I. En fait
Le 19 octobre 2009, une femme est retrouvée morte devant chez elle. Elle a succombé à la suite de cinq tirs à bout portant par arme à feu. Ayant récemment appris que sa femme le trompait, A est soupçonné pendant plusieurs années par les autorités pénales zurichoises d’être à l’origine de cet homicide. Ce dernier a toutefois toujours maintenu ne rien avoir à faire avec la mort de son épouse. La procédure reste ainsi au point mort. Les autorités pénales décident alors de mettre en place une investigation secrète (art. 285a ss CPP). Pour ce faire, deux agents infiltrés sont engagés. Sachant A superstitieux et particulièrement convaincu de l’existence d’esprits maléfiques et de ce type de spiritualité, le premier agent infiltré, C, se présente à A comme étant lui-même croyant de forces surnaturelles. Après être parvenu à nouer une relation de confiance avec A, notamment en parlant de nombreuses fois de l’instruction pénale menée contre lui, C lui propose d’aller rendre visite à D, seconde agente infiltrée, présentée comme une genre de sorcière ou voyante ayant des compétences pour chasser les mauvais esprits.
Dès les premières visites de A, D lui explique que l’esprit de son épouse décédée est en train de le hanter lui et ses enfants et qu’il tente de lui montrer de quelle manière elle est morte. Elle ajoute que la seule manière d’apaiser l’esprit malveillant et d’éviter qu’il s’en prenne à A est de découvrir comment l’homicide est intervenu. C continue à fréquenter A, et le conforte dans l’idée que l’esprit malveillant de sa femme risque de se venger contre lui et ses enfants. D explique à A que l’esprit lui parlerait de l’usage d’un pistolet pour donner la mort.
Profitant également de l’importante pression causée par la procédure pénale dirigée contre A, C et D maintiennent ce dernier dans une situation inextricable, en lui proposant de se libérer par la parole, en affirmant que si A se décide à tout raconter, l’esprit malveillant de son épouse décédée allait le laisser enfin tranquille. A un certain moment, D précise notamment à A que ses pouvoirs de protection étaient limités, et n’allaient pas durer plus d’une semaine. Exploitant la superstition de A, C et D apposent finalement une marque rouge de paume de main sur sa voiture qui, selon ses croyances, correspondrait à une expression réelle du mauvais esprit.
La pression créée sur A est telle que ce dernier finit par déclarer qu’il souhaite enfin avoir la paix et une protection pour lui et ses enfants, avant de passer aux aveux. Toujours sous couverture, C et D lui demandent des informations supplémentaires sur le déroulement des faits, en expliquant que l’esprit a besoin de connaître tous les détails pour être définitivement désintéressé. A explique alors qu’il a assassiné sa femme à l’aide d’un pistolet.
Devant le Tribunal de première instance de Zurich, A est reconnu coupable d’assassinat (art. 112 CP) et se retrouve condamné à une peine privative de liberté de 14 ans.
En appel, le Tribunal cantonal déclare les aveux de A absolument inexploitables et, faute de preuves suffisantes au dossier, l’acquitte au bénéfice d’un doute insurmontable.
Le Ministère public central zurichois conteste cette décision et dépose un recours en matière pénale au Tribunal fédéral concluant à son annulation et au renvoi de la cause à l’instance précédente pour nouvelle décision tendant à ce que A soit reconnu coupable d’assassinat.
II. En droit
Le Tribunal fédéral débute son analyse par rappeler le cadre légal de l’investigation secrète (art. 285a ss CPP) et précise que cette mesure de surveillance, si elle vise en premier lieu le crime organisé, peut également être ordonnée contre une seule personne cible (c. 2.1.1). Il relève en outre que les conditions formelles de l’investigation secrète (art. 286 et 289 CPP) étaient réalisées en l’espèce, conclusion non contestée par le recourant (c. 2.1.2).
