Refus d’ordonner une nouvelle expertise psychiatrique et préjudice juridique au sens de l’art. 394 let. b CPP

La personne qui souhaite recourir contre le refus du ministère public d’ordonner un acte d’instruction doit établir l’existence d’un préjudice juridique au sens de l’art. 394 let. b CPP. Un pareil préjudice est admis lorsque le refus d'instruire concerne des moyens de preuve qui risquent de disparaître. Si le refus d’instruire porte sur la mise en œuvre d’une nouvelle expertise psychiatrique, le risque que le moyen de preuve disparaisse réside dans le fait que la procédure de première instance a lieu, en règle générale, plusieurs mois voire plusieurs années après l’établissement de l’expertise. Si le tribunal du fond devait arriver à la conclusion que l’expertise psychiatrique présente des lacunes ou est inexploitable, la mise en œuvre d’une nouvelle expertise, après l’écoulement d’un temps conséquent, ne serait potentiellement plus pertinente. Il revient en principe au recourant de démontrer que ce risque pourrait se réaliser.

I. En fait

Une procédure pénale est ouverte contre A pour homicide intentionnel et menaces. Il lui est reproché d’avoir tiré sur sa compagne le 25 décembre 2020. Arrêté le jour-même, il se trouve depuis en détention provisoire. Dans le cadre de l’instruction, A est soumis à une expertise psychiatrique, laquelle a fait l’objet d’un rapport écrit daté du 8 août 2021. L’expertise a été complétée le 1er novembre 2021.

A sollicite l’établissement d’une nouvelle expertise psychiatrique, demande qui est rejetée par le ministère public. Il recourt contre cette décision auprès de la Chambre de recours pénale de la Cour suprême du canton de Berne qui refuse d’entrer en matière sur le recours. A porte sa cause par-devant le Tribunal fédéral.

II. En droit

La décision entreprise, de nature incidente, ne met pas fin à la procédure. Dès lors, le recours au Tribunal fédéral n’est en principe recevable que s’il existe un préjudice irréparable au sens de l’art. 93 al. 1 let. a LTF. Toutefois, lorsqu’il porte sur l’existence ou la recevabilité d’un recours cantonal, le recours auprès du Tribunal fédéral est en règle générale recevable, même en l’absence de préjudice irréparable (TF 1B_682/2021 du 30.6.2022, c. 1.2). En l’espèce, l’instance inférieure a refusé d’entrer en matière sur le recours formé par A, considérant qu’il démontré l’existence d’un préjudice juridique au sens de l’art. 394 let. b CPP. Le Tribunal fédéral doit ainsi se prononcer sur la recevabilité du recours cantonal et il peut par conséquent être renoncé à l’exigence de l’art. 93 al. 1 let. a LTF (c. 1.2). 

Il revient à notre Haute Cour d’examiner si l’instance précédente était tenue d’entrer en matière sur le recours de A (c. 3). Ce dernier fait valoir que l’expertise psychiatrique du 8 août 2021 (ainsi que son complément du 1er novembre 2021) est erronée à plusieurs égards et n’a pas été réalisée par un expert impartial. Il requiert ainsi la mise en œuvre d’une nouvelle expertise, effectuée cette fois par un expert indépendant. Selon lui, la réquisition de preuve ne peut être réitérée sans préjudice juridique devant le tribunal de première instance. En effet, même s’il admet qu’il n’existe pas de risque que le moyen de preuve disparaisse, il relève que dans l’intervalle toutes les décisions prises (p. ex. concernant sa détention provisoire) se baseront sur une expertise psychiatrique entachée de défauts, ce qui constitue un préjudice juridique (c. 3.1).

Le Tribunal fédéral rappelle qu’aux termes de l’art. 393 al. 1 let. a CPP, le recours est ouvert contre les décisions et les actes de procédure de la police, du ministère public et des autorités pénales compétentes en matière de contraventions. Le recours est en revanche irrecevable lorsque le ministère public ou l’autorité pénale compétente en matière de contraventions rejette une réquisition de preuves qui peut être réitérée sans préjudice juridique devant le tribunal de première instance (art. 394 let. b CPP). La notion de « préjudice juridique » (art. 394 let. b CPP) correspond à celle de « préjudice irréparable » (art. 93 al. 1 let. a LTF) et se réfère, en droit pénal, à un dommage juridique, à l’exclusion d’un dommage de pur fait tel que l’allongement ou le renchérissement de la procédure (ATF 144 IV 321, c. 2.3). Un pareil préjudice est admis par la jurisprudence lorsque le refus d’instruire concerne des moyens de preuve qui risquent de disparaître, tels que l’audition d’un témoin très âgé, gravement malade ou qui s’apprête à partir dans un pays lointain définitivement ou pour une longue durée, ou encore la mise en œuvre d’une expertise en raison des possibles altérations ou modifications de son objet, pour autant qu’ils visent des faits non encore élucidés (TF 1B_682/2021 du 30.6.2022, c. 3.1 et réf. citées). Le risque doit être concret, la simple possibilité théorique d’une perte de preuve n’étant pas suffisante (TF 1B_108/2022 du 10.10.2022, c. 3.1) (c. 3.3). 

Le Tribunal fédéral rappelle ensuite que la mise en œuvre d’une expertise psychiatrique dans le cadre d’une procédure pénale porte atteinte aux droits fondamentaux du prévenu. La loi accorde une importance particulière à ce que la validité d’une expertise psychiatrique – respectivement son caractère exploitable devant l’autorité de jugement – puisse être vérifiée au stade de l’instruction déjà (TF 1B_242/2018 du 6.9.2018, c. 2.4). Ainsi, avant la réalisation de l’expertise, l’expert doit être nommé de manière définitive (selon la procédure des art. 182 à 184 CPP) et le mandat d’expertise arrêté de manière contraignante. Les modalités d’exécution de cette dernière doivent également être définies avant sa mise en œuvre (art. 184 et 185 CPP). De plus, le contenu de l’expertise psychiatrique doit déjà, dans le cadre de la procédure préliminaire, être examiné par la direction de la procédure et les parties (selon la procédure prévue aux art. 188 et 189 CPP) (c. 3.4). 

En l’espèce le Tribunal fédéral n’est toutefois pas convaincu par les arguments du recourant. Il relève qu’en matière d’expertises psychiatriques, le risque que le moyen de preuve disparaisse réside dans le fait que la procédure de première instance a normalement lieu plusieurs mois, voire plus années après l’établissement de l’expertise. Dans l’hypothèