La responsabilité pénale des exploitants de remontées mécaniques lors d’un accident de luge

Les responsables d’exploitation des remontées mécaniques d’une station de ski ne se sont pas rendus coupables de lésions corporelles par négligence lors de l'accident d’une lugeuse qui est entrée en collision avec un piquet en bois en bordure de piste. Le devoir d'assurer la sécurité des pistes, dont l’étendue est déterminée en référence aux directives édictées par les associations de sports d’hiver et qui varie en fonction des circonstances locales, ne leur imposait pas de sécuriser davantage l’obstacle qu’avec le tapis de protection orange mis en place.

I. En fait

Le 21 février 2020, une lugeuse qui participait à une descente nocturne a percuté de plein fouet un piquet en bois délimitant une clôture de piste. Cet accident lui a causé plusieurs fractures au thorax et au bassin, des lésions au cœur et aux poumons ainsi qu’au cuir chevelu. Elle a également souffert par la suite d’un trouble de la vessie. Elle a déposé plainte pénale pour lésions corporelles par négligence contre le chef des pistes, une patrouilleuse des pistes et le directeur des remontées mécaniques de la station, entre-temps décédé. Le 30 novembre 2021, le Ministère public a ordonné le classement de la procédure et a renvoyé la plaignante à agir par la voie civile pour faire valoir ses conclusions civiles. Le 29 avril 2022, le Tribunal cantonal fribourgeois a rejeté le recours formé par l’intéressée. Cette dernière forme un recours en matière pénale contre ce jugement auprès du Tribunal fédéral, concluant à son annulation et à ce que l’affaire soit renvoyée au Ministère public pour reprise de l’instruction.

II. En droit

Le litige porte en l’espèce sur la question de savoir si les prévenus ont omis de signaler correctement le poteau en bois avec lequel la recourante est entrée en collision, lui ayant ainsi causé des lésions corporelles par négligence (art. 125 CP).

Après être entré en matière sur le recours de la partie plaignante (c. 1) compte tenu des répercussions évidentes que le jugement entrepris est susceptible d’entraîner sur ses prétentions en dommages-intérêts et en réparation du tort moral (art. 81 al. 1 let. b ch. 5 LTF ; ATF 148 IV 256 c. 3.1, 141 IV 1 c. 1.1), le Tribunal fédéral commence par exposer que lorsque des prescriptions légales ou administratives ont été édictées dans un but de prévention des accidents, ou lorsque des règles analogues émanant d’associations (semi-)privées sont généralement reconnues, leur violation fait présumer la violation d’un devoir général de prudence (ATF 145 IV 154 c. 2.1) et, partant, une responsabilité pénale fondée sur la négligence. Une des conditions essentielles pour l’existence d’une violation d’un devoir de prudence est la prévisibilité du résultat. Il faut se demander si l’auteur aurait pu et dû prévoir ou reconnaître une mise en danger des biens juridiques de la victime. Pour répondre à cette question, on applique la règle de la causalité adéquate, selon laquelle le comportement incriminé doit être propre, d’après le cours ordinaire des choses et l’expérience générale de la vie, à produire ou à favoriser un résultat du type de celui qui est survenu. Le comportement d’un tiers n’est susceptible de rompre le lien de causalité adéquate que s’il constitue une cause tout à fait exceptionnelle ou apparaît si extraordinaire que l’on ne pouvait pas s’y attendre(ATF 142 IV 237 c. 1.5.2 ; arrêts TF 6B_1081/2020 du 17.11. 2021, c. 1.2, 6B_922/2018 du 9.01.2020, c. 4.1.3) (c. 2.2.1 et 2.2.2).