Notre Haute Cour présente ensuite les considérations ayant menées les autorités cantonales zurichoises à estimer que les aveux ont été obtenus au moyen d’une tromperie si intense qu’il en a résulté la création d’une pression excessive sur le prévenu, qui n’a eu d’autre choix que de dire ce que les agents infiltrés voulaient entendre pour que « l’esprit lui fiche enfin la paix ». En substance, les juges cantonaux ont estimé que le fait que A soit déjà porté sur une spiritualité incluant l’existence d’esprits malveillants ne changeait rien au fait que les agents infiltrés sont allés bien au-delà de ce qui était autorisé. En effet, si l’intervention de C n’était probablement pas encore problématique, l’usage de D a créé une situation incompatible avec les principes fondamentaux de la procédure pénale. Les autorités zurichoises insistent sur le fait que c’est C qui a proposé à A d’aller rendre visite à D. Elles reprochent également à C et D d’avoir sciemment mis en place une situation créant une très forte pression sur le prévenu, alors qu’ils savaient déjà que A était particulièrement impacté par la procédure pénale ouverte contre lui. Notamment, D a plusieurs fois expliqué à A que l’esprit malveillant de son épouse décédée était furieux de ne pas pouvoir assister à l’adolescence de ses enfants et a maintes fois orienté les discussions sur la mort de la victime en soutenant que l’esprit lui montrait comment le décès était intervenu. C prenait ensuite soin de conforter A sur le fait que la voyante lui prodiguait de bons conseils, qu’il fallait suivre. Lorsque D a annoncé la fin de la protection qu’il pouvait offrir dans les sept prochains jours, il a délibérément maintenu la pression psychique qui pesait sur lui. La mise en scène, par les agents infiltrés, d’une fausse tâche de sang sur sa voiture a définitivement piégé A, qui n’a eu d’autre choix que de servir les aveux qui étaient attendus de lui. Par ce procédé, les agents infiltrés ont ainsi placé le prévenu dans une situation telle que sa liberté de décision était totalement supprimée. Les aveux de A ne pouvaient dès lors être considérés comme une manifestation de volonté libre et spontanée. L’intervention des agents C et D a ainsi gravement violé l’interdiction de l’usage de moyens de contrainte, menaces, promesses, tromperie et autres moyens susceptibles de porter atteinte à la liberté de pensée et de volonté du prévenu. En pareilles circonstances, seule l’application de l’art. 141 al. 1 CPP s’imposait (c. 2.3).
Après avoir rappelé le droit fondamental du prévenu de ne pas s’auto-incriminer (nemo tenetur se ipsum accusare) et de ses différentes composantes, le Tribunal fédéral précise qu’en application de l’art. 113 al. 1 3ème phr. CPP, le prévenu doit également se soumettre aux mesures de contraintes prévues par la loi. En font partie les mesures de surveillance (art. 269 à 298d CPP). L’investigation secrète a ceci de particulier qu’elle suppose, dans son existence même, l’usage de la tromperie. Le législateur a pris cette particularité en compte, ce que la doctrine reconnaît unanimement (c. 2.5.1). L’investigation secrète n’est toutefois pas sans limite. L’agent infiltré ne peut pas profiter de la relation de confiance établie pour contourner le droit du prévenu de ne pas s’auto-incriminer et lui poser des questions qui auraient dû l’être au cours d’un interrogatoire formel (ATF 143 I 304, c. 2.3 et les références citées). Le fait que le prévenu a déjà donné des indications sur les accusations portées contre lui durant la phase préliminaire n’y change rien (ATF 138 IV 47, c. 2.6.1 ; ATF 131 IV 36 c. 3.1). Sous réserve des cas pouvant tomber sous le coup des art. 303 à 305 CP, le prévenu n’a aucune obligation de dire la vérité. Toute tentative de contournement de ce droit est illicite, que le prévenu ait ou non eu la possibilité expresse de faire usage de son droit de se taire (c. 2.5.3). En orientant systématiquement les discussions avec le prévenu sur la mort de son épouse alors que celui-ci faisait l’objet de pressions inadmissibles, les agents infiltrés ont clairement contourné le droit de A de ne pas s’auto-incriminer (c. 2.7).
Les juges de Mon Repos abordent ensuite la question de savoir quelle conséquence il convient de donner à cette problématique. En effet, selon l’art. 141 al. 1 CPP, toute preuve obtenue au moyen de l’une des méthodes prohibées visées à l’art. 140 al. 1 CPP doit être reconnue comme absolument inexploitable. Tandis que selon l’art. 293 al. 4 CPP, disposition ayant vocation à réglementer l’étendue de l’intervention de l’agent infiltré, tout excès ou provocation de la part de ce dernier doit être pris en compte dans le cadre de la fixation de la peine sous forme d’atténuation ou, dans les cas les plus graves, d’exemption totale de peine. Cet article a toutefois été rédigé à l’aune de l’interdiction de la provocation à une infraction. On peut ainsi se demander s’il peut être appliqué aux cas de contournements du droit du prévenu de se taire (c. 2.8.2).
