tribunal fédéral (TF 6B_56/2019 du 6.8.2019), du nouveau jugement de la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral (TPF SK.2019.49 du 3.9.2020) et d’un arrêt de la Cour d’appel du Tribunal pénal fédéral (TPF CA.2020.16 du 23.8.2021), A est condamné à une peine pécuniaire de 150 jours-amende avec sursis pendant deux ans pour les vidéos et acquitté en ce qui concerne les deux photos. Contre ce dernier arrêt, A forme un recours au Tribunal fédéral en concluant au classement de la procédure, respectivement à son acquittement pour tous les chefs d’accusation.

II. En droit 

Après avoir écarté le grief du recourant qui se plaignait d’une violation du principe ne bis in idem (c. 3), notre Haute Cour analyse les infractions réprimées par l’art. 135 CP et par l’art. 2 aLAQEI.

Dans un premier temps, le Tribunal fédéral examine la condamnation du recourant du chef de l’art. 135 al. 1 CP (c. 4).

L’art. 135 al. 1 CP vise notamment les représentations visuelles et sonores de la violence, y compris lorsqu’elles se trouvent sur Internet ou les réseaux sociaux. Une simple description écrite ne suffit pas (c. 4.1.1 1er par. s.). Les actes de violence – physique (c. 4.1.2 1er par.) – doivent être cruels, c’est-à-dire qu’ils doivent causer des souffrances physiques et/ou morales particulièrement intenses en raison de la durée de la violence, de sa répétition ou de la manière dont elle est exercée (c. 4.1.2 2e par.) et être dirigés contre des êtres humains ou des animaux (c. 4.1.2 3e par.). 

Les actes de cruauté doivent être illustrés avec insistance. Le caractère insistant n’implique toutefois pas que la représentation soit longue ou réitérée : une seule représentation intense peut suffire. Il s’agit d’un élément qualitatif plus que quantitatif. La représentation doit être suffisamment réaliste pour pénétrer dans la conscience de l’observateur, peu importe qu’elle soit réelle ou qu’il s’agisse d’une mise en scène. Le caractère insistant peut résulter de procédés stylistiques, comme la mise en valeur de détails, des agrandissements, premiers plans ou répétitions (c. 4.1.3 1er par.). En tout cas, le caractère insistant est toujours donné lorsqu’il faut un niveau particulier d’insensibilité pour supporter la vision des représentations (c. 4.1.3 2e par.).  

En outre, les représentations doivent être dépourvues de toute valeur culturelle ou scientifique digne de protection (4.1.5 1er par.). Une représentation présente une valeur culturelle lorsqu’elle vise à illustrer les conséquences de la violence – sans glorification ou minimisation – afin de la prévenir et de susciter ou renforcer le sens critique de l’observateur. À cet égard, le terme « culturel » est à comprendre dans un sens large. En particulier, les représentations de nature artistique, historique ou documentaire qui abordent de manière critique le phénomène de la violence sont dignes de protection. En revanche, les représentations qui font l’apologie d’actes de cruauté, les banalisent ou qui sont destinées uniquement au divertissement ne bénéficient pas d’une telle protection. Les représentations de la violence pour la violence en elle-même, la montrant sans en aborder le sens ou les conséquences ne bénéficient pas d’une telle protection (c. 4.1.5 2e par.). 

Parmi les comportements punissables, l’art. 135 al. 1 CP incrimine le fait d’exposer ou rendre accessibles la représentation, ce également via Internet (c. 4.1.6). Enfin, en ce qui concerne l’élément subjectif, la représentation de la violence est une infraction intentionnelle et le dol éventuel suffit. Ainsi, il n’est pas nécessaire que l’auteur comprenne les éléments constitutifs de l’infraction dans leur sens juridique exact. Il suffit qu’il en ait appréhendé correctement la signification sociale et qu’il se soit représenté la situation conformément aux conceptions usuelles d’un profane (c. 4.1.7).

En l’espèce, notre Haute Cour constate que le recourant a partagé cinq vidéos sur son compte Facebook accessible à ses 260 amis, ainsi qu’aux utilisateurs en dehors de ce cercle (c. 4.2 1er par.). Elle procède ensuite à une description minutieuse des cinq vidéos publiées par le prévenu en se concentrant sur les images, la durée des vidéos, la qualité des images et du son : la première (1 min. et 1 s) montre une personne jetée par terre par des agresseurs qui la frappent à plusieurs reprises avec des objets (c. 4.2 2par.) ; la deuxième (2 min. et 17 s.) montre plusieurs personnes immobilisées, à torse nu et aux yeux bandés, avec un homme rapprochant une flamme près des victimes et d’autres agresseurs les frappant (c. 4.2 3e par.) ; la troisième (20 s. et sans audio) montre un garçon légèrement vêtu et immobilisé pendant qu’un homme le piétine et que d’autres agresseurs le secouent (c. 4.2 4e par.) ; la quatrième (43 s.) montre plusieurs exécutions sommaires de civils non armés (c. 4.2 5e par.) ; enfin, la cinquième vidéo (54 s.) montre une personne immobilisée au sol pendant que les agresseurs tentent de lui couper une jambe avec un objet contondant (c. 4.2 6e par.). Chaque vidéo est accompagnée d’une légende incitant au partage afin de condamner les violences (c. 4.2).

