Comblement d’une lacune proprement dite aux art. 269 al. 2 CPP et 66a CP par rapport à l’art. 2 LAQEI

Bien que le catalogue respectif des art. 269 al. 2 CPP concernant les mesures de surveillance secrète et de l’art. 66a CP au sujet de l’expulsion obligatoire contienne l’art. 260ter (a)CP incriminant l’organisation criminelle (et terroriste), tel n’est pas le cas de l’art. 2 LAQEI (Loi fédérale interdisant Al-Qaïda et l’État islamique). L’interprétation des art. 269 al. 2 CPP et 66a CP conduit toutefois à retenir que l’absence de l’art. 2 LAQEI est une lacune proprement dite qui doit en conséquence être comblée modo legislatoris par l’autorité judiciaire (art. 1 al. 2 CC).

I. En fait

Ressortissant irakien admis provisoirement en Suisse, A est dénoncé en 2016 par un particulier aux autorités comme étant un extrémiste islamiste très dangereux qui aurait entrepris des efforts pour convaincre des tiers d’aller combattre au sein de l’État islamique. Au cours de perquisitions là où A a résidé, les autorités découvrent fortuitement des supports de données contenant du matériel djihadiste. Elles récoltent en outre d’autres preuves le mettant en cause grâce à une mesure de surveillance acoustique secrète dans le véhicule qu’il utilise.

Sur la base des éléments de preuve recueillis, A est considéré comme un membre occupant une position d’autorité au sein de l’organisation État islamique. Arrêté en 2017, il est prévenu des chefs d’organisation criminelle (art. 260ter aCP)1 et violation de l’art. 2 Loi fédérale interdisant Al-Qaïda et l’État islamique (LAQEI ; RS 122).

En première instance, A est condamné par la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral pour, notamment, participation à une organisation criminelle (art. 260ter aCP) à une peine privative de liberté de 70 mois et à l’expulsion du territoire suisse pour une durée de 15 ans (TPF SK.2020.11 du 8.10.2020). 

A et le MPC font appel de ce jugement devant la Cour d’appel du Tribunal pénal fédéral.

II. En droit

A. Droit applicable

Dans la mesure où le MPC critique la condamnation de l’intéressé pour le chef de l’art. 260ter aCP en requérant qu’il soit reconnu coupable en lieu et place de violation de l’art. 2 LAQEI, la Cour d’appel examine en premier lieu le droit applicable (c. II/1.2). 

La question est pertinente du fait que l’accusation repose en grande partie sur des propos de l’intéressé obtenus grâce à la mesure de surveillance secrète (art. 280 CPP), alors que seul l’art. 260ter (a)CP figure (explicitement) dans le catalogue des infractions de l’art. 269 al. 2 CPP auquel l’art. 281 al. 4 CPP renvoie. C’est pourquoi l’instance inférieure a jugé illicite les preuves obtenues sous l’angle de l’art. 2 LAQEI et fait le choix d’examiner les faits à l’aune de l’art. 260ter aCP seulement (c. II/1.2.2 s.).

aa. Lacune proprement dite à l’art. 269 al. 2 CPP par rapport à l’art. 2 LAQEI

La Cour d’appel constate avec surprise que l’art. 2 LAQEI est absent du catalogue de l’art. 269 al. 2 CPP. Elle cherche alors à déterminer s’il s’agit d’une lacune proprement dite (c. II/1.2.4).

Après avoir rappelé les principes relatifs au comblement judiciaire d’une lacune (c. II/1.2.5), la Cour d’appel examine l’historique de l’art. 2 LAQEI (c. II/1.2.6 ss), pour présenter ensuite sa relation avec l’art. 260ter aCP, en relevant que leur libellé présente une grande similitude (c. II/1.2.7.1) : la peine-menace est la même, tout comme la variante de la « participation » qui est identique en pratique (praktisch identisch) (c. II/1.2.7.2). En revanche, la variante du « soutien » est énoncée différemment, car le législateur a privilégié une formulation générale à l’art. 260ter (a)CP, tandis que l’art. 2 LAQEI énumère divers actes de soutien sans exiger que le soutien des organisations visées à l’art. 1 LAQEI concerne leurs activités criminelles. Selon la Cour d’appel, l’art. 2 LAQEI va donc plus loin et incrimine des comportements n’étant pas couverts par l’art. 260ter (a)CP, à l’instar de la vie ou la domiciliation volontaires (freiwilige Leben) sur le territoire de l’État islamique (c. II/1.2.7.3).

