I. En fait
Dans la nuit du 11 novembre 2018, A a attaché une fusée pyrotechnique sur un radar semi-stationnaire dans la localité de U. Il a ensuite allumé la mèche de la fusée. La détonation a endommagé le radar à hauteur de CHF 11’200.80.-.
Le tribunal pénal de Bâle-Campagne a reconnu A coupable de dommages à la propriété qualifiés. Il l’a en revanche libéré du chef d’accusation d’emploi, avec dessein délictueux, d’explosifs ou de gaz toxiques.
L’appel formé par le Ministère public contre ce jugement a été rejeté par le tribunal cantonal.
Le Ministère public saisit le Tribunal fédéral (TF) d’un recours et conclut à la condamnation de A pour emploi, avec dessein délictueux, d’explosifs ou de gaz toxiques.
II. En droit
Selon l’art. 224 al. 1 CP, celui qui, intentionnellement et dans un dessein délictueux, aura, au moyen d’explosifs ou de gaz toxiques, exposé à un danger la vie ou l’intégrité corporelle des personnes, ou la propriété d’autrui, sera puni d’une peine privative de liberté d’un an au moins.
Le Ministère public soutient que, conformément à la jurisprudence constante du TF, l’art. 224 CP ne suppose pas l’existence d’un danger collectif, mais uniquement d’une mise en danger concrète de la vie ou de l’intégrité corporelle de personnes, respectivement de la propriété d’autrui (c. 1.3).
Le TF relève que les art. 224 à 226 CP trouvent leur origine dans la loi du 12 avril 1894 concernant les délits contre la sécurité publique (RO 14 286), motivée par la volonté de punir sévèrement les mouvances anarchistes de l’époque. Ces délits avaient ensuite été transférés dans la loi fédérale du 19 décembre 1924 concernant l’emploi délictueux d’explosifs et de gaz toxiques (RO 41 234). Dans son Message, le Conseil fédéral soulignait alors que la création d’un danger individuel (« Sondergefahr ») était déjà punissable (FF 1924 I 601, 606). En effet, l’auteur ne pouvait pas contrôler les conséquences des explosifs ou des gaz toxiques employés, raison pour laquelle la mise en danger d’un seul individu comportait en même temps une mise en danger de la collectivité. Il n’était donc pas nécessaire qu’une pluralité de personnes ou de biens, déterminés individuellement, soient mis en danger (c. 2.1).
Dans sa jurisprudence, le TF s’est longtemps laissé guidé par les réflexions du législateur historique de 1894 et 1924. Il a ainsi adopté la théorie dite individuelle (« Individualtheorie »), selon laquelle une mise en danger concrète d’une personne ou d’une chose déterminée suffit déjà à la réalisation de l’infraction ; un danger collectif n’est pas requis (cf. ATF 103 IV 241, c. I.1 ; 115 IV 111 c. 3b ; plus récemment : TF 6B_79/2019 du 5.8.2019, c. 2.3) (c. 2.3).
À la théorie individuelle s’oppose la théorie dite de la représentation (« Repräsentationstheorie ») défendue par Stratenwerth à partir des années 1960. Selon cette théorie, la mise en danger d’une seule personne ou d’un seul bien est certes suffisante, pour autant toutefois que cette personne ou ce bien ne soit pas choisi individuellement dès le départ, mais soit déterminé par le fruit du hasard. Il faut que l’individu ou la propriété d’autrui fasse office de représentant de la collectivité, réalisant ainsi l’élément constitutif du danger collectif. À défaut, la mise en danger d’un seul individu ou d’un seul bien ne suffit pas (c. 2.2)
Le TF passe ensuite longuement en revue la jurisprudence cantonale (c. 2.4), celle du Tribunal pénal fédéral (c. 2.5) et les avis de doctrine (c. 2.6) s’exprimant sur cette problématique. Dans l’ensemble, la théorie de la représentation est plus largement soutenue que la théorie individuelle.
