L’exploitabilité des preuves recueillies lors d’une perquisition illégale d’un téléphone portable

Dans le cadre de l’analyse de l’existence de sérieux soupçons de culpabilité justifiant une détention provisoire, les preuves recueillies lors d’une perquisition illégale d’un téléphone, de même que les preuves dérivées, ne sont, dans le cas d’espèce, pas manifestement inexploitables. Il appartiendra au juge du fond de procéder à la pesée des intérêts conformément à l’art. 141 al. 2 CPP.

I. En fait

Le 20 novembre 2023, lors d’un trajet en tram, A – ressortissant guinéen – a été interpellé par un policier qui a immédiatement entrepris des vérifications sur son téléphone mobile. Selon le rapport de police du même jour, deux conversations figurant sur la messagerie WhatsApp de A laissaient apparaître des « rencontres douteuses » entre ce dernier et deux interlocutrices (B et C), possiblement en lien avec un trafic de cocaïne. A a été conduit au poste de police, aucun stupéfiant n’a été découvert sur lui et son téléphone a été saisi et inventorié. B et C ont été entendues comme personnes appelées à donner des renseignements. Elles ont toutes deux mis en cause A pour leur avoir livré, par le passé, de la cocaïne pour consommation personnelle. Entendu en qualité de prévenu, A a contesté les faits reprochés tout en admettant avoir vendu de la cocaïne à l’une d’elles et pris contact avec l’autre pour la même raison. Le lendemain, le Ministère public genevois a entendu A et ouvert une instruction pour infraction à la loi fédérale sur les stupéfiants ainsi que pour entrée et séjour illégaux. Par ordonnance du 22 novembre 2023, le tribunal des mesures de contrainte genevois (TMC) a ordonné la mise en détention provisoire de A pour une durée de trois mois. Le 27 novembre suivant, il a refusé la demande de mise en liberté immédiate déposée par A. Par arrêt du 22 décembre 2023, la Chambre pénale de recours de la Cour de justice genevoise a rejeté le recours déposé par A contre ce refus. 

A interjette recours en matière pénale au Tribunal fédéral (TF) en concluant à la réforme de l’arrêt de l’autorité précédente et à sa mise en liberté immédiate. 

II. En droit

Pour l’essentiel, le recourant conteste l’existence de soupçons suffisants de la commission d’une infraction justifiant sa détention provisoire. À ce propos, il soutient que l’audition de B et C a été rendue possible grâce à une fouille et une perquisition illégales et qu’elle serait ainsi inexploitable. La cour cantonale soutient en revanche que les « vérifications simples » du téléphone du recourant ne peuvent pas être assimilées à une perquisition et à une fouille illégales. 

Le TF expose les conditions spécifiques à la détention provisoire. En particulier, de sérieux soupçons de culpabilité doivent exister à l’encontre de l’intéressé (art. 221 al. 1 CPP), mais il n’appartient pas au juge de la détention provisoire de procéder à une pesée complète des éléments et d’apprécier la crédibilité des personnes qui mettent en cause le prévenu. Le juge de la détention doit uniquement examiner s’il existe de sérieux soupçons de culpabilité justifiant la mesure. Le TF rappelle que les mesures prévues par l’art. 241 CPP sont des mesures de contrainte qui ne peuvent être prononcées que lorsque des soupçons suffisants de la commission d’une infraction pèsent sur le prévenu (art. 197 al. 1 let. b CPP ATF 141 IV 87, c. 1.3.1 ; TF 1B_108/2020 du 25.11.2020, c. 6.2.1) (c. 2.3.2 et c. 2.3.3).

