I. En fait1
Aux premières heures du 4 novembre 2017, un jeune conducteur, A, en état d’ébriété et de retour d’une soirée à Zurich, tente de dépasser un poids lourd sur l’autoroute A4, à proximité d’Andelfingen (ZU), en empruntant la sortie menant à l’aire de repos d’Humlikon. En rejoignant la semi-autoroute, il perd le contrôle de son véhicule et provoque une collision frontale. L’un de ses passagers décède, quatre autres personnes sont blessés, certaines grièvement. La presse régionale qualifie cette chevauchée de « galop du diable » (Manuel Sackmann, 4 Jahre und 6 Monate für «Teufelsritt» über Rastplatz, in : Andelfinger Zeitung Online du 26.3.2024).
Par la suite, le Ministère public du canton de Zurich dépose, le 14 septembre 2020, un acte d’accusation pour homicide et lésions corporelles commis par dol éventuel. Par jugement de première instance du 19 juillet 2021, le Tribunal d’arrondissement d’Andelfingen condamne A à une peine privative de liberté de cinq ans et deux mois, notamment pour mise en danger multiple de la vie d’autrui et homicide par négligence (jugement DG200003-B/U02/Je du 19.7.2021).
Sur appel tant du Ministère public que du prévenu, la Cour suprême du canton de Zurich, par arrêt du 22 mars 2024, confirme la condamnation de A pour mise en danger de vie et homicide par négligence et prononce une peine privative de liberté de quatre ans et six mois (jugement SB230291 du 22.3.2024).
A. forme un recours en matière pénale contre cet arrêt, concluant à son annulation partielle, le Tribunal fédéral le rejette dans la mesure de sa recevabilité (TF 6B_481/2024 du 23.10.2024).
II. En droit
Le recourant s’en prend à la fixation de la peine opérée par l’autorité précédente (c. 2) et, dans un premier temps, le Tribunal fédéral présente les éléments relatifs au comportement de l’auteur (Tatkomponent) examinés par l’autorité inférieure (c. 2.2).
L’autorité précédente part de l’infraction la plus grave, à savoir la mise en danger de la vie d’autrui, et détermine la peine de base pour celle-ci. S’agissant de la gravité objective des faits, elle retient que le recourant a créé un danger très élevé, proche de la réalisation du risque, ce qui ressort du fait qu’un des occupants du véhicule est décédé. Sur le plan subjectif, le recourant a agi intentionnellement. Il a exécuté cette manœuvre téméraire uniquement pour des motifs égoïstes, en voulant dépasser un semi-remorque qui l’agaçait. Il a ainsi placé ce mobile futile au-dessus de l’intégrité physique et de la vie d’autrui, ce qui est répréhensible (c. 2.2.1).
Ensuite, l’autorité précédente tient compte de l’homicide par négligence et souligne que la vie humaine constitue le bien juridique suprême, de sorte que sa violation pèse très lourdement. Toutefois, le comportement de l’auteur n’a pas été planifié, mais commis de manière spontanée. Sur le plan subjectif, elle retient qu’il repose sur des motifs absolument futiles et incompréhensibles. La violation du devoir de prudence est grave et frôle le dol éventuel (c. 2.2.3).
Les arguments que le recourant oppose à cette appréciation ne sauraient prospérer (c. 2.4). En effet, il ne remet pas en cause les éléments constitutifs de l’infraction, mais uniquement des aspects subjectifs liés à sa situation personnelle, son comportement postérieur aux faits et l’atteinte personnelle subie (c. 2.4.1). Il invoque une sensibilité accrue à la peine en raison de sa paternité, mais celle-ci ne constitue pas une circonstance exceptionnelle au sens de la jurisprudence, d’autant qu’il connaissait les risques pénaux lors de la conception de son fils (c. 2.4.2). S’agissant de son comportement après les faits, bien qu’il les ait reconnus rapidement et adressé quelques gestes aux victimes, l’autorité inférieure n’a pas retenu de repentir sincère, ses excuses n’ayant été formulées qu’en audience (c. 2.4.3 2e par.). Quant à l’atteinte personnelle liée à la perte du défunt, l’instance précédente n’a trouvé aucun élément établissant une amitié particulièrement étroite et n’a donc retenu cette circonstance que de manière marginale (c. 2.4.4). Enfin, la peine de 4 ans et 6 mois exclut tout sursis partiel (c. 2.4.5).
