I. En fait
En 2020, lors d’une conférence publique dans le canton de Vaud, A est invité à s’exprimer sur le thème de « la question raciale ». Avant le début de son intervention officielle, et alors qu’une dizaine de personnes sont déjà présentes dans la salle, A dit à deux proches assis au premier rang : « il y a pire que le coronavirus, il y a le judéovirus ». Un journaliste assis au fond de la salle entend ces propos et les rapporte dans un article.
En première instance, A est condamné à une peine pécuniaire avec sursis pour discrimination raciale et incitation à la haine au sens de l’art. 261bis CP. A forme un appel à l’encontre de sa condamnation.
Par jugement du 1er avril 2022, la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal vaudois (CAPE) admet partiellement l’appel du recourant et le libère du chef d’accusation de discrimination raciale et incitation à la haine au motif que l’élément constitutif objectif de la publicité n’est pas réalisé, tout en laissant les frais de première instance à sa charge.
Le Ministère public central du canton de Vaud (MP) dépose un recours en matière pénale auprès du Tribunal fédéral à l’encontre de ce jugement.
II. En droit
Le MP soutient que la CAPE a violé l’art. 261bis CP en niant que les propos de A aient été tenus en public (c. 2).
Le TF rappelle tout d’abord que l’infraction de discrimination et incitation à la haine implique que l’auteur ait agi publiquement, c’est-à-dire en dehors d’un cercle privé (ATF 130 IV 111, c. 5.2.2). Sont ainsi privées les déclarations qui ont lieu dans un cercle familial ou d’amis ou dans un environnement de relations personnelles ou empreint d’une confiance particulière (ATF 130 IV 111, c. 5.2.2 ; TF 6B_636/2020 du 10.3.2022, c. 5.1, non publié in ATF 148 IV 113). Savoir si cette condition est remplie dépend des circonstances concrètes, parmi lesquelles le nombre de personnes présentes (ATF 130 IV 111, c. 5.2.2) (c. 2.1). Par ailleurs, l’infraction de l’art. 261bis CP est intentionnelle, ce qui implique que l’auteur doit agir avec conscience et volonté, le dol éventuel étant suffisant (c. 2.2).
En l’espèce, la CAPE a estimé que l’élément constitutif objectif de la publicité n’était pas réalisé, raison pour laquelle elle a libéré A de l’infraction de l’art. 261bis CP (c. 2.3). La CAPE a notamment motivé son jugement en exposant que le journaliste qui a rapporté les propos du prévenu était à la recherche d’un « scoop », raison pour laquelle il aurait écouté les déclarations que A avait faites « en aparté » à ses proches en se penchant vers eux (c. 2.3). En outre, la CAPE a considéré que le fait qu’A ait précisé qu’il s’exprimait avant que la caméra n’enregistre son intervention signifiait qu’il était conscient des risques qu’il encourrait si ses déclarations étaient prononcées en public, de sorte qu’il n’avait pas agi intentionnellement (c. 2.3).
Le TF ne suit pas le raisonnement de l’instance précédente et constate que le journaliste assis au dernier rang a distinctement entendu les propos litigieux et que les paroles prononcées étaient donc audibles pour tous les tiers présents dans la salle. Une dizaine de personnes étaient déjà sur les lieux au moment où A s’est exprimé. Ses propos étaient intelligibles pour toutes les personnes présentes, alors qu’il n’entretenait pas de relation personnelle avec ces dernières. Le TF souligne également qu’au vu du statut d’orateur et de personnalité publique de A, l’assistance était naturellement attentive à ses dires avant même le début officiel de sa conférence. En outre, le fait que A ait précisé s’exprimer avant que la caméra ne tourne était de nature à éveiller la curiosité de l’assemblée (c. 2.4). En définitive, le TF considère que les propos de A ont bel et bien été tenus en public et que ce dernier ne pouvait qu’en être conscient au moment où il s’est exprimé, de sorte que l’élément constitutif subjectif de l’intention apparaît également réalisé (c. 2.4).
Au vu de ce qui précède, le TF admet le recours du MP, annule le jugement de deuxième instance et renvoie la cause à la cour cantonale pour nouvelle décision.
III. Commentaire
Les propos du prévenu sont manifestement caractéristiques d’une incitation à la haine à l’encontre des juifs, dont la religion est protégée par l’art. 261bis CP (ATF 143 IV 77, c. 2.3 ; ATF 124 IV 121 c. 2b ; ATF 123 IV 202, c. 4c), de sorte que les juridictions saisies n’ont pas épilogué sur cet aspect de l’infraction. A, qui a contesté avoir tenu de tels propos, subsidiairement les avoir tenus en public, n’a d’ailleurs pas prétendu qu’ils échapperaient à la qualification pénale d’incitation à la haine s’ils étaient établis.
C’est la réalisation de l’élément constitutif objectif de la publicité qui était controversée in casu. Dans un arrêt de principe publié en 2004, le TF a abandonné sa précédente jurisprudence selon laquelle était publique toute déclaration dont pouvait prendre connaissance un nombre indéterminé de personnes ou un grand cercle de personnes n’étant pas liées par des relations personnelles (ATF 130 IV 111, c. 5.2.1). Partant, le fait que seule une dizaine de personnes aient été présentes dans la salle au moment des déclarations litigieuses n’était pas un obstacle pour admettre le caractère public des propos de A. Il était en revanche impératif de déterminer si le prévenu s’était exprimé dans un cadre privé, ce que la CAPE a retenu au vu du fait qu’il se serait adressé « en aparté » à deux proches assis au premier rang avant le début de sa conférence, ou de manière publique, ce que le TF a à juste titre admis dans la mesure où ses propos étaient audibles pour l’ensemble des personnes présentes dans la salle.
Le TF a également retenu que l’élément constitutif subjectif de l’infraction était réalisé en l’espèce, sans toutefois qualifier le degré de l’intention du prévenu. Dans le cadre de l’art. 261bis CP, notre Haute Cour se réfère habituellement à la figure du dol éventuel (par exemple : ATF 145 IV 23, c. 2.3) et n’a à notre connaissance jamais indiqué qu’un degré plus élevé d’intention serait requis. Toutefois, une précision sur ce point aurait selon nous été bienvenue dans la mesure où une partie de la doctrine estime qu’en ce qui concerne l’élément constitutif objectif de la publicité, l’intention de l’auteur doit nécessairement relever du dol direct, à l’exclusion du dol éventuel qui serait insuffisant (CR CP II-Mazou, art. 261bis N 24 ; BSK StGB II-Schleiminger Mettler, art. 261bis N 37). Dans ce sens, Niggli considère qu’il ressort de la notion même d’incitation à la haine que l’auteur doit avoir l’intention de s’exprimer en public au stade du dol direct (Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., Zürich/Bâle/Genève 2007, N 1667).
Afin de lever toute ambiguïté, il serait donc opportun que notre Haute Cour indique explicitement si l’auteur qui agit par dol éventuel, soit celui qui tient pour possible le fait que ses propos soient prononcés publiquement au sens de l’art. 261bis CP et qui accepte cette éventualité, est susceptible de réaliser les éléments constitutifs de l’infraction. A notre sens, l’importance des biens juridiques protégés par l’art. 261bis CP, soit la dignité humaine et la paix publique, justifierait que tel soit le cas. Comme l’arrêt présenté ci-dessus l’illustre, la jurisprudence du Tribunal fédéral évolue en tout cas vers une plus grande répression des propos relevant de la discrimination et de l’incitation à la haine.