Ainsi, la participation à une organisation terroriste selon l’art. 2 al. 1 LAQEI est une lex specialis contenue dans la lex generali qu’est l’art. 260ter ch. 1 al. 1 aCP, car « in majore minus est », respectivement « in eo quod plus sit, semper inest et minus » (« le moins est toujours contenu dans le plus »). Par rapport au soutien, l’illicéité du comportement appréhendé par l’art. 260ter ch. 1 al. 2 aCP est également couverte par l’art. 2 al. 1 LAQEI (c. II/1.2.7.4).

La Cour d’appel juge donc qu’il ne serait pas logiquement compréhensible, voire presque absurde que le législateur ait délibérément renoncé à la possibilité d’ordonner des mesures de surveillance secrète pour l’art. 2 LAQEI et sans lesquelles, du reste, les investigations ne serait en pratique par réalisables. Au regard du processus législatif confus et chaotique de la norme, marqué par divers actes normatifs urgents, il y a lieu de retenir que l’absence de l’art. 2 LAQEI au sein du catalogue de l’art. 269 al. 2 CPP est un oubli du législateur, cette infraction devant y être incluse. Par ailleurs, la conformité du droit suisse au droit international ne serait guère garantie si aucune mesure de surveillance secrète ne pouvait être ordonnée en relation à l’art. 2 LAQEI. Partant, il n’y a pas de silence qualifié à l’art. 269 al. 2 CPP comme dans d’autres catalogues, mais une lacune proprement dite devant être comblée par analogie en vertu de l’art. 1 al. 2 CC (c. II/1.2.8.1).

bb. Conclusion

Au vu de ce qui précède, l’art. 2 LAQEI est applicable au cas d’espèce et le comportement de A doit être analysé sous l’angle de cette incrimination (c. II/1.2.8.2).

B. Culpabilité et peine

Dans un deuxième temps, la Cour d’appel examine 14 complexes de faits reprochés à A et confirme en majeure partie l’appréciation de l’instance précédente (c. II/1.7 à 1.20). Elle considère que A était fonctionnellement intégré à l’État islamique et y occupait une position de cadre moyen dans sa hiérarchie (c. II/1.21). Il est donc reconnu coupable de violation par dol direct (c. II/1.23) de l’art. 2 LAQEI cum art. 1 let. b LAQEI sous la forme d’une participation à l’État islamique (c. II/1.26) et condamné à une peine privative de liberté de 65 mois en raison d’un concours avec d’autres infractions et de son comportement en détention qui a conduit le MPC à ouvrir une nouvelle procédure à son encontre pour des faits similaires à ceux objet du présent arrêt (c. II/2.1 ss et 2.6).

C. Expulsion

La Cour d’appel examine ensuite la question de savoir si une expulsion obligatoire au sens de l’art. 66a CP devrait être prononcée (c. II/3 ss). 

Du point de vue du droit dans le temps, l’art. 66a CP est applicable en l’espèce, même si le comportement reproché à A a débuté avant son entrée en vigueur, puisqu’il a persisté dans ses agissements coupables par la suite et que l’art. 2 LAQEI est une infraction continue (c. II/3.1).

La Cour d’appel constate que l’art. 260ter (a)CP figure dans le catalogue de l’art. 66a CP, mais pas l’art. 2 LAQEI, ce qui lui semble manifestement illogique, insensé et absurde. Renvoyant à son raisonnement relatif à l’art. 269 al. 2 CPP, elle retient qu’il s’agit également d’une lacune proprement dite qui doit être comblée modo legislatoris (art. 1 al. 2 CC). C’est pourquoi une expulsion fondée sur l’art. 66a CP est également applicable pour l’art. 2 LAQEI (c. II/3.2.1 s.).

Rejetant les griefs de A, la Cour d’appel considère que son expulsion du territoire est licite, raisonnablement exigible et possible et la confirme pour une durée de 15 ans (c. II/3.6.6).

III. Commentaire

Publié le 16 décembre 2021, cet arrêt n’est pas encore définitif et reste susceptible d’un recours au Tribunal fédéral. Les questions qu’il soulève nous apparaissent nombreuses, notamment par rapport à la compatibilité à la liberté religieuse de la condamnation de l’intéressé pour avoir dit à sa compagne au Liban « fais de tes enfants des récitants par cœur du livre d’Allah ou des moudjahidin » (c. II/1.11.4.3 et 1.11.4.5) qui n’a pas été traitée ici. Le présent commentaire sera cependant limité à la question de la compatibilité au principe de la légalité du comblement d’une lacune aux art. 269 al. 2 CPP et 66a CP.

