I. En fait
Le 23 avril 2024, le Tribunal de police du canton de Genève condamne A, un homme issu de la communauté rom, domicilié en Roumanie, analphabète et sans ressources, à une amende de CHF 300.-, convertible en une peine privative de liberté de substitution de trois jours. A est rendu coupable de mendicité, au sens de l’art. 11A al. 1 let. c de la Loi pénale genevoise du 17 novembre 2006 (RS/GE E 4 05 ; LPG/GE) (dans sa teneur en vigueur depuis le 12 février 2022), pour avoir tendu la main ou un gobelet dans des espaces proscrits et ce à 9 reprises entre novembre 2022 et mars 2023.
Le 9 octobre 2024, la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice du canton de Genève admet très partiellement l’appel et acquitte A pour l’une des 9 situations au motif que le lieu de commission décrit dans l’ordonnance pénale ne peut être établi sur la base du rapport de contravention. La peine prononcée en première instance est maintenue.
Le 14 novembre 2024, A forme recours en matière pénale au Tribunal fédéral en concluant principalement à son acquittement.
II. En droit
Le TF analyse la question dans deux considérants principaux (c. 7 et 8), le premier tendant à déterminer si la condamnation du recourant respecte les exigences de l’art. 7 CEDH, « pas de peine sans loi ». Le TF rappelle que l’article a de nombreuses vocations, dont découle notamment le principe selon lequel une infraction doit être clairement définie par la loi. Après avoir posé les limites du principe en invoquant notamment la place de l’interprétation judiciaire, et en faisant mention du fait que l’exigence de précision dépend aussi des destinataires de la norme (ATF 149 I 248, c. 4.6.1), notre Haute Cour analyse la formulation de l’art. 11A LPG/GE. Le TF donne acte au recourant en ce sens que, au contraire de ce que retient la cour cantonale, la locution « aux abords immédiats » n’est pas univoque. A l’instar d’autres expressions telles que « à proximité immédiate » et « aux alentours immédiats », cette indication ne permet pas de déduire une distance limite en dessous de laquelle le comportement incriminé serait punissable. Le TF n’exclut pas le recours à de telles formulations en précisant que plusieurs textes normatifs se réfèrent à des distances relatives. Il explique que cette notion, « polysémique par nature », ne peut se comprendre que dans un certain contexte qui peut délimiter son ordre de grandeur. En se référant notamment à la prévisibilité de la norme, le TF explique que les travaux préparatoires de la norme ne permettent pas de comprendre « immédiatement et précisément » la portée des multiples interdictions posées par l’art. 11A LPG/GE (c. 7.3 à 7.5.5).
Après une interprétation approfondie des notions des abords immédiats des entrées et sorties d’établissements commerciaux, des arrêts de transports publics ainsi que des entrées et sorties des marchés, notamment à la lumière des garanties d’intérêts publics tels que l’ordre public ainsi que les intérêts commerciaux, le TF conclut que la notion « d’abords immédiats » délimite un rayon de quelques mètres autour des entrées et des sorties. En l’espèce, parmi les 8 états de fait de mendicité reprochés à A, il a été condamné pour avoir mendié « à moins de 10 mètres d’une entrée », « à environ 2 mètres », « devant un magasin puis aux abords immédiats de celui-ci » et « à proximité immédiate », notamment. Le TF retient qu’agir à moins de 2 mètres de l’entrée d’un magasin réalise objectivement, et sans aucun doute, l’état de fait incriminé par l’art. 11A LPG/GE (c. 7.6 à 7.8.1).
Il retient en revanche que : « En l’absence de tout élément objectif permettant de la concrétiser, une constatation de fait telle que « aux abords immédiats » ou « à proximité immédiate » d’un bâtiment ou d’un arrêt de transports publics, qui constitue une pure appréciation, ne permet tout simplement pas de contrôler l’application de la norme pénale cantonale, fût-ce sous l’angle de l’arbitraire. Il en va de même d’indications telles que « devant » un établissement commercial (…) ou « à hauteur » de celui-ci, qui ne permettent pas d’apprécier le respect de l’exigence d’immédiateté des abords posée par la loi et moins encore avec les entrées et sorties d’un bâtiment. Quant à la précision « à moins de 10 mètres », elle semblerait plutôt, au bénéfice du doute, devoir exclure la réalisation de cette condition, pour peu qu’elle doive être interprétée restrictivement. » (c. 7.8.2).
Ce raisonnement conduit à l’annulation de la condamnation du recourant dans plusieurs des 8 cas de mendicité qui lui sont reprochés.
