I. En fait
A.A est unique actionnaire et président du conseil d’administration de la société C SA. Cette dernière a rencontré des problèmes de solvabilité et d’endettement en 2010. Le groupe D lui a accordé quatre prêts entre fin 2010 et début 2011. Plusieurs de ces prêts, pour un montant total de plus de CHF 400’000.-, n’ont jamais été remboursés. À la même période, des versements de C SA en faveur de A.A ont permis à ce dernier de percevoir un salaire mensuel de CHF 5’000.- et d’assurer les frais afférents à sa résidence et ses deux voitures de luxe. Entre le 1er octobre 2010 et le 28 mai 2011, A.A a également effectué, toujours à des fins privées, divers versements au moyen de la carte de crédit de l’entreprise, puis plusieurs prélèvements directement en espèces, pour un montant dépassant CHF 250’000.-.
Par jugement du 27 mai 2011, le Tribunal de district de Thal-Gäu (Soleure) a prononcé la dissolution de C SA, qui est entrée en liquidation. La radiation de l’entreprise a été prononcée le 5 novembre 2013, suite au jugement de faillite rendu le même jour.
Le 15 juillet 2022, le Tribunal de district de Thal-Gäu a reconnu A.A coupable de gestion déloyale aggravée et l’a condamné à une peine pécuniaire de 180 jours-amende à CHF 160.-, sous imputation de 171 jours de détention, et à une créance compensatrice de CHF 252’000.- en faveur du canton de Soleure. Il a également ordonné la réalisation de deux montres de luxe saisies et l’imputation du montant de leur réalisation sur les frais de procédure à charge de A.A. Sur appel, la Cour suprême du canton de Soleure a, par jugement du 13 juillet 2023, reconnu A.A coupable d’infraction impossible de gestion déloyale aggravée et l’a condamné à une peine pécuniaire de 90 jours-amende à CHF 180.- avec sursis, entièrement acquittée compte tenu de sa détention avant jugement. Elle lui a accordé une indemnité de CHF 16’400.- pour les 82 jours de détention subie en trop, a renoncé à exiger la créance compensatrice, et confirmé la réalisation d’une des deux montres, restituant l’autre à A.A.
A.A forme un recours en matière pénale à l’encontre de ce jugement, concluant à son acquittement.
II. En droit
À l’appui de son recours, A.A reproche principalement à l’instance inférieure la qualification d’infraction impossible de gestion déloyale qu’elle avait opérée. Cela présupposait une erreur sur les faits en défaveur de l’auteur, que la Cour cantonale n’avait pas constatée. Au contraire, le recourant connaissait pertinemment le mauvais état financier de la société C SA au moment des versements litigieux (c. 1.1).
L’art. 158 CP punit d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire quiconque, en vertu de la loi, d’un mandat officiel ou d’un acte juridique, est tenu de gérer les intérêts pécuniaires d’autrui ou de veiller sur leur gestion et qui, en violation de ses devoirs, porte atteinte à ces intérêts ou permet qu’ils soient lésés (ch. 1). Si l’auteur agit dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un enrichissement illégitime, il est puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire (ch. 3) (c. 1.2.1).
À titre liminaire, le TF rappelle qu’une SA, même lorsqu’elle n’est constituée que d’un actionnaire unique présidant seul le conseil d’administration (SA unipersonnelle), est titulaire de son propre patrimoine. Cela signifie que son patrimoine est distinct de chacun des organes de la société. Selon la jurisprudence du TF, une distribution cachée de dividendes ou tout autre acte de disposition de l’administrateur et actionnaire unique au préjudice de la SA peut ainsi réaliser l’infraction de gestion déloyale lorsque cet acte entame la fortune nette de la SA, composée du capital-actions et des réserves constituées en application des règles impératives du droit des sociétés sur la protection du capital. En revanche, les actes de disposition qui laissent intactes le capital-actions et les réserves liées de la SA ne tombent pas sous le coup de l’art. 158 CP (ATF 141 IV 104, c. 3.2 ; TF 6B_262/2024 du 27.11.2024, c. 2.1.2) (c. 1.2.4). Dans son arrêt 6B_1422/2019 du 28.5.2021, le TF s’est penché sur le cas le cas d’un actionnaire unique qui avait utilisé à des fins privées des avoirs confiés à sa SàRL au moment où la société ne disposait plus d’aucun capital social ou de réserves que l’auteur devait protéger conformément à sa fonction de direction. Les juges fédéraux avaient alors qualifié le comportement de l’auteur d’infraction impossible de gestion déloyale, ses actes litigieux atteignant le seuil de gravité minimale requis pour retenir une infraction impossible (cf. ATF 140 IV 150, c. 3.6) (c. 1.3.1).
Notre Haute Cour décide d’opérer un revirement de jurisprudence sur cette question. Eu égard à la notion classique de dommage, tout acte de gestion contraire aux devoirs de l’administrateur qui entraîne une diminution du patrimoine de la société suffit à rendre applicable l’art. 158 CP. Même lorsqu’une société ne dispose d’aucune fortune nette parce que ses dettes (fonds étrangers) dépassent sa fortune brute (actifs), il y a tout de même lieu de considérer que la diminution volontaire des actifs bruts de la société constitue un dommage à l’égard des créanciers. En effet, le devoir de diligence et de fidélité des membres du conseil d’administration, institué à l’art. 717 CO, protège le patrimoine de la SA non seulement dans l’intérêt des actionnaires, mais aussi dans celui des tiers, notamment créanciers. Cette solution s’impose d’autant plus compte tenu du caractère temporaire que peut revêtir l’état de surendettement d’une société. En d’autres termes, une société surendettée peut être victime de gestion déloyale, car le champ d’application de l’art. 158 CP couvre non seulement la fortune nette d’une SA, mais aussi sa fortune brute, soit l’ensemble de ses actifs (c. 1.3.2).
Les juges fédéraux constatent qu’en l’espèce, les retraits effectués par A.A à des fins privées ont effectivement entraîné une diminution du patrimoine de C SA en la privant d’actifs. Partant, le comportement du recourant aurait dû être qualifié par l’instance inférieure de gestion déloyale aggravée. Toutefois, en raison de l’interdiction de la reformatio in pejus, le verdict de culpabilité rendu par le Tribunal cantonal soleurois pour infraction impossible de gestion déloyale aggravée est maintenu. Partant, le recours de A.A est rejeté (c. 1.4).