L’existence d’une lacune aux dispositions précitées suscite l’étonnement au regard du principe de la légalité (art. 1 CP) puisqu’elles consacrent des mesures emportant une ingérence parmi les plus importantes du dispositif pénal aux droits fondamentaux de la personne qui en fait l’objet. C’est précisément la raison pour laquelle le libellé de ces normes est dépourvu de l’adverbe « notamment » et qu’elles contiennent un long catalogue d’infractions qui est nécessairement exhaustif et limitatif (SK StPO-Hansjakob/Pajarola, Art. 269 N 95 ; CR CPP-Métille, art. 269 N 35 ; HK StGB-Schlegel, Art. 66a N 2 ; BSK StGB-Zurbrügg/Hruschka, Art. 66a N 10).

La Cour d’appel met à juste titre le doigt sur une situation qu’elle qualifie elle-même d’« absurde ». En effet, les art. 269 al. 2 CPP et 66a CP sont applicables pour toutes les organisations terroristes appréhendées par l’art. 260ter (a)CP et cette infraction est en principe également applicable à Al-Qaïda, l’État islamique et les organisations apparentées (art. 1 LAQEI) selon le Tribunal fédéral (ATF 145 IV 470, c. 4.1). Toutefois, la jurisprudence considère que l’art. 2 LAQEI déroge à l’art. 260ter (a)CP et s’applique à titre de lex specialis et lex posterior depuis le 1er janvier 2015 (TPF SK.2019.49 du 3.9.2020, c. 18.1 ; SK.2016.9 du 15.7.2019, c. 1.15). D’ailleurs, la Cour d’appel met en avant le fait que les comportements incriminés par les deux dispositions sont identiques (pour la variante de la participation) ou presque (pour la variante du soutien). Toutefois, l’affirmation selon laquelle l’art. 2 LAQEI aurait un champ d’application plus étendu que l’art. 260ter (a)CP est erronée selon nous, car les deux sont identiques en pratique. Seul change le point d’attache des comportements typiques en raison de la nature discriminée des organisations visées par la LAQEI (celles visées par l’art. 1) et indiscriminée de celles appréhendées par l’art. 260ter (a)CP (toute « organisation criminelle ou terroriste »). 

La conséquence de l’absence de l’art. 2 LAQEI dans le catalogue des art. 269 al. 2 CPP et 66a CP est que les autorités de poursuite et judiciaire sont semble-t-il moins bien armées vis-à-vis d’Al-Qaïda, l’État islamique et les organisations apparentées que pour toute autre organisation en n’ayant pas à leur disposition les mesures de surveillance secrète et l’expulsion. Dès lors, ne pas constater de lacune et la combler pourrait entraîner l’inexploitabilité absolue des preuves recueillies par la surveillance secrète (art. 141 al. 1 2e phr. CPP applicable par le renvoi de l’art. 281 al. 4 cum art. 277 al. 2 CPP) – et non l’inexploitabilité relative (art. 141 al. 2 CPP) comme l’a laissé entendre l’instance inférieure (TPF SK.2020.11 du 8.10.2020, c. 2.2) – et rendre impossible l’expulsion selon l’art. 66a CP. De toute évidence, une telle solution aurait pour résultat que de telles organisations terroristes se trouveraient être privilégiées en ce qu’elles seraient mises à l’abri de certaines mesures. Cela ne serait guère satisfaisant au regard de la nécessité de lutter efficacement contre le terrorisme.

Aussi dommageable pareil résultat soit-il, l’autorité judiciaire ne peut faire fi du principe de la légalité même en l’absence d’une lacune improprement dite ou d’un défaut de la loi. De ce point de vue, le caractère clair du texte des art. 269 al. 2 CPP et 66a CP nous paraît manifeste et fait selon nous obstacle au procédé interprétatif permettant à la Cour d’appel de retenir l’existence d’une lacune. Il est à cet égard surprenant qu’il ne soit pas fait mention dans l’arrêt des principes interprétatifs en droit pénal et, en particulier, de l’interdiction de l’interprétation analogique (Analogieverbot) défavorable (in malam partem) (ATF 128 IV 272 = JdT 2002 I 641, c. 2 ; en procédure pénale, cf. BSK StGB-Popp/Berkemeier, Art. 1 N 52 ; Stefan Heimgartner, Auslegungs- und Rechtsfindungsmethodik im Strafprozessrecht, PJA 1/2016, 3 ss, 5).

