État de nécessité et circulation routière

L’automobiliste qui roule à 200 km/h sur une autoroute – comportement constitutif d’une violation grave qualifiée des règles de la circulation routière (art. 90 al. 3 et 4 LCR) – pour que sa femme, en proie à des douleurs cardiaques, puisse prendre ses médicaments laissés à la maison ne peut pas être mis au bénéfice d’un état de nécessité (art. 17 CP) en raison du grave danger qu’il fait courir aux autres usagers de la route et de la présence d’un hôpital à proximité.

I. En fait

Au volant d’une voiture de sport, A a circulé sur l’autoroute à une vitesse de 200 km/h, après déduction de la marge de sécurité de 7 km/h. 

Les tribunaux zurichois l’ont toutefois acquitté du chef de violation grave qualifiée des règles de la circulation routière (art. 90 al. 3 et 4 LCR) en raison d’un état de nécessité (art. 17 CP). En substance, ils ont retenu que A avait brièvement dépassé la vitesse autorisée car son épouse, passagère du véhicule, souffrant d’une maladie cardiaque, avait ressenti des douleurs au cœur sur le chemin du retour et devait prendre en urgence ses médicaments laissés à la maison. A avait agi afin de sauver son épouse dont la vie était concrètement en danger et avait ainsi défendu un intérêt supérieur au danger abstrait pour les autres usagers de la route. 

Contre le dernier arrêt cantonal, le Ministère public zurichois recourt au Tribunal fédéral (TF) et demande la condamnation de A. 

II. En droit

Le TF relève qu’il n’est pas contesté que, par son comportement, A a réalisé l’infraction de violation grave qualifiée des règles de la circulation routière. Le seul point litigieux est de savoir s’il pouvait être mis au bénéfice d’un état de nécessité selon l’art. 17 CP (sur les conditions de cette disposition, cf. récemment ATF 147 IV 297, c. 2, in : https://www.crimen.ch/35/) (c. 2.1). 

En cas d’excès de vitesse important, la jurisprudence se montre particulièrement restrictive pour admettre l’état de nécessité. Même lorsque la protection de biens juridiques essentiels (vie, intégrité corporelle, santé) est en jeu, une retenue s’impose car de tels excès sont susceptibles de mettre concrètement en danger un nombre indéterminé de personnes, et c’est souvent par le seul effet du hasard que le danger ne se réalise pas (ATF 116 IV 364, c. 1a) (c. 2.2.1). Dans sa casuistique, le TF a déjà admis l’état de nécessité dans une affaire où le père d’un nouveau-né avait reçu un appel de l’hôpital lui demandant de venir immédiatement pour prendre une décision sur la prise en charge de son enfant, qui souffrait d’une grave insuffisance respiratoire (TF 1C_345/2012 du 17.1.2013) ou dans le cas d’un conducteur ayant conduit à l’hôpital son voisin qui, pris d’insupportables maux de tête, avait accouru chez lui en gémissant, le visage déformé par la douleur (ATF 106 IV 1). En revanche, l’état de nécessité a été nié dans le cas d’un vétérinaire qui se rendait auprès d’une vache souffrant d’une « sévère inflammation des mamelles » (TF 6B_7/2010 du 16.3.2010) ou d’un automobiliste qui s’était cru poursuivi par des malfaiteurs, lesquels étaient en réalité des policiers dans une voiture banalisée (TF 6A.28/2003 du 11.7.2003) (c. 2.4.3, avec les excès de vitesse respectifs).

Toujours selon la jurisprudence, les variantes de l’art. 90 LCR sont toutes des infractions de mise en danger abstraite, les al. 2 à 4 prévoyant une gradation en fonction de l’ampleur du danger. Ainsi, l’art. 90 al. 3 LCR suppose un grand risque d’accident pouvant entraîner de graves blessures ou la mort, soit un risque supérieur au sérieux danger pour la sécurité d’autrui selon l’art. 90 al. 2 LCR. Une mise en danger concrète d’autrui n’est pas nécessaire. Quant à l’art. 90 al. 4 LCR, il fixe des seuils au-delà desquelles l’al. 3 est toujours applicable (c. 2.2.2).

Dans l’ATF 138 IV 258, le TF avait retenu que la violation simple des règles de la circulation routière (art. 90 al. 1 LCR) protégeait directement la fluidité (ou la sécurité) du trafic routier et seulement indirectement des intérêts individuels tels que la vie, l’intégrité corporelle ou le patrimoine (ATF précité, c. 3.1). Le TF avait toutefois relativisé cette affirmation pour l’art. 90 al. 2, 3 et 4 LCR, rappelant qu’au vu des développements législatifs dans le domaine de la circulation routière (programme Via sicura), on pouvait se demander si ces dispositions ne protégeaient vraiment que des intérêts collectifs et seulement indirectement des biens juridiques individuels (ATF précité, c. 2.4.1). La doctrine partage cette position, relevant que l’art. 90 al. 2 LCR suppose un danger accru pour l’intégrité corporelle d’autrui et que les infractions prévues aux art. 90 al. 3 et 4 LCR, de degré criminel, ont pour but de réduire le nombre de victimes de la route (c. 2.4.1 et les références). 