Le second considérant clé de l’arrêt analyse la proportionnalité de la restriction de la garantie fondamentale de l’art. 8 CEDH, « droit au respect de la vie privée et familiale », subie par A en raison de sa condamnation. Selon le TF, qu’elle soit totale ou partielle, l’interdiction de la mendicité restreint les droits et libertés prévus aux art. 7 et 10 al. 2 Cst., et atteint la dignité humaine (ATF 149 I 248, c 4.3). Le TF rappelle que puisque cette atteinte à l’art. 8 CEDH a comme fondement une loi au sens formel, seule doit être encore questionnée la proportionnalité de l’atteinte (art. 36 al. 3 Cst.), respectivement sa nécessité dans une société démocratique (art. 8 par. 2 CEDH) (c. 8 à 8.4).
Le TF a déjà relevé que la proportionnalité de la pénalisation de comportements passifs de mendicité était délicate (ATF 149 I 248, c. 5.4.6). Il a également d’ores et déjà estimé qu’il était « douteux » que l’amende, à laquelle pouvait se substituer une peine privative de liberté, apparaisse adaptée (TF 6B_889/2022 du 2.11.2022, c. 2.3.3). Le TF a une fois de plus rappelé qu’une telle conversion ne peut entrer en considération que comme ultima ratio, après l’échec d’autres mesures plus adéquates, notamment de nature administrative (c. 8.5).
En l’espèce, le TF retient que les rapports de contravention relatifs aux 8 différents comportements reprochés à A déclaraient ce dernier en contravention sur le champ, sans avertissement préalable, et avaient ainsi un caractère pénal, violant le principe de l’ultima ratio. Les rapports précisent que le recourant avait été prié de ne plus s’adonner à cette pratique. Le TF souligne que l’on ignore dans quelle langue avait été communiquée cette information. Le TF questionne également la précision de ladite information donnée à A, au vu de l’imprécision des termes de la loi, telle qu’exposée ci-dessus. Le TF dénote l’absence d’information en roumain en rapport avec le risque de conversion de l’amende en peine privative de liberté sur les ordonnances pénales notifiées à A. Il remarque que les ordonnances n’avaient, quoi qu’il en soit, été notifiées à A que postérieurement aux faits les plus récents qui lui étaient reprochés (c. 8.7).
Partant et au vu de ce qui précède, le TF annule la condamnation du recourant, l’atteinte à ses droits fondamentaux ne respectant pas le principe de la proportionnalité. Le vice n’étant pas susceptible d’être guéri, la décision est réformée, A est acquitté et la cause est renvoyée à l’autorité cantonale pour nouvelle décision sur les frais et dépens de la procédure cantonale (c. 9).
III. Commentaire
La décision s’inscrit dans une saga d’importance nationale sur laquelle la CourEDH s’est déjà prononcée. En 2021, dans l’affaire Lăcătuş c. Suisse (requête n° 14065/15), Strasbourg avait jugé l’ancien art. 11A LPG/GE contraire à l’art. 8 CEDH. L’article cantonal prévoyait alors l’interdiction générale de la mendicité. Le canton de Genève avait ensuite voté une nouvelle formulation de l’article, qui est celle en vigueur aujourd’hui. Un recours abstrait avait été formé à l’encontre de cette nouvelle version, mais avait été déclaré irrecevable en raison de son dépôt tardif (TF 1C_518/2022 du 30.09.2022). Ainsi, c’est la première fois que le TF se prononce au sujet de l’art. 11A LPG/GE dans sa version actuelle.
Soulignons que dans la foulée de l’acquittement d’A, notre Haute Cour a prononcé l’acquittement de 5 autres personnes en situation de précarité extrême ayant tendu la main à Genève, et ce pour les mêmes motifs. Le présent arrêt est le seul destiné à publication.
Dans un contexte national tendant à la limitation, la pénalisation et l’invisibilisation de la mendicité, la décision de notre Haute Cour ne peut que nous faire questionner la direction que prend la réglementation de la mendicité en Suisse. En effet, à la veille de l’entrée en vigueur du nouvel art. 23 al. 2 let. b de la Loi pénale vaudoise du 19 novembre 1940 (BLV 311.15 ; LPén/VD), prévoyant notamment l’interdiction de la mendicité « à proximité immédiate » des écoles, banques et distributeurs automatiques d’argent ainsi « qu’aux entrées » des magasins et établissements médicaux et de soins, le rappel des juges fédéraux est clair : l’effectivité des droits fondamentaux des personnes mendiantes prime sur la réglementation et la pénalisation de la mendicité.