Messages échangés entre des agents infiltrés suisses et un prévenu à l’étranger : pas de violation du principe de la territorialité

L’envoi de messages par des agents infiltrés à un prévenu à l’étranger au moyen d’un téléphone cellulaire situé en Suisse ne constitue pas un acte officiel ayant des effets contraignants sur le territoire d’un État tiers, qui porterait atteinte à la souveraineté de ce dernier.

I. En fait

A fait l’objet d’une procédure pénale dans le cadre de laquelle il lui est reproché d’avoir dirigé depuis l’étranger un réseau de stupéfiants en Suisse. Après son arrestation en Espagne, il a été extradé vers la Suisse pour y être placé en détention avant jugement. 

Dans le cadre de recherches secrètes ordonnées le 23 juin 2020 par le Ministère public du canton de Fribourg, la police est entrée en contact par messages avec un inconnu se trouvant vraisemblablement à l’étranger pour des achats contrôlés de stupéfiants en Suisse. Par la suite, une investigation secrète a été ordonnée par le Ministère public, puis autorisée par le Tribunal des mesures de contraintes. 

Par requête du 3 juillet 2023, complétée le 14 août 2023, le prévenu, invoquant une violation du principe de la territorialité, a demandé le retranchement de certains échanges avec les agents infiltrés, en raison du fait qu’il ne se trouvait pas en Suisse lors des échanges en question et qu’aucune commission rogatoire ne couvrait ces mesures d’instruction. Le Ministère public a rejeté cette requête par ordonnance du 21 août 2023. 

Le 30 novembre 2023, la Chambre pénale du Tribunal cantonal de Fribourg, admettant partiellement le recours formé par A contre cette ordonnance, a annulé celle-ci et ordonné au Ministère public de procéder à un tri des résultats de l’investigation secrète, avec pour instruction de procéder à la destruction immédiate des éléments recueillis illicitement, le cas échéant. 

Le Ministère public interjette un recours en matière pénale au Tribunal fédéral contre cet arrêt, en concluant principalement à ce que les échanges mentionnés demeurent exploitables et soient maintenus au dossier. 

II. En droit

Le Tribunal fédéral déclare le recours recevable, dès lors que le Ministère public reconnaît n’avoir pas déposé de demande d’entraide et ne se prévaut pas de dispositions d’un accord international, raison pour laquelle il ne paraît pas avoir d’autres choix que d’ordonner la destruction des preuves. L’arrêt de renvoi attaqué est donc susceptible de lui causer un préjudice qu’aucune décision ultérieure ne pourra réparer, conformément à l’art. 93 al. 1 let. a LTF (c. 1). 

Sur la base des art. 141 (dans sa version jusqu’au 31 décembre 2023, RO 2010 1881), 285a286289 CPP et 30 EIMP (RS 351.1), le Ministère public invoque la violation du principe de la territorialité. Il reproche à l’autorité précédente d’avoir retenu que l’investigation secrète mise en œuvre en Suisse aurait eu des effets directs à l’étranger. Il soutient également que les éléments de preuve proviendraient des analyses des téléphones du prévenu et des agents infiltrés, ce qui ne serait pas le résultat de l’investigation secrète ou des preuves dérivées de celle-ci (c. 2.1). 

Après quelques développements théoriques en lien avec l’exploitabilité des moyens de preuve (art. 140 et 141 CPP) et l’investigation secrète (art. 285a ss CPP) (c. 2.2.1-2.3.3), le Tribunal fédéral rappelle que, en vertu du principe de territorialité, un État ne peut en principe exercer les prérogatives liées à sa souveraineté, y compris le pouvoir répressif, qu’à l’intérieur de son propre territoire (ATF 146 IV 36, c. 2.2 ; 143 IV 21, c. 3.2). Un État n’est donc ni habilité à effectuer des mesures d’instruction et de poursuite pénale sur le territoire d’un autre État sans le consentement de ce dernier, ni à se procurer par des procédés objectivement déloyaux des moyens de preuve, en violation notamment des règles de l’entraide internationale en matière pénale. Il n’est cependant pas nécessaire que l’autorité ait agi sur le sol étranger pour porter atteinte à la souveraineté de l’État étranger ; il suffit que ses actes aient des effets sur le territoire de cet État (ATF 146 IV 36, c. 2.2) (c. 2.4.1). 