En l’espèce, le TF retient que l’art. 90 al. 3 et 4 LCR protège la vie et l’intégrité corporelle des usagers de la route, soit un bien juridique de même valeur que celui que A souhaitait préserver d’un danger imminent (la vie de sa femme). Il se demande si l’art. 17 CP trouve vraiment à s’appliquer dans une telle situation, mais laisse la question ouverte car les autorités cantonales ont de toute façon mal appliqué cette disposition. En effet, en roulant à 200 km/h, A a massivement dépassé la vitesse maximale autorisée. Une  telle course est susceptible de mettre concrètement en danger un nombre indéterminé de personnes. L’expérience montre que les excès de vitesse sont l’une des principales causes d’accidents graves. Si, d’un côté, A voulait protéger la vie de sa femme, d’un autre, il l’a précisément mise en danger par son comportement, tout comme celle des autres usagers de la route (c. 2.4.4). À cela s’ajoute que l’art. 17 CP implique une subsidiarité absolue. Or en l’occurrence, A aurait pu atteindre l’hôpital cantonal de Winterthur en environ 11 minutes, sans même enfreindre les règles de la circulation routière. Le fait qu’il ne connaissait pas Winterthur ne l’aurait pas empêché de trouver le chemin, les urgences des hôpitaux étant généralement bien indiquées. À la place, A a préféré parcourir le triple de distance pour se rendre chez lui (c. 2.4.5). Le principe de proportionnalité est également violé, un gain de quelques minutes ne se trouvant pas dans un rapport raisonnable avec cette vitesse excessive (c. 2.4.6).

En conséquence, le TF admet le recours et renvoie la cause à l’autorité cantonale pour nouvelle décision. 

III. Commentaire

Au-delà de l’état de nécessité (art. 17 CP), cet arrêt – rendu à cinq juges – apporte une précision bienvenue sur les biens juridiques protégés par l’art. 90 LCR : alors que la question avait encore été laissée ouverte dans l’ATF 138 IV 258, le TF retient ici que l’art. 90 al. 3 et 4 LCR (violation grave qualifiée), voire même déjà l’art. 90 al. 2 LCR (violation grave), protègent bien la vie et l’intégrité corporelle des autres usagers de la route. Cette décision est susceptible d’avoir des conséquences pratiques importantes, notamment sur la qualité de lésé (art. 115 al. 1 CPP), défini comme le titulaire du bien juridique ayant été directement touché par l’infraction (cf. ég. ATF 138 IV 258, c. 2.3). Désormais, l’usager de la route dont la vie ou l’intégrité corporelle aura été concrètement mise en danger par une violation grave (qualifiée) de la LCR devrait se voir reconnaître la qualité de lésé et pourra ainsi se constituer partie plaignante à la procédure (cf. ATF 145 IV 491, c. 2.3.2, sur la qualité de lésé en cas d’infractions de mise en danger). 

L’arrêt résumé ici est aussi l’occasion de rappeler que le « délit de chauffard » (art. 90 al. 4 CP) fait actuellement l’objet de discussions au Parlement, dans le cadre de la révision globale de la LCR (FF 2021 3027). Alors que les deux Chambres s’étaient initialement mises d’accord pour supprimer la peine minimale d’un an de peine privative de liberté, le Conseil national a, le 13 septembre 2022, décidé de faire machine arrière, dans le but affiché d’éviter un référendum – annoncé par une association – sur l’entier du projet. Dans sa dernière version, l’art. 90 al. 3 P-LCR maintient la peine plancher d’un an, mais est complété par un al. 3bis, qui prévoit une réduction de peine facultative (Kannvorschrift) en présence d’une circonstance atténuante conformément à l’art. 48 CP, en particulier si l’auteur de l’infraction a agi pour des « motifs respectables » (let. a) ou s’il n’a pas d’inscription au casier judiciaire pour violation des règles de la circulation (let. b).

Comme rappelé lors des débats, la formulation de l’art. 90 al. 3bis let. a P-LCR paraît maladroite, dès lors que, d’une part, la notion de « motifs respectables » est inconnue de l’art. 48 CP, qui parle uniquement de mobile honorable (let. a ch. 1) et que, d’autre part, l’art. 48 CP est de toute manière déjà applicable à l’art. 90 al. 3 et 4 LCR actuellement en vigueur, avec pour conséquence que le tribunal n’est plus lié par le minimum légal ni par le genre de peine prévus par l’infraction (art. 48a CP) (voir aussi l’éditorial d’Yvan Jeanneret, forumpoenale 5/2022, 321). Cette nouvelle disposition doit encore être discutée devant le Conseil des États.

Proposition de citation : Alexandre Guisan, État de nécessité et circulation routière, in : https://www.crimen.ch/142/ du 4 octobre 2022