I. En fait
Âgée de 15 ans, A voyage depuis la Suisse en décembre 2014 avec son frère, d’un an son ainé, sur le territoire syrien aux mains de l’État islamique (EI) en ayant connaissance des crimes commis par cette organisation terroriste. Sur place, tous deux sont soutenus financièrement par celle-ci et A assume les tâches dévolues aux femmes. Finalement rejoints par leur mère, A et son frère parviennent à prendre la fuite le 17 décembre 2017 pour rentrer en Suisse.
Par jugement du 26 février 2019, le Tribunal des mineurs de Winterthour reconnaît A coupable de violation de l’art. 2 Loi interdisant Al-Qaïda et l’État islamique (LAQEI) et la condamne à une peine privative de liberté de dix mois avec sursis et à un traitement ambulatoire. Par arrêt du 22 octobre 2020, l’Obergericht du canton de Zurich admet partiellement l’appel de A en renonçant à la mesure ambulatoire notamment, mais confirme le jugement entrepris pour le surplus. A forme alors recours au Tribunal fédéral le 29 janvier 2021.
II. En droit
Considérants 2 à 4
Alors que le recours est pendant, A demande à être mise au bénéfice du droit d’être entendu – sur la base du principe dit « de faveur » (Güngstigskeitprinzip) – en relation aux nouvelles incriminations pénales (art. 260ter et 260sexies nCP) adoptées par le législateur visant l’EI. Le Tribunal fédéral refuse néanmoins de donner suite à cette requête, car il n’examine pas si le droit entré en vigueur postérieurement au jugement entrepris est une lex mitior au sens de l’art. 2 al. 2 CP. Il se limite à vérifier que l’instance inférieure a procédé, au moment de rendre sa décision, à une application correcte du droit fédéral alors en vigueur (c. 2).
Dans un premier temps, la recourante se plaint de l’établissement des faits par l’autorité inférieure en se référant à un rapport médical. Le médecin qui l’a rédigé juge crédibles les déclarations de la recourante selon lesquelles elle serait partie en Syrie avec son frère uniquement pour éviter que quelque chose de grave ne lui arrive, ce qu’elle n’a jamais expliqué avant l’appel en raison de la crainte que son frère considère qu’il s’agit d’une trahison (c. 4.1).
Le Tribunal fédéral rejette cette critique en la qualifiant d’appellatoire, dès lors que l’autorité inférieure a, sans tomber dans l’arbitraire, qualifié d’« allégation de protection » (« Schutzbehauptung ») la motivation de la recourante. Cette dernière omet en outre que le rapport dont elle se prévaut est une expertise privée tendant à démontrer la crédibilité de ses déclarations, alors que l’appréciation des déclarations est une tâche de l’autorité judiciaire en premier lieu. Si une expertise de crédibilité privée peut être rendue nécessaire en fonction des circonstances, la recourante ne démontre pas sa nécessité (c. 4.3).
Sur le plan de l’appréciation juridique, la recourante conteste sa condamnation sur le fondement de l’art. 2 LAQEI, disposition caractérisant un abus du droit d’urgence selon elle. Cette norme ne serait plus applicable depuis l’entrée en vigueur de l’art. 74 al. 4 LRens qui serait une lex mitior devant conduire à un acquittement puisque l’EI n’a pas fait l’objet d’une décision d’interdiction par le Conseil fédéral au sens de l’art. 74 al. 1 LRens (c. 6.1).
Pour déterminer le droit applicable, le Tribunal fédéral procède à une longue présentation de l’évolution des dispositions pénales potentiellement applicables en l’espèce, à savoir les art. 260ter aCP et le nouvel art. 260ter CP (en vigueur le 1.7.2021), l’art. 2 de l’Ordonnance de l’Assemblée fédérale du 23 décembre 2011 interdisant Al-Qaïda (aOAAQ) repris par l’art. 2 LAQEI (en vigueur depuis le 1.1.2015), l’art. 74 al. 4 LRens et enfin le nouvel art. 260sexies CP (en vigueur le 1.7.2021) (c. 6.2).