Au vu de ce qui précède, la fixation de la peine par l’autorité précédente ne prête pas le flanc à la critique (c. 2.5). Partant, le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable (c. 3).
III. Commentaire
Le Tribunal fédéral considère que la condamnation prononcée par l’autorité précédente est conforme au droit fédéral en ce qui concerne la sanction infligée (« Sanktionspunkt »). Il ne se prononce toutefois pas sur la condamnation pour mise en danger de la vie d’autrui et pour homicide par négligence, c’est‑à‑dire sur la question de la culpabilité (« Schuldpunkt », terminologie : BSK BGG3–Thommen, art. 81N 33). Ce faisant, il méconnaît que l’argument le plus déterminant en faveur de la sanction infligée aurait précisément pu être tiré de sa propre jurisprudence relative à la culpabilité. Comme on le verra ci-après, la cause n’aurait pas dû, selon sa jurisprudence constante, être qualifiée de mise en danger de la vie d’autrui, infraction passible d’une peine privative de liberté « de cinq ans au plus » (art. 129 CP), mais d’homicide par dol éventuel, réprimé d’une peine privative de liberté « de cinq ans au moins » (art. 111 CP). Il allait de soi que ce cadre légal sensiblement plus sévère aurait pu servir d’argument à l’appui de la peine infligée. En ne se fondant pas sur sa jurisprudence plus stricte, le Tribunal fédéral a implicitement approuvé la condamnation pour mise en danger de la vie d’autrui (art. 129 CP) et homicide par négligence (art. 117 CP) et s’est ainsi écarté de sa jurisprudence en matière de « chauffard ».
Sous l’ancienne jurisprudence, les infractions de chauffard ayant entraîné la mort – telles que, par exemple, des courses-poursuites, des manœuvres téméraires ou des excès de vitesse – étaient en règle générale qualifiées d’homicides par négligence (Gian Ege, Will ein Raser töten?, Eventualvorsätzliche Tötung im Strassenverkehr – eine juristische Bestandsaufnahme, in : Schwarzenegger/Nägeli (édit.), 5e Zürcher Präventionsforum – Raser, Risikofahrer und andere kriminelle Verkehrsteilnehmer, Zurich/Bâle/Genève 2012, 108 ; Gunhilde Godenzi/Jacqueline Bächler-Biétry, Tötungsvorsatz wider Willen? – Die Praxis des Bundesgerichts bei Raserdelikten, in : Schaffhauser (édit.), Jahrbuch zum Strassenverkehrsrecht 2009, Saint-Gall 2009, 604). Ce n’est qu’à partir de l’arrêt de principe ATF 130 IV 58 (Gelfingen ; LU) (JdT 2004 I 486), rendu en 2004, que le Tribunal fédéral a changé de cap, considérant désormais de telles conduites comme des homicides par dol éventuel. Malgré les nombreuses critiques formulées en doctrine (Felix Bommer, Die strafrechtliche Rechtsprechung des Bundesgerichts im Jahr 2007, RSJB 2009, 921 s. ; Godenzi/Bächler-Biétry, op. cit., 589 ; Ann. Komm. StGB-Ege, art. 111 N 16), il a maintenu cette jurisprudence jusqu’à aujourd’hui. Dans l’affaire Andelfingen objet du présent commentaire, le Tribunal fédéral a toutefois confirmé des jugements cantonaux qui s’en écartent explicitement et reviennent à la pratique antérieure à 2004.
