Toxicodépendance, responsabilité pénale et expertise psychiatrique

L’autorité pénale (d’instruction ou de jugement) doit ordonner une expertise s’il existe une raison sérieuse de douter de la responsabilité de l’auteur (art. 20 CP), c’est-à-dire lorsqu’elle a effectivement des doutes à ce propos, ou qu’elle aurait dû en avoir compte tenu des circonstances. Une dépendance aux stupéfiants peut être un indice sérieux, propre à générer de tels doutes et à fonder la nécessité d’une expertise, mais uniquement si elle a entraîné une nette perturbation de la conscience, de la faculté volitive ou de la capacité à réagir de l’auteur au moment de la commission des faits. La consommation de drogues à elle seule ne suffit pas à jeter un doute sur la responsabilité pénale. De même, on ne saurait retenir une toxicodépendance et, dans le prolongement, mettre en question la pleine responsabilité de l’auteur, sur la seule base d’une consommation de plusieurs stupéfiants, surtout lorsque celle-ci est sporadique ; dans un tel cas, l’autorité n’est donc pas tenue d’ordonner une expertise.

I. En fait

Le prévenu a mis en danger la santé d’un grand nombre de personnes en ayant, par métier, notamment : acquis, possédé et déposé en vue de la vente, vendu et pris des mesures aux fins de fabriquer des quantités importantes de divers stupéfiants (cocaïne, crystal meth, speed, ecstasy, marijuana), réalisant grâce à cette activité un chiffre d’affaires d’au moins CHF 154’283.-. Il a par ailleurs versé plusieurs dizaines de milliers de francs provenant de la vente de stupéfiants à des sociétés étrangères, et investi dans les Bitcoins de l’argent issu de son trafic. Il est condamné en première instance à une peine privative de liberté et une peine pécuniaire avec sursis pour infraction qualifiée et infraction simple à la LStup, ainsi que pour blanchiment d’argent. Il recourt contre cette décision jusque devant le Tribunal fédéral, pour qu’il soit constaté que la question de sa responsabilité pénale a été ignorée, et qu’une expertise psychiatrique aurait dû être réalisée.

II. En droit

Le recourant se plaint d’arbitraire dans l’établissement des faits au sens de l’art. 9 Cst. et d’une violation de l’art. 20 CP obligeant le juge à ordonner une expertise psychiatrique en cas de doute sérieux sur la responsabilité de l’auteur. La juridiction cantonale aurait manqué à ce devoir en retenant que l’auteur ne souffrait pas de toxicodépendance et qu’il était pleinement responsable pénalement (c. 2.1). Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord qu’une décision ne doit être considérée comme arbitraire que si elle apparaît manifestement insoutenable, tant dans sa motivation que dans son résultat (cf. ATF 146 IV 88, c. 1.3.1 et 145 IV 154, c. 1.1, le fait que la décision soit critiquable étant insuffisant). Tel est notamment le cas lorsque l’autorité méconnait un élément de preuve susceptible d’influencer sa décision, et ce sans raison sérieuse (c. 2.2.1). Conformément à l’art. 20 CP, l’autorité d’instruction ou le juge doit faire appel à un expert s’il existe une raison sérieuse de douter de la responsabilité de l’auteur, ce par quoi il faut comprendre que l’autorité a effectivement des doutes à ce propos, ou qu’elle aurait dû en avoir compte tenu des circonstances (cf. ATF 133 IV 145, c. 3.3).  Sont notamment considérés comme des indices sérieux, propres à mettre en doute la pleine responsabilité de l’auteur au moment des faits : un séjour en hôpital psychiatrique, un comportement aberrant, un alcoolisme chronique, une interdiction fondée sur le Code civil, et une dépendance aux stupéfiants (pour davantage d’exemples, cf. ATF 116 IV 273, c. 4a ; TF 6B_558/2023 du 11.9.2023, c. 3.1 et les références citées). Pour que la consommation de stupéfiants soit susceptible de jeter un doute sur la pleine responsabilité de l’auteur, elle doit avoir entraîné une nette perturbation de la conscience, de la faculté volitive ou de la capacité à réagir de l’auteur au moment des faits (TF 6B_1222/2018 du 3.5.2019, c. 2.2). En d’autres termes, la consommation de drogues à elle seule ne suffit pas à générer un tel doute (c. 2.2.2).

In casu, le Tribunal cantonal a considéré qu’aucun indice ne permettait de douter de la pleine responsabilité pénale du recourant, dès lors qu’il avait présenté sa consommation comme sporadique et festive. Ses déclarations quant aux quantités consommées avaient varié devant la cour cantonale, bien qu’il ait admis qu’elles étaient élevées devant l’instance précédente. Le recourant ne s’était pas dit toxicodépendant et travaillait par ailleurs sans difficulté comme informaticien dans une grande entreprise malgré sa consommation et son trafic (c. 2.3).

Le recourant reproche à la juridiction cantonale d’avoir retenu ces faits pour écarter sa potentielle toxicodépendance, ignorant en cela les nombreuses déclarations consignées au dossier susceptibles de mettre en doute sa responsabilité. Il rappelle qu’il avait notamment indiqué au tribunal de première instance qu’il éprouvait des difficultés à réaliser son travail. Cette argumentation, purement appellatoire, ne convainc pas ; elle manque en effet de montrer en quoi il serait insoutenable que la cour cantonale ait écarté tout doute sur l’éventuelle toxicodépendance du recourant et, dans le prolongement, sur sa responsabilité pénale. Il faut notamment admettre qu’une toxicodépendance n’aurait pas permis au recourant de gérer l’aspect logistique complexe de son trafic comme il le faisait. Les déclarations du recourant ne laissent par ailleurs guère penser qu’il aurait eu des symptômes de dépendance contenus dans la classification statistique internationale de l’OMS des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM-10). En tout état de cause, on ne saurait plus généralement retenir une dépendance aux produits stupéfiants sur la seule base d’une consommation de plusieurs de ces produits, surtout lorsqu’elle est sporadique. La juridiction cantonale n’a dès lors pas fait preuve d’arbitraire en retenant que la consommation du recourant, certes de plusieurs substances, n’avait pas nettement perturbé ses capacités volitives et cognitives au moment des faits. En l’absence d’indices sérieux propres à faire douter de sa pleine responsabilité, l’autorité n’était pas tenue d’ordonner une expertise (c. 2.4).

Le grief est mal fondé et le recours rejeté (c. 2.5).

Proposition de citation : Camille Montavon, Toxicodépendance, responsabilité pénale et expertise psychiatrique, in : https://www.crimen.ch/249/ du 20 février 2024