Il revient ensuite sur la relation entre ces dispositions, en commençant par celle entre l’art. 260ter aCP et le prédécesseur de l’art. 2 LAQEI qui figurait, au moment des faits reprochés à la recourante et jusqu’au 31 décembre 2014, au sein de l’art. 2 aOAAQ. Ce dernier prévoyait une peine privative de liberté de 3 ans au plus « sous réserve de dispositions pénales plus sévères », tandis que la peine-menace était de cinq ans au plus pour l’art. 260ter aCP, de sorte que la jurisprudence a jugé que ce dernier primait. Au moment de l’entrée en vigueur de la LAQEI, la peine-menace de l’art. 2 a été alignée sur celle de l’art. 260ter aCP, si bien que l’application de l’une ou l’autre des dispositions relevait des règles propres au concours. La jurisprudence a considéré que l’art. 2 LAQEI primait en tant que lex specialis et lex posterior. Dans le Message concernant le nouvel art. 260ter CP aujourd’hui en vigueur, le Conseil fédéral a précisé que celui-ci prime, au titre de loi plus sévère, l’art. 74 al. 4 LRens (c. 6.3).
En l’espèce, la recourante s’est envolée le 18 décembre 2014 pour Istanbul, d’où elle s’est rendue en Syrie, sans certitude quant à la date à laquelle elle a gagné ce pays, pour quitter le territoire syrien le 17 décembre 2015 (c. 6.4.1 1er par.). C’est ainsi à juste titre que l’autorité inférieure a appliqué l’art. 2 LAQEI dès lors que l’infraction commise par la recourante entre dans son champ d’application temporel (c. 6.4.1 2e par.).
La LAQEI prolonge une ordonnance de l’Assemblée fédérale qui elle-même prolonge une ordonnance du Conseil fédéral conformément à l’art. 7d al. 2 let. a ch. 2 LOGA. La recourante ne saurait donc avoir été surprise par l’entrée en vigueur de la LAQEI et la punissabilité du comportement qui lui est reproché. De plus, le fait que l’art. 2 aOAAQ, en vigueur au moment de l’entrée supposée de la recourante sur le territoire syrien, prévoyait une peine moins sévère (3 ans) que l’art. 2 LAQEI (5 ans) n’est pas pertinent puisque, en l’espèce, le cadre de la peine maximale est défini par l’art. 25 al. 1 DPMin (1 an). Enfin, la LAQEI est une loi d’urgence au sens des art. 165 Cst. et 77 LParl, de sorte que la déclaration d’urgence y relative a eu pour effet qu’elle est entrée en vigueur avant l’expiration du délai de référendum facultatif et sans aucune procédure de consultation. Cela ne change toutefois rien au fait qu’il s’agit d’une loi au sens formel qui respecte le principe de la légalité. Le Tribunal fédéral laisse ouverte la question de savoir si l’art. 260ter aCP est également applicable à la recourante, comme l’a retenu l’autorité inférieure (c. 6.4.1 3e et 4e par.).
C’est en outre à tort que la recourante soutient que l’art. 74 al. 4 LRens s’applique au titre de la lex mitior au détriment de l’art. 2 LAQEI. Ce dernier a été prolongé à la fin 2018 jusqu’au 31 décembre 2022 (art. 4 al. 3 LAQEI) – alors même que l’art. 74 LRens est en vigueur depuis le 1er septembre 2017 et qu’il a été révisé le 1er juillet 2021 – dans l’attente de la décision d’interdictions des organisations terroristes au sens de l’art. 74 al. 1 LRens. Tant qu’une telle décision n’est pas rendue, l’art. 74 al. 4 LRens n’existe que sur le papier et l’art. 2 LAQEI continue de s’appliquer (c. 6.4.2).
La recourante critique également l’arrêt en ce qu’il n’indique pas la variante de l’incrimination qui lui est reprochée (c. 7.1).