La doctrine penche pour une application de l’art. 293 al. 4 CPP également s’agissant d’une provocation d’aveux, l’atténuation de peine pouvant être vue comme une compensation équitable en cas d’excès, telle qu’exigée par la jurisprudence de la CourEDH (Akbay et autres c. Allemagne, 40495/15 du 15.10.2020 § 109; Furcht c. Allemagne, 54648/09 du 23.10.2014, § 46; Bykov c. Russie, 4378/02 du 10.3.2009, § 89; Allan c. Royaume-Uni, 48539/99 du 5.11.2002, § 42). La question est en définitive de savoir si une atténuation, voire une exemption de peine, suffit à compenser la provocation au regard de l’équité de la procédure, lorsque d’autres méthodes absolument interdites (cf. art. 140 al. 1 CPP) sont utilisées ou lorsque le droit du prévenu de garder le silence a été violé, contourné ou limité (c. 2.8.4).
Le Tribunal fédéral continue son raisonnement et parvient à la conclusion que l’importance du droit de ne pas s’auto-incriminer dans le procès pénal s’oppose à l’application de l’art. 293 al. 4 CPP en cas d’interrogatoire secret d’un prévenu par un agent infiltré. Ce droit fait partie de l’essence même du procès équitable, et ne saurait être compensé en cas de violation. Le respect de ce principe peut aussi être rattaché à l’art. 3 al. 2 let. d CPP, qui impose aux autorités pénales de ne pas faire usage de méthodes d’administration de preuves contraires à la dignité humaine (torture, abaissement ou suppression du libre-arbitre, etc.). L’importance du droit de se taire est également reprise à l’art. 158 al. 1 let. b et al. 2 CPP, disposition exigeant des autorités que chaque prévenu soit informé, avant une audition, de son droit de ne pas s’auto-incriminer. Cette garantie de procédure fondamentale est de nature absolue (TF 6B_990/2017 du 18.4.2018 c. 2.4.4) (c. 2.8.5). La jurisprudence allemande va dans le même sens (c. 2.8.6). Ce constat s’impose également sous l’angle du risque d’obtenir de faux aveux pouvant aller à l’encontre de la recherche de la vérité, et permet dès lors d’éviter des erreurs judiciaires (c. 2.8.7).
En conclusion, force est d’admettre que l’investigation secrète inclut certaines restrictions à l’art. 140 al. 1 CPP, en particulier s’agissant de l’usage de la tromperie. Cela ne signifie cependant pas que les autres interdictions de l’art. 140 al. 1 CPP sont remises en cause. Les art. 285a ss CPP ne doivent ainsi pas être utilisés pour contourner les art. 140 et 141 al.1 CPP et le droit de ne pas s’auto-incriminer. Si ce dernier droit est violé, l’art. 141 al. 1 CPP s’applique et les aveux obtenus sont absolument inexploitables (c. 2.8.8).
En l’espèce, C et D, par leur procédé de création d’une peur sérieuse à l’endroit du prévenu et de l’alimentation de celle-ci, de même que par la pression constamment intensifiée sur A, ont très clairement contourné son droit de ne pas s’auto-incriminer. Cette façon de faire viole l’art. 6 CEDH et doit être qualifiée de méthode interdite au sens de l’art. 140 al. 1 CPP. Les aveux de A sont effectivement totalement et absolument inexploitables. Sans eux, les preuves au dossier sont insuffisantes, même si certains éléments peuvent être retenus à charge contre A. C’est donc sans violer le droit fédéral que les autorités zurichoises ont acquitté A au bénéfice du doute (c. 2.9 et 3).
Le recours du Ministère public zurichois est rejeté, et l’arrêt de l’instance cantonale confirmé (c. 4).
III. Commentaire
La solution retenue par les autorités zurichoises et le Tribunal fédéral doit être pleinement approuvée. Elle doit également être saluée en tant qu’elle tranche la controverse doctrinale qui avait été laissée ouverte en 2017 (ATF 143 I 304, c. 2) entre l’application de l’art. 293 al. 4 et celle de l’art. 141 al 1 CPP en cas de contournement du droit du prévenu de ne pas s’auto-incriminer. Dans ce précédent arrêt, le Tribunal fédéral s’était limité à énoncer le principe issu de la jurisprudence de la CourEDH, selon lequel l’agent infiltré ne peut pas profiter de la relation de confiance qu’il a établie pour poser au prévenu des questions qui auraient dû l’être à l’occasion d’un interrogatoire.