En tant qu’« autorité judiciaire suprême de la Confédération » (art. 188 al. 1 Cst. ; art. 1 al. 1 LTF), le Tribunal fédéral doit s’assurer que les tribunaux cantonaux appliquent le droit fédéral de manière uniforme (BSK BV-Seferovic, Art. 188 N 29 ; BSK BGG3–Boog, Art. 29 N 10 ; BSK BGG3–Schott, Art. 95 N 10 ; BSK BGG3–Thommen/Faga, Art. 78 N 10). Le Tribunal fédéral aurait donc dû au moins préciser dans un obiter dictum que les jugements contestés étaient contraires au droit fédéral, non pas en ce qui concerne la sanction (peine privative de liberté), mais bien en ce qui concerne la culpabilité (mise en danger de la vie d’autrui et homicide par négligence en lieu et place d’un d’homicide avec dol éventuel). Comme le rappelle notre Haute Cour, « il s’agit là d’une question de droit fédéral que le recourant ne soulève pas explicitement, mais qui se pose nécessairement à titre préalable ; la cour de céans peut donc l’examiner d’office et librement » (ATF 141 III 479, c. 2.1).
Certes – cela peut être relevé ici à titre d’obiter dictum – les meilleurs arguments militent, en l’espèce, en faveur de l’ancienne jurisprudence : par sa manœuvre de dépassement, le recourant a causé la mort de son ami tout en se mettant lui-même en danger de mort. Il paraît néanmoins évident qu’il n’a ni accepté ni voulu cette issue – ni pour autrui, ni pour lui-même (voir jugement DG200003-B/U02/Je du 19.7.2021, 12 et 23 s.). En revanche, il a, par sa chevauchée infernale, effectivement mis en danger la vie d’autrui de manière particulièrement dénuée de scrupules, causant ainsi, par une violation grave des règles de prudence et de la circulation routière, le décès et des blessures graves (cf. Marc Thommen/Laura Jetzer, Eventualvorsatz und Lebensgefährdung, Zur Entstehung von Art. 129 StGB sowie zu dessen Anwendbarkeit auf Gewaltdelikte im Strassenverkehr, in : Donatsch/Gossner/Maurer/Wiederkehr [édit.], Liber amicorum für Ulrich Weder, Ueli, der Staatsanwalt, Zurich 2016, 200 ss).
L’ancienne jurisprudence reflète mieux la volonté du législateur. L’infraction de mise en danger de la vie d’autrui (art. 129 CP) a été introduite, afin de réprimer des comportements dangereux, mais parfois sans conséquences, dans le domaine de la circulation routière, et ce pour permettre une sanction appropriée de conduites téméraires et dépourvues de scrupules sans devoir présumer un dol éventuel quant à une atteinte à l’intégrité physique ou la vie (cf. Thommen/Jetzer, op. cit., 193 ss).
Enfin, un retour à l’ancienne jurisprudence permettrait de rétablir la cohérence des jugements relatifs aux infractions de type « chauffard ». Dans l’arrêt Gelfingen et dans les décisions qui ont suivi, le Tribunal fédéral n’a retenu l’homicide intentionnel sous la forme du dol éventuel que lorsque le comportement reproché avait effectivement entraîné la mort d’une personne. Dans les cas où une conduite gravement imprudente n’a, par un heureux concours de circonstances, pas conduit à un accident, l’application conséquente de la jurisprudence Gelfingen aurait dû mener à retenir une tentative d’homicide. Dans ces situations toutefois, le Tribunal fédéral a continué de qualifier les faits de simple mise en danger de la vie d’autrui (ATF 133 IV 1 ; TF 6S.127/2007 du 6.7.2007 ; TF 6B_876/2016 du 3.4.2017 ; Thommen/Jetzer, op. cit., 192). En résumé, la présente affaire aurait offert l’occasion de mettre un terme à la « dérive jurisprudentielle » inaugurée par l’arrêt Gelfingen, et de qualifier les « galops du diable » de mise en danger de la vie d’autrui, que ceux-ci entraînent ou non la mort d’une personne.
- Chat GPT-4 d’OpenAI et DeepL ont été utilisés pour la structuration et l’optimisation linguistique du manuscrit.↩︎