En premier lieu, le recourant soutient que les vidéos ne présentent pas le caractère d’insistance requis par l’art. 135 al. 1 CP, car la violence n’est pas explicite (c. 4.3 1er par.). Une telle caractéristique ferait défaut notamment en raison de la durée réduite des vidéos, de la mauvaise qualité et du montage. Selon le Tribunal fédéral, la violence est au contraire bien visible et la vision des images provoque un sentiment de dégoût et d’horreur chez le spectateur (c. 4.3 2e par.). En outre, l’insistance ne présuppose pas que la représentation dure longtemps, de sorte que même des vidéos courtes peuvent tomber sous le coup de l’art. 135 al. 1 CP. Les vidéos comprennent d’ailleurs les enregistrements sonores des tirs de fusil, des cris des victimes et du bruit des coups qui leur sont infligés.

En deuxième lieu, le recourant soutient que les vidéos partagées présentent une valeur culturelle qui a été arbitrairement négligée par l’autorité précédente. En particulier, le recourant n’aurait jamais glorifié ou minimisé la violence des vidéos. Par leur partage, le recourant visait au contraire l’objectif de condamner les injustices représentées et les vidéos seraient donc comparables à des reportages (c. 4.4 1er par.). Le Tribunal fédéral nie d’emblée le caractère documentaire des vidéos en raison de l’absence de contextualisation. Le visionnage des vidéos suggère que l’intention des réalisateurs est l’incitation à la brutalité et les légendes n’apportent aucune clarification ou analyse, sans permettre au spectateur une confrontation critique à la violence et à ses auteurs notamment. L’observateur est laissé à la merci d’images brutales dépourvues d’une quelconque fonction informative. L’absence de toute glorification de la part du recourant n’y change rien (c. 4.4 2e par.). 

En troisième lieu, le recourant soutient que le simple partage des vidéos ne correspond ni à les rendre accessibles ni à les exposer au sens de l’art. 135 al. 1 CP, dès lors que les images auraient été publiées par d’autres personnes et circulaient librement sur Internet (c. 4.5 1er par.). À ce propos, le Tribunal fédéral rappelle que le fait que les vidéos soient déjà publiées, circonstance au demeurant non établie, n’exclut pas qu’elles puissent être rendues accessibles à nouveau. En effet, par leur partage sur son compte public Facebook, le recourant a créé une sorte d’accès supplémentaires aux vidéos pour ses amis et pour des utilisateurs externes et il a contribué potentiellement à leur diffusion (c. 4.5 2e par.). 

En ce qui concerne les éléments subjectifs, le recourant soutient l’existence d’une erreur sur les faits (art. 13 al. 1 CP) et d’une erreur sur l’illicéité (art. 21 CP). En ce qui concerne l’erreur sur les faits, le recourant soutient qu’il était convaincu de la valeur informative des vidéos et voulait participer à leur diffusion afin de manifester sa solidarité à l’égard des victimes et dénoncer la barbarie des actes commis (c. 4.6). Notre Haute Cour constate qu’en tant que telles, les vidéos ne donnent aucune indication sur les victimes, les auteurs et les causes de la violence, tandis que les légendes se limitent à des indications extrêmement approximatives qui ne permettent pas de retenir un caractère documentaire. Ainsi, l’erreur sur les faits ne peut pas être retenue (c. 4.6.2 3e et 4e par.). S’agissant de l’erreur sur l’illicéité, le recourant argue que s’il avait su que le partage de telles vidéos était interdit, il n’aurait pas agi en ce sens (c. 4.7 1er par.). À cet égard, les juges fédéraux rappellent être liés par les faits constatés par l’autorité précédente. In casu, l’autorité précédente a établi que recourant a agi avec conscience du caractère illicite de ses actes. Il s’ensuit que l’existence d’une erreur sur l’illicéité doit être exclue (c. 4.7 et c. 4.7.2 2e par.). 

Dans un deuxième temps, notre Haute Cour analyse la condamnation du recourant du chef de l’art. 2 aLAQEI (c. 5).

Cette incrimination sanctionne toutes les activités en Suisse et à l’étranger des organisations et groupes interdits par l’art. 1 aLAQEI, ainsi que les actes visant à mettre à leur disposition des ressources matérielles ou humaines. La disposition vise à protéger la sécurité publique avant même la commission d’infraction. Ainsi, la disposition opère un déplacement en amont de la punissabilité dans la mesure où elle sanctionne déjà le simple fait de soutenir ou d’encourager les organisations visées par la disposition (c. 5.2.1). 