L’état de fait dont a dû se saisir notre Haute Cour présente toutefois un caractère tout à fait exceptionnel, ne permettant à notre sens pas d’établir une règle générale véritablement applicable pour toutes les situations dans lesquelles un agent infiltré intervient pour élucider une infraction après la commission de celle-ci (dans le même sens s’agissant de la compatibilité de l’art. 293 al. 4 avec la jurisprudence de la CourEDH : SK StPO-Hansjakob/Pajarola, ad art. 293,N 44). La lecture de l’état de fait de cette affaire est à ce point inédite que tout juriste est en droit de se poser la question : comment se fait-il que la personne de contact (art. 291 CPP) et le ministère public (art. 290 CPP) aient autorisés les agents C et D à mettre en place un tel stratagème pour piéger le prévenu ?
L’affaire genevoise de l’agent infiltré faux détenu à Champ Dollon (affaire dite de « l’agent 55 ») s’était également terminée devant le Tribunal fédéral, sans que ce dernier se saisisse de l’occasion pour affiner sa jurisprudence de 2017 (TF 6B_247/2020 du 6.5.2020, c. 1). Cette affaire, si elle mettait en cause l’intervention d’un agent infiltré en milieu carcéral, procédé également rarissime, ne présentait toutefois pas des indices de graves violations du principe nemo tenetur. On peut ainsi légitimement se poser la question de l’applicabilité de la présente jurisprudence à tous les cas dans lesquels un agent infiltré oriente quelque peu la discussion avec le prévenu pour tenter de le faire parler de faits dont il est soupçonné. En pareille hypothèse, il pourrait effectivement être fait grief aux autorités judiciaires d’accorder un trop grand avantage au prévenu finalement confondu, mais dont les aveux sont en définitive tous déclarés inexploitables sur la base du simple fait que l’agent aurait quelque peu orienté ses questions. A cela s’ajoute qu’une investigation secrète suppose nécessairement une prise de contact parfois soutenue avec le prévenu lors de l’établissement du rapport de confiance, phase durant laquelle l’agent infiltré se doit d’être un minimum actif afin de gagner cette confiance, et qui pourrait déjà à ce stade se faire reprocher d’avoir orienté la prise de contact avec le prévenu et, ce faisant, contourné le droit du prévenu de ne pas s’auto-incriminer.
Avant la mise en œuvre de l’investigation secrète, le prévenu A avait précédemment été interrogé à plusieurs reprises par les autorités zurichoises. Il était ainsi déjà « à la disposition des autorités pénales ». Mais qu’en est-il des agents infiltrés qui interviennent dans un milieu criminel dans le cadre duquel des infractions ont déjà été commises et d’autres sur le point de l’être ? En effet, l’investigation secrète permet également d’identifier l’importance d’un milieu criminel, notamment le genre d’infractions commises et à commettre, afin d’en identifier l’organisation et la portée. Dans une telle configuration, les membres du milieu criminel cible n’ont encore jamais eu de contact avec les autorités pénales pour les faits objets de l’enquête en cours. Si l’agent infiltré entame des discussions quelque peu orientées avec eux, est-ce que leur droit de ne pas s’auto-incriminer doit déjà être protégé de manière absolue ? Il n’est pas certain que la présente jurisprudence réponde clairement à ce type de situation.
À notre sens, l’investigation secrète comporte une part difficile à cerner sous l’angle procédural, celle de la réalité du terrain. Si ce motif ne peut à l’évidence pas permettre aux autorités pénales d’agir dans une zone grise, en particulier sous l’angle du principe fondamental nemo tenetur, force est d’admettre que l’établissement d’un principe aussi clair que celui que le Tribunal fédéral pose dans cet arrêt n’est pas toujours chose aisée. À rigueur de ces principes, les investigations secrètes ordonnées pour l’obtention d’aveux après la commission d’infractions semblent fortement compromises. Il sera dès lors particulièrement intéressant d’examiner la réaction du Tribunal fédéral lorsqu’il lui sera soumis une affaire dans laquelle les aveux ont été obtenus au moyen de discussions légèrement orientées, mais sans la création d’un climat de pression tel qu’il ressort de la présente affaire.