Enfin, le TF se penche sur les conditions d’exploitabilité des preuves obtenues illégalement. Dans ce cadre, notre Haute Cour rappelle que les preuves qui ont été administrées d’une manière illicite ou en violation de règles de validité par les autorités pénales ne sont pas exploitables, à moins que leur exploitation soit indispensable pour élucider des infractions graves (art. 141 al. 2 CPP). En revanche, les preuves qui ont été administrées en violation de prescriptions d’ordre sont exploitables (art. 141 al. 3 CPP). En outre, l’art. 141 al. 4 CPP ne sanctionne pas d’une inexploitabilité absolue les preuves dérivées, c’est-à-dire celles recueillies grâce à une preuve inexploitable au sens de l’art. 141 al. 2 CPP. Un tel moyen de preuve, n’est inexploitable qu’autant qu’il n’aurait pu être obtenu sans l’administration de la première preuve (cf. TF 6B_527/2023 du 29.8.2023, c. 2.1.2). La décision sur le caractère exploitable d’une preuve n’appartient pas au juge de la détention, mais relève en principe du juge du fond (ATF 143 IV 330, c. 2.1). Cela étant, le juge de la détention vérifie l’existence de soupçons suffisants de culpabilité sur la base des résultats provisoires de l’instruction ; il peut tenir compte de moyens de preuve au dossier à moins que ceux-ci apparaissent d’emblée inexploitables. Au stade de l’instruction, il convient de ne constater l’inexploitabilité de moyens de preuve que dans des cas manifestes ; ainsi, un moyen de preuve peut en principe être pris en considération pour établir l’existence de sérieux soupçons si son caractère exploitable est à première vue envisageable (TF 7B_868/2023 du 1.12.2023, c. 4.3.1) (c. 2.3.4 et c. 2.3.5).

Notre Haute Cour rappelle que l’appréhension par la police au sens de art. 215 CPP ne nécessite pas un mandat préalable ou une autorisation du Ministère public au sens de l’art. 198 al. 1 let. a CPP (cf. BSK StPO-Weber, art. 198N 9). De plus, la police a le droit de perquisitionner les vêtements, les objets, les bagages ou le véhicule d’une personne appréhendée lorsqu’elle ne se conforme pas à ses devoirs découlant de l’art. 215 al. 2 CPP, à savoir, présenter ses papiers d’identité et les objets qu’elle transporte (Message du 21 décembre 2005, FF 2006 1057, p. 1205 s. ; BSK StPO-Fabbri/Inhelder, art. 215N 30) (c. 2.4.1 et c. 2.4.3).   

Cependant, tel n’est pas le cas en l’espèce : selon le TF, la fouille du téléphone mobile n’a pas consisté en des « vérifications simples ». En effet, même à considérer que le recourant était démuni de papiers d’identité – ce qui ne ressort pas clairement du dossier – la fouille de son téléphone portable constituait bel et bien une perquisition au sens de l’art. 246 CPP (ATF 139 IV 128, c. 1.3). Effectuée sans mandat préalable, en l’absence de tout péril en la demeure, la perquisition contrevient à l’art. 241 al. 1 CPP ; peu importe la manière dont la perquisition a eu lieu, soit en particulier que le téléphone ait été déverrouillé à ce moment-là et que l’intéressé n’ait donc pas eu besoin de divulguer le code d’accès de son téléphone (c. 2.4.4 et c. 2.4.5).

Par la suite, notre Haute Cour se penche sur la question de savoir si l’exigence d’un mandat posée par l’art. 241 al. 1 CPP constitue une prescription d’ordre au sens de l’art. 141 al. 3 CPP ; elle rappelle qu’une telle qualification dépend des circonstances concrètes du cas d’espèce (BSK StPO-Thormann/Brechbühl, art. 246N 6). En l’occurrence, il ne ressort pas des faits constatés qu’au moment de la perquisition du téléphone, la police aurait été en possession d’éléments permettant de soupçonner le recourant d’avoir commis – ou d’être sur le point de commettre – une infraction justifiant une telle mesure de contrainte (c. 2.5.1 et c. 2.5.2).

Dans le passé, le TF a jugé qu’une fouille du téléphone mobile d’une personne appréhendée sans disposer d’une autorisation ne conduisait pas à une interdiction d’exploiter les adresses repérées dans le téléphone (ATF 139 IV 128, c. 1.7). Dans cette affaire, notre Haute Cour avait considéré que la nécessité d’un mandat était une simple prescription d’ordre. En particulier, au vu du contexte (à savoir, la forte alcoolisation de la recourante, le refus de s’identifier, le lieu d’intervention au cœur du « milieu » zurichois et l’absence de papiers d’identité), il était possible de conclure qu’il existait un soupçon initial à l’égard de l’intéressée (soit qu’elle exerçait une activité lucrative non autorisée et qu’elle séjournait en Suisse sans papiers valables). Au contraire, dans le cas qui nous occupe, selon les juges fédéraux, rien ne permet de considérer que l’appréhension du recourant et la perquisition du téléphone étaient en lien avec des soupçons d’infraction. En outre, la police ne s’est pas limitée à consulter l’appareil, mais elle a utilisé les numéros de téléphone de deux conversations WhatsApp pour identifier B et C et procéder à leur audition. Ainsi, au vu des circonstances, la perquisition apparait disproportionnée. Notre Haute Cour mentionne également d’autres circonstances pertinentes et, en particulier, la condamnation récente de la Suisse par un arrêt de la CourEDH (CourEDH W.A. Baile c. Suisse du 20.2.2024) pour profilage racial. Ainsi, le TF arrive à la conclusion que l’exigence d’un mandat de perquisition délivré par le Ministère public ne constitue pas une pure formalité et qu’il ne s’agit pas, in casu, d’une simple prescription d’ordre au sens de l’art. 141 al. 3 CPP (c. 2.5.3, c. 2.5.4 et c. 2.5.6).  