Le Tribunal fédéral a déjà eu à se prononcer sur la responsabilité d’entreprises de remontées mécaniques, à l’image de l’affaire citée par la recourante dans laquelle une société avait engagé sa responsabilité civile en dressant en bordure de piste des poteaux en fer qu’un enfant gravement blessé avait percutés (arrêt TF 4A_206/2014, 4A_236/2014 du 18.09.2014 c. 3.1-3.3) (c. 2.4.4). Les juges fédéraux rappellent que lorsque les entreprises de remontées mécaniques aménagent des pistes de ski et les ouvrent aux skieurs, elles sont tenues d’adopter les mesures de précaution et de sécurité raisonnablement exigibles pour écarter les dangers difficilement identifiables ou difficilement évitables. Ce devoir d’assurer la sécurité des pistes trouve sa limite dans la responsabilité individuelle de chaque usager de la piste. Comme point de départ, le Tribunal fédéral se réfère aux directives édictées par la commission suisse pour la prévention des accidents sur les descentes pour sports de neige (directives SKUS) ainsi qu’aux directives élaborées par la commission des questions juridiques relatives aux infrastructures pour sports de neige des Remontées Mécaniques Suisses (directives SBS). Cela étant, l’étendue du devoir d’assurer la sécurité des pistes dépend des circonstances du cas concret ; les circonstances locales peuvent notamment appeler des exigences accrues par rapport à ce que prévoient les directives susmentionnées (ATF 130 III 193 c. 2.3, arrêts TF 6B_1209/2020 du 26.10.2021, c. 2.4.3, 4A_489/2014 du 20.02. 2015, c. 5.1) (c. 2.2.4 et 2.2.5).

En l’espèce, selon les constatations cantonales, le piquet en bois se trouvait certes dans un secteur où la piste se rétrécissait après une partie raide, et où, par expérience, les skieurs circulent relativement vite pour éviter de devoir pousser sur le plat qui suit. Néanmoins, le piquet était visible de loin, car il était signalé par un tapis de protection orange aisément reconnaissable. Il se trouvait sur une piste bleue, après une partie plate sans virage, et non pas directement au pied du tronçon raide. La piste s’était rétrécie avant le passage du poteau, et non pas seulement au niveau de celui-ci. Le Tribunal fédéral considère ainsi que le marquage était suffisant, que la lugeuse aurait dû adapter sa conduite aux circonstances concrètes et garder une distance de sécurité suffisante par rapport au bord de la piste. Contrairement à l’avis de la recourante, la signalisation du poteau dangereux par du orange, et non par des piquets et fanions jaunes et noirs (comme le prévoient les ch. 85 et 92 des directives SKUS, respectivement les ch. 92, 105 et 138 des directives SBS) n’y change rien (c. 2.3.2 et 2.4.2).

La recourante se dit « étonnée » que le Tribunal cantonal ait retenu que le poteau en bois se trouvait à une distance de 1,5 à 2 mètres de la piste alors qu’il se situait en réalité très proche de la piste. Ce faisant, la recourante ne démontre pas en quoi les considérations de l’instance précédente seraient insoutenables dans l’éventualité où le poteau se dressait effectivement très proche de la piste. En effet, la piste ne présentait pas une importante pente longitudinale ou transversale avant l’obstacle, si bien qu’un usager circulant de manière prudente et adaptée ne risquait pas de glisser vers ce dernier en cas de chute (cf. ch. 140 des directives SBS, relatif aux obstacles présentant un risque élevé de collision). Au contraire, le poteau aurait pu être facilement évité sur la piste en ligne droite, même s’il s’était trouvé plus près du bord de piste (c. 2.4.3).

Compte tenu de ce qui précède, l’autorité intimée a confirmé l’ordonnance de classement sans violer le principe « in dubio pro duriore » (sur l’application de ce principe aux décisions de classement que le Ministère public envisage de prononcer sur la base de l’art. 319 al. 1 let. a ou b CPP : c. 2.1.1 ; v. ég. ATF 143 IV 241 c. 2.1.1 ; arrêt TF 6B_1177/2017 du 16 avril 2018 c. 2.1). Le recours de la lugeuse est ainsi rejeté (c. 2.6 et 4).

Proposition de citation : Frédéric Lazeyras, La responsabilité pénale des exploitants de remontées mécaniques lors d’un accident de luge, in : https://www.crimen.ch/244/ du 23 janvier 2024