Le Tribunal fédéral revient sur son arrêt TF 6B_948/2016 du 22 février 2017 dans lequel il a expliqué que l’art. 2 LAQEI incrimine toutes les activités d’Al-Qaïda, État islamique et organisations apparentées en Suisse et à l’étranger, ainsi que tout acte visant à leur fournir un soutien matériel ou personnel. Il vise à protéger la sécurité publique en amont de la commission d’infractions. La variante subsidiaire de l’incrimination qu’est l’« encouragement de toute autre manière » se trouve dans une relation de tension avec le principe nulla poena sine lege certa de l’art. 1 CP, si bien que la disposition doit être interprétée en exigeant une certaine proximité entre le comportement en cause et les activités criminelles de l’organisation interdite. Dans cet arrêt, notre Haute Cour nie une violation du principe de précision de la base légale et elle affirme s’en tenir à cette appréciation dans le cas d’espèce (c. 7.2).
En l’occurence, la recourante a réalisé les éléments constitutifs objectifs et subjectifs de l’infraction. En effet, elle n’a pas seulement voyagé jusqu’en Syrie pour y soutenir l’EI, mais elle a effectivement vécu pendant plusieurs mois au sein de la communauté. À cet égard, elle bénéficiait du soutien financier de cette organisation terroriste et d’un logement. Au fait des atrocités perpétrées par l’EI, elle a malgré tout souhaité prendre part aux activités de celle-ci. En ce sens, elle a assumé le rôle assigné aux femmes à la maison sur place : elle s’est couverte d’un voile intégral, était responsable du ménage et du bien-être de son frère avec lequel elle vivait, a enseigné l’anglais aux enfants, passait du temps avec d’autres femmes et a donc pris part à la vie sous l’EI en tant que membre de la communauté. Comme l’a justement retenu l’instance inférieure, il s’agit d’un soutien à l’État islamique au sens de l’art. 2 al. 1 LAQEI. En participant à la vie sur place et en accomplissant les tâches dévolues aux femmes selon les règles de l’EI, la proximité exigée par la jurisprudence entre le comportement de la recourante et les activités criminelles de l’organisation est établie. Contrairement à ce qu’affirme la recourante, il ne s’agit pas de réprimer le seul fait de pénétrer sur le territoire aux mains de l’EI. Il n’est toutefois pas nécessaire que l’activité incriminée au sens de l’art. 2 LAQEI vise directement à encourager les crimes violents commis par l’EI, dès lors que tout encouragement est explicitement appréhendé par cette disposition (c. 7.4 1er par.).
Il est finalement sans importance pour le verdict de culpabilité de savoir si l’infraction commise relève d’une « participation/association à l’État islamique », d’un « soutien personnel » ou de la variante subsidiaire, à savoir de l’« encouragement de toute autre manière ». Pour cette raison, le fait que l’autorité inférieure ne se soit pas prononcée à cet égard n’est pas constitutif d’une violation du droit d’être entendu (c. 7.4 2e par.).
Il s’ensuit que la condamnation de la recourante est conforme au droit fédéral (c. 7.8) et pour finir d’autres griefs sont écartés par notre Haute Cour (c. 8 ss). En conclusion, le recours est rejeté dans la mesure de sa recevabilité (c. 11).
III. Commentaire
Le Tribunal fédéral confirme une nouvelle fois la conformité au principe de la légalité de l’art. 2 LAQEI et affirme expressément cette fois-ci celle de la LAQEI en tant que telle. Si ce n’est évoquer des aspects formels quant à la prolongation de la loi, il ne trouve rien à redire à cet acte normatif existant depuis 2001 et prolongé à réitérées reprises sous forme d’ordonnances, puis de lois fédérales urgentes (cf. crimen.ch/63/). Le maintien d’une législation exceptionnelle sur une aussi longue période interpelle nécessairement et on ne peut que regretter que les juges fédéraux ne se prononcent pas sur l’existence d’un abus du droit d’urgence en la matière.
Cela étant dit, cet arrêt appelle deux remarques.
Premièrement, même si le Tribunal fédéral indique que l’absence de toute précision dans le « verdict de culpabilité » (« Schuldspruch ») quant à la variante de l’incrimination commise ne porte pas à conséquence, il apparaît toutefois que l’Obergericht a qualifié de « soutien » à l’EI le comportement de la recourante, ce que le Tribunal fédéral confirme à son tour. Dès lors, l’imprécision en question semble concerner le dispositif plus que les considérants en droit du jugement qui détaillent, quant à eux, la variante retenue en l’espèce. Sur le fond, une intégration telle que celle de la recourante au sein de cette organisation terroriste en fait d’elle une membre à part entière qui déploie une activité en sa faveur, de sorte que son comportement devrait, à notre sens, plutôt être qualifié d’« association » (art. 2 LAQEI) ou de « participation » (art. 260ter CP) à l’EI.