Les mesures de contrainte, comme l’investigation secrète, sont des actes officiels devant respecter le principe de la territorialité (ATF 146 IV 36, c. 2.2) (c. 2.4.3). Une telle mesure ne peut en principe être mise en œuvre sur le territoire d’un autre État qu’en vertu du droit international ou, à défaut du consentement de l’État requis dans le respect des règles régissant l’entraide (ATF 146 IV 36, c. 2.2). La nécessité de l’existence d’un traité international a été confirmée par la jurisprudence pour la mise en œuvre d’une investigation secrète (ATF 132 II 1, c. 3.3-3.5) (c. 2.4.4), ce qui donne l’occasion au Tribunal fédéral de faire un état des lieux des accords réglant l’entraide judiciaire en matière pénale entre la Suisse et l’Espagne et des engagements internationaux de la Suisse en matière de trafic de stupéfiants (c. 2.5). Notre Haute Cour passe ensuite en revue la jurisprudence et la doctrine sur des causes comportant un élément d’extranéité en lien avec la violation du principe de territorialité (c. 2.6). 

Dans la présente affaire, les Juges fédéraux rappellent que l’enquête vise à démanteler un trafic de stupéfiants dont le résultat se produit en Suisse. Ils relèvent également que la Suisse a pris des engagements sur le plan international, notamment en matière de poursuites pénales, et dispose d’une compétence juridictionnelle universelle (art. 6 CP). Sous réserve d’une rencontre en France avec le prévenu, autorisée par les autorités françaises, les agents infiltrés sont restés sur le territoire suisse, et ont uniquement échangé des messages avec le prévenu localisé essentiellement à l’étranger. Aucune mesure de surveillance secrète ne visait le raccordement de A. À défaut d’action proprement dite sur le territoire étranger, la question à résoudre est donc celle de savoir si l’envoi par les agents infiltrés suisses de messages à l’étranger constitue un acte officiel développant des effets contraignants sur le territoire d’un État tiers, qui porterait atteinte à la souveraineté de ce dernier (c. 2.7.1). 

En l’espèce, le Tribunal fédéral souligne que l’investigation secrète a été valablement autorisée (cf. c. 2.8.1) et ordonnée pour enquêter sur un trafic de stupéfiants en Suisse. Bien que des ramifications internationales soient courantes dans ce domaine (cf. c. 2.8.2), le recours à des agents infiltrés n’avait pas d’emblée pour but de permettre aux autorités suisses d’obtenir des informations ou des contacts à l’étranger en contournant les règles en matière d’entraide, contrairement à l’avis de l’instance cantonale (cf. c. 2.7.2). Les agents ont usé de moyens de communication depuis la Suisse, lieu où ils ont pris connaissance des messages envoyés par le prévenu et depuis lequel ils ont donné suite à ses instructions. S’écartant du raisonnement de l’instance précédente (cf. c. 2.7.2), le Tribunal fédéral retient que cette façon de faire est une simple invitation à communiquer ne développant aucun effet contraignant et ne s’apparentant pas à un moyen de pression. Le prévenu était libre de répondre à ces sollicitations ou d’y mettre fin, de même qu’il était libre de la teneur de ses réponses. En outre, les actes sollicités en Suisse par A sont incontestablement illicites, de sorte que l’éventualité d’une condamnation pénale dans ce pays en raison des moyens de preuve recueillis au cours de la mesure secrète ne constitue pas, en soi, un moyen de contrainte développant des effets à l’étranger, étant rappelé qu’un prévenu ne dispose pas d’un droit à ce que les autorités mettent fin immédiatement à ses activités illicites (ATF 144 IV 23, c. 4.3 ; 140 IV 40, c. 4.4.2). Notre Haute Cour en conclut que les messages échangés depuis un téléphone mobile entre des agents infiltrés suisses et le prévenu à l’étranger ne constituent pas des actes officiels développant des effets sur un territoire étranger (c. 2.8.3). 

Au vu de ce qui précède, l’investigation secrète ordonnée ne viole pas le principe de territorialité et le recours est admis (c. 2.8.3).

Proposition de citation : Kiana Ilyin, Messages échangés entre des agents infiltrés suisses et un prévenu à l’étranger : pas de violation du principe de la territorialité, in : https://www.crimen.ch/273/ du 25 juin 2024