Dans ce contexte, la Cour d’appel omet d’évoquer la fin de vie prochaine de la LAQEI au plus tard au 31 décembre 2022 (art. 4 al. 3 LAQEI) et le fait qu’elle a été prolongée uniquement pour « assurer une transition fluide » (FF 2018 6469, 6522 ss) avec l’art. 74 Loi sur le renseignement (LRens ; RS 121) relatif à l’interdiction d’organisations qui a été révisé le 1er juillet 2021. Tout en étant conscient des similitudes entre la LAQEI et l’art. 74 LRens qui sont mentionnés côte à côte dans le Message (FF 2018 6469, 6522 ss), le législateur a rajouté ce dernier aux art. 269 al. 2 CPP et 66a CP, mais pas l’art. 2 LAQEI. L’argument de la Cour d’appel selon lequel la question des mesures de surveillance secrète et plus généralement l’adaptation d’autres lois n’a pas été soulevée (c. II/1.2.6.2) peine donc à convaincre. Pour autant, le fait que le législateur ait envisagé d’adapter d’autres lois pour y inclure l’art. 74 LRens, mais pas l’art. 2 LAQEI, n’est pas suffisant selon nous pour admettre l’existence d’un silence qualifié.

Si ce n’est cet élément, rien dans l’examen de l’art. 2 LAQEI ne permet de retenir que la volonté du législateur était d’instaurer un régime différencié entre les organisations terroristes visées par l’art. 1 LAQEI et toutes les autres tombant sous le coup de l’art. 260ter (a)CP, pas plus qu’il aurait entendu donner moins de moyens pour les premières par rapport aux autres. C’est pourquoi le constat d’une lacune proprement dite devant être comblée paraît s’imposer à ce stade de l’analyse et valoir également pour toutes les autres dispositions faisant mention de l’art. 260ter (a)CP, mais pas de l’art. 2 LAQEI, en dépit d’obiter dictum en ce sens. Il s’agit notamment des art. 28 al. 1 let. b305bis ch. 2 par. 1 let. a et 317bis al. 1 CP, ainsi que des art. 172 al. 2 let. b ch. 3 et 286 al. 2 CPP.

Cela étant, le comblement d’une telle lacune procède de l’analogie de l’aveu même de la Cour d’appel (c. II/1.2.5.3). Or celui-ci s’inscrit indubitablement en défaveur de l’intéressé dans le cas d’espèce et la proximité entre art. 2 LAQEI et art. 260ter (a)CP ne saurait rien y changer. C’est pourquoi la solution dégagée par la Cour d’appel par le comblement de lacune soulève le doute au regard de sa compatibilité avec le principe nullum crimen, nulla poena sine lege stricta découlant de l’art. 1 CP

Le « bricolage judiciaire » auquel la Cour d’appel a été contrainte est le résultat des errances du législateur et d’une action législative discutable par rapport aux exigences de l’État de droit. En effet, la LAQEI est un acte normatif en vigueur depuis plus de vingt ans et n’a jamais quitté la sphère de l’extraordinaire (Giovanni Biaggini, « Ausserordentliche Umstände » – oder : Gefangen in der « Notrechts-Falle » ?, ZBl 3/2012, 109 ss) : elle existe depuis 2001 sous la forme d’une ordonnance du Conseil fédéral prorogée à trois reprises jusqu’au 31 décembre 2011, puis d’une ordonnance de l’Assemblée fédérale dès 2012 jusqu’au 31 décembre 2014 et, depuis 2015, d’une loi fédérale urgente prorogée à une reprise (c. II/1.2.6). Pourtant, une telle manière de légiférer en dehors du processus législatif ordinaire n’est pas acceptable en matière pénale. Elle l’est d’autant moins dans un domaine où les exigences de l’État de droit devraient être scrupuleusement observées au regard des enjeux de sécurité nationale.

Notons pour terminer que la discussion relative au comblement d’une lacune à l’art. 66a CP doit être relativisée dans le cas d’espèce et dans des constellations similaires étant donné que l’expulsion administrative reste possible. A fait précisément l’objet d’une expulsion de fedpol sur la base de l’art. 68 LEI (c. II/1.6.6) actuellement pendante devant le Département fédéral de justice et police (cf. art. 47 al. 1 let. d PA), dont la décision est susceptible de recours en dernière instance devant le Conseil fédéral (art. 72 let. a PA).

  1. Les mentions de l’art. 260ter aCP concernent sa version antérieure au 1er juillet 2021, date à laquelle l’organisation terroriste a été ajoutée aux côtés de l’organisation criminelle à l’art. 260ter CP révisé. Toutefois, à chaque fois que ce qui prévalait pour l’art. 260ter aCP demeure inchangé pour l’art. 260ter CP dans sa nouvelle teneur, nous avons choisi de désigner la norme comme ceci : art. 260ter (a)CP.↩︎

Proposition de citation : Kastriot Lubishtani, Comblement d’une lacune proprement dite aux art. 269 al. 2 CPP et 66a CP par rapport à l’art. 2 LAQEI, in : https://www.crimen.ch/63/ du 28 décembre 2021