Rappelant les principes généraux d’interprétation de la loi et le pluralisme méthodologique pragmatique qu’il suit entre les différents éléments d’interprétation (c. 3, 1er par.), le TF procède à sa propre analyse de l’art. 224 CP :
- sur un plan systématique, l’art. 224 CP figure parmi le Titre 7 du Livre 2, intitulé « Crimes ou délits créant un danger collectif », ce qui plaide en faveur de la théorie de la représentation. Cela étant, il ne peut être ignoré qu’au sein du Titre 7, seuls les art. 221 CP (Incendie intentionnel) et 222 CP (Incendie par négligence) prévoient explicitement un danger collectif. Si une partie de la doctrine exige un tel danger pour l’art. 226bis CP (Danger imputable à l’énergie nucléaire, à la radioactivité et aux rayonnements ionisants) et l’art. 227 CP (Inondation et écroulement), cet élément est absent des autres dispositions du Titre 7, ce qui s’explique par différentes raisons. La systématique légale ne conduit dès lors pas nécessairement à privilégier la théorie de la représentation (c. 3, 2e par.) ;
- sur un plan historique, les préoccupations du législateur de la fin du XIXe et du début du XXe siècle portaient sur les dangers anarchistes qui, sous cette forme, ne semblent plus constituer une menace depuis un certain temps déjà. Les réflexions contenues dans les travaux préparatoires (cf. c. 2.1) ne sont dès lors plus actuelles. Une interprétation contemporaine ou moderne (« zeitgemässe Auslegung ») s’oppose à la théorie individuelle (c. 3, 3e et 4e par.) ;
- sur un plan à la fois littéral et téléologique, le TF souligne que l’infraction prévue à l’art. 224 al. 1 CP est conçue de façon large. La simple mise en danger de la propriété d’autrui suffit. À l’opposé, un tel acte est passible d’une importante peine privative de liberté, allant de un à vingt ans (art. 224 al. 1 CP cum art. 40 al. 2 CP). La portée de l’infraction doit donc être limitée de façon adéquate en fonction du résultat de la mise en danger. Tout usage d’explosifs ne cause pas nécessairement un danger collectif. Les circonstances d’espèce sont déterminantes, notamment le lieu, le moment et l’ampleur de l’explosion. Seuls importent les actes susceptibles de mettre d’emblée en danger une pluralité de biens juridiques représentant la collectivité. Le fait qu’une seule personne ou chose ait effectivement été mise en danger peut certes suffire, à la condition toutefois de pas avoir été déterminée à l’avance, mais par le seul effet du hasard. Le caractère particulièrement répréhensible de l’acte découle du fait que les victimes sont des tiers non impliqués, qui n’ont pas été choisis individuellement et qui apparaissent aux yeux de l’auteur comme des représentants de la collectivité (c. 3, 5e à 7e par.).
La théorie individuelle pourrait aussi conduire à des résultats choquants : si la propriété d’autrui était concrètement mise en danger par l’usage d’explosifs, l’auteur encourrait une peine privative de liberté d’une année au minimum (art. 224 al. 1 CP). Si, en revanche, le même bien était détruit d’une autre manière et de façon intentionnelle, l’auteur serait punissable selon l’art. 144 al. 1 CP uniquement sur plainte, et risquerait une peine pécuniaire ou une peine privative de liberté de trois ans au plus (c. 3, 8e par.).
Le TF se rallie donc à la théorie de la représentation, puis l’applique au cas d’espèce. Il ressort des constatations cantonales – dont le Ministère public ne démontre pas le caractère arbitraire – que A a pu contrôler le déroulement des faits, en allumant la fusée pyrotechnique au milieu de la nuit, lorsqu’il n’y avait plus de trafic. Compte tenu de la courte mèche de la fusée, l’opération n’avait duré que quelques secondes. A aurait pu voir à temps l’arrivée d’un automobiliste sur la route en ligne droite. Il n’y avait pas eu de danger pour une personne ou une autre chose que le radar. Le radar n’apparaît donc pas comme un représentant de la collectivité, visé par hasard. Au contraire, A l’a ciblé de manière spécifique pour l’endommager. L’élément constitutif objectif du danger collectif fait donc défaut, excluant toute condamnation pour emploi d’explosifs avec dessein délictueux. Seule une condamnation pour dommages à la propriété qualifiés entrait en ligne de compte (c. 4).
Partant, le TF rejette le recours du Ministère public (c. 5).