Enfin, le TF se penche sur l’application de l’art. 141 al. 2 CPP et mentionne sa jurisprudence en matière de pesée des intérêts (c. 2.6.1). Selon notre Haute Cour, les démarches entreprises par le policier consistant à appréhender le recourant et perquisitionner son téléphone en l’absence d’un soupçon préexistant s’apparentent à une fishing expedition, à savoir, la situation dans laquelle une preuve est recueillie au hasard par une mesure de contrainte qui ne repose pas sur un soupçon suffisant. Dans un arrêt récent, le TF a considéré que les résultats d’une fishing expedition étaient exploitables aux conditions de l’art. 141 al. 2 CPP (TF 6B_821/2021 du 6.9.2023, destiné à publication, c. 1.5.1). De ce fait, notre Haute Cour arrive à la conclusion que les preuves recueillies lors de la perquisition illégale, de même que les preuves dérivées (l’audition de B et C), ne sont pas manifestement inexploitables. Il appartiendra au juge du fond de procéder à la pesée des intérêts en vertu de l’art. 141 al. 2 CPP (c. 2.6.2 et c. 2.6.3).

Le TF confirme encore l’existence d’un risque de fuite et l’absence de mesures de substitution aptes à le prévenir (c. 3). Toutefois, il admet l’argument du recourant tendant à étendre à la procédure de recours le mandat d’office de son défenseur (c. 4). Partant, le TF admet partiellement le recours, annule l’arrêt attaqué sur ce point et renvoie la cause à la cour cantonale pour nouvelle décision (c. 5). 

III. Commentaire

Les cinq juges du TF conduisent un raisonnement juridique qui ne prête pas le flanc à la critique ; ils parviennent en effet à plusieurs conclusions louables. Ainsi, ils constatent que la mesure litigieuse est bien une perquisition et non une simple vérification, qu’elle est disproportionnée et illégale. En outre, l’exigence d’un mandat de perquisition délivré par le Ministère public ne constitue pas, in casu, une simple prescription d’ordre au sens de l’art. 141 al. 3 CPP et les agissements du policier présentent les caractéristiques d’une fishing expedition. D’ailleurs, nous saluons l’attention portée par notre Haute Cour à l’arrêt rendu récemment par la CourEDH en matière de profilage racial et de discrimination lors de certains contrôles d’identité (CourEDH W.A. Baile c. Suisse du 20.2.2024). 

Toutefois, le résultat final de l’analyse ne nous semble pas entièrement satisfaisant dans la mesure où les déclarations de B et C lors de leur audition n’ont pas été déclarées manifestement inexploitables. En effet, il nous semble que, sur la base de l’analyse des circonstances concrètes effectuée par le TF, la marge de manœuvre du juge du fond pourrait se révéler limitée. Dans un tel contexte, nous nous demandons si le Tribunal fédéral – au vu de l’analyse juridique très précise qu’il a effectuée – aurait pu arriver à la conclusion opposée et constater ainsi une inexploitabilité manifeste de la preuve, sans besoin de renvoyer la question au juge du fond. 

Une telle solution aurait eu l’avantage de relativiser la portée de la décision – critiquée en doctrine – rendue en matière de fishing expedition en septembre 2023 (TF 6B_821/2021 du 6.9.2023) selon laquelle les preuves obtenues lors d’une fishing expedition sont exploitables aux conditions de l’art. 141 al. 2 CPP (cf. les critiques de Alexandre Guisan/Daniel Kinzer, in : www.crimen.ch/239 ; Katia Villard, in : iusNet, Droit pénal et procédure pénale, du 20 novembre 2023 ; Luzia Vetterli, in : ius.focus 12/2023, p. 28). 

Proposition de citation : Basilio Nunnari, L’exploitabilité des preuves recueillies lors d’une perquisition illégale d’un téléphone portable, in : https://www.crimen.ch/258/ du 26 mars 2024