En ce qui concerne la notion de propagande, le Tribunal fédéral rappelle qu’elle consiste, d’un point de vue objectif, en tout comportement perceptible par autrui, comme donner des conférences, prêter ou distribuer des écrits, afficher des images, porter des insignes ou même effectuer de simples gestes. La propagande n’appréhende pas les comportements qui restent imperceptibles, tels que la possession cachée d’écrits ou leur lecture. D’un point de vue subjectif, la propagande suppose non seulement la conscience que le comportement est perceptible par autrui, mais aussi l’intention d’en faire de la promotion (c. 5.2.2 3e par.). En outre, l’art. 2 aLAQEI permet de sanctionner l’encouragement « de toute autre manière » des activités des groupes et des organisations interdits. L’application de cette clause générale présuppose une certaine proximité entre l’acte et les activités en question (cf. ATF 148 IV 298, c. 7.4 = crimen.ch/127/). Il n’est toutefois pas nécessaire que l’acte vise directement à encourager les crimes violents commis, puisque toute forme d’encouragement est explicitement sanctionnée par l’art. 2 al. 1 aLAQEI (c. 5.2.3 1er par.). En particulier, l’activité de l’État islamique peut être encouragée par la diffusion de propagande (c. 5.2.3 2e par.). Sur le plan subjectif, l’art. 2 aLAQEI porte sur une infraction intentionnelle et le dol éventuel suffit (c. 5.2.4). 

En l’espèce, la vidéo en cause partagée par le recourant sur Facebook (41 s. et de bonne qualité) montre deux personnes soulever un rocher et le faire tomber sur la tête d’un prisonnier, puis la blessure à la tête et le sang qui coule de la bouche, du nez et des oreilles. On entend également le bruit de l’impact, les cris de la victime et des chants. La vidéo est accompagnée d’une légende en langue arabe qui indique qu’il s’agit de la nouvelle méthode d’exécution de l’État islamique et invite les utilisateurs à partager la vidéo avant qu’elle ne soit supprimée pour montrer au monde entier la brutalité de cette organisation, tout en déconseillant sa diffusion aux mineurs (c. 5.3).

Après avoir écarté le grief insuffisamment motivé du recourant qui soutenait qu’il était impossible d’attribuer cette vidéo à l’État islamique (c. 5.5), le Tribunal fédéral examine la violation du droit d’être entendu alléguée. Le recourant soutient en effet que l’autorité précédente n’a pas expliqué en quoi une vidéo d’une « exécution barbare » est constitutive d’une propagande en faveur de ses auteurs (c. 5.6 1er par.). D’après les juges fédéraux, l’expression « exécution barbare » utilisée par le recourant est réductrice. La vidéo représente la scène avec une certaine solennité et une volonté de glorification soulignée par les chants. En outre, elle véhicule l’idée de justice de l’État islamique, à savoir un acte criminel d’une violence et d’une inhumanité atroces (une lapidation) à l’encontre d’un homme dont le crime semble se limiter à sa confession (polythéiste houthi) (c. 5.6 2e par.). Ainsi, la vidéo présente un caractère de propagande. Bien que la légende condamne les agissements, elle n’apporte aucune contextualisation géographique, politique ou historique et ne fournit pas à l’observateur une critique de l’État islamique. Au contraire, l’observateur est laissé à la merci de la propagande (c. 5.6.4 3e par.). En outre, la légende poursuit l’objectif de faire diffuser la vidéo le plus possible (c. 5.6 4e par.). 

Quant à l’aspect subjectif, le recourant conteste que l’infraction à l’art. 2 al. 1 aLAQEI puisse être commise par dol éventuel (c. 5.7). À cet égard, le Tribunal fédéral rappelle que le dol éventuel est en principe concevable pour toute infraction intentionnelle (art. 12 al. 2 CP), à moins que la loi exige de l’auteur qu’il agisse en connaissant la fausseté de ses allégations (cf. p. ex. art. 174 CPart. 303 ss CP) ou sciemment (cf. p. ex. art. 221 al. 2art. 223 al. 1art. 227 al. 1 CP) (c. 5.7.2 1er s. par.). Or l’art. 2 aLAQEI ne limite nullement l’intention au dol direct, de sorte que l’infraction peut être commise par dol éventuel (c. 5.7.2 3e par.). Le recourant ne critique ni l’appréciation des preuves ni l’établissement des faits de l’autorité précédente. Celle-ci, loin de se limiter à la foi musulmane du recourant comme il le prétend, a pris en compte une série d’éléments, dont la découverte d’un livre intitulé « Jihad, Violence, guerre et paix en Islam » chez le recourant, ses activités sur les réseaux sociaux ainsi que la présence sur son téléphone d’une photo d’un individu parti combattre en faveur de l’État islamique (c. 5.7.3). 

En définitive, en reconnaissant le caractère de propagande d’une vidéo attribuée à l’État islamique et en la partageant, le recourant a accepté le risque de voir les activités de cette organisation encouragées de toute autre manière (c. 5.7.5). Les éléments constitutifs et subjectifs de l’art. 2 al. 1 aLAQEI sont donc réunis et la condamnation du recourant doit être confirmée (c. 5.7.8).                         

À la lumière de ce qui précède, le Tribunal fédéral rejette le recours (c. 6).

  

Proposition de citation : Basilio Nunnari, Caractère insistant et valeur culturelle d’une représentation de la violence (art. 135 CP) et dol éventuel de l’art. 2 aLAQEI, in : https://www.crimen.ch/198/ du 13 juillet 2023