Secondement, nous relevions dans un précédent commentaire que l’anomalie législative qu’est la LAQEI devrait prendre fin à la fin de cette année. À cet égard, le Conseil fédéral a publié le 26 juillet son projet de décision au sens de l’art. 74 al. 1 LRens. La liste des organisations visées par ce projet est relativement similaire à celle de l’art. 1 LAQEI : sont visés Al-Qaïda, l’État islamique, leurs groupes de couverture, ceux qui en émanent et ceux agissant sur leur ordre. Elle a été étendue aux organisations agissant au nom des deux premières, ainsi qu’à toutes celles qui « propagent, soutiennent ou promeuvent d’une autre manière des activités terroristes ou l’extrémisme violent en référence à ‹Al-Qaïda› ou l’‹État islamique› ».
Puisque l’art. 74 al. 4 LRens perpétue la relation de tension avec le principe de la légalité en conservant la variante subsidiaire d’« encouragement de toute autre manière », cette liste est de manière regrettable dépourvue de la clarté qu’on pouvait espérer puisqu’elle reprend dans son contenu la même clause problématique. Le but de cette liste est d’interdire des organisations de façon individuelle et concrète, si bien qu’elle devrait être nominative en désignant expressément les organisations visées, comme le fait le Royaume-Uni, et ce sans recourir à des notions abstraites. Par ailleurs, les critères auxquels il est fait référence dans la liste pourraient permettre au Conseil fédéral d’interdire des organisations qui ne font l’objet ni d’une interdiction ni de sanctions des Nations Unies, alors qu’il s’agit d’une exigence posée par l’art. 74 al. 2 LRens. L’usage de telles notions dans la liste laisse inévitablement ouverte de nombreuses questions : quelles sont les organisations y satisfaisant ?, appartiennent-elles toutes à la liste et, à défaut, quelles sont celles tombant sous son coup ?, pourquoi ne sont-elles pas mentionnées comme tel est le cas sur les listes d’ordres juridiques étrangers (cf. crimen.ch/114/) ?
L’exemple du mouvement des Taliban permet d’illustrer les difficultés quant à saisir quelles sont les organisations visées par la liste : à la lumière de la présence du chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, sur le territoire afghan et révélée au monde par son meurtre à l’occasion d’un raid étatsunien, s’agit-il d’une organisation « promouvant d’une autre manière des activités terroristes ou l’extrémisme violent en référence à Al-Qaïda », alors même que ce mouvement ne figure pas nommément sur la liste ? De telles questions n’ont pas lieu d’être pour la liste de l’art. 74 LRens qui poursuit un but de clarté.
Relevons par ailleurs que si les organisations visées par la liste bénéficient du droit d’être entendu, ce dernier est réduit à néant pour celles n’étant pas expressément visées et qui, du jour au lendemain, pourraient être informées qu’elles figurent sur la liste, sans y figurer nommément. Dans pareil cas, le mécanisme de protection juridictionnelle se trouverait alors vidé de sa substance.
Pour terminer, l’art. 260ter CP permet d’ores et déjà d’appréhender des organisations selon des critères abstraits et donc également celles répondant aux conditions des lettres c à e du projet. La plus-value de l’art. 74 LRens apparaît donc nulle et le droit d’être entendu conféré ne valoir que sur le papier. En définitive, cet instrument ne semble revêtir qu’une portée symbolique visant à perpétuer l’interdiction des organisations Al-Qaïda et État islamique alors que l’abrogation de la LAQEI, même sans décision d’interdiction, ne signifierait en rien leur « légalisation » crainte par le Conseil fédéral (FF 2014 8755, 8758) de manière infondée : il s’agit bel et bien d‘organisations terroristes au sens de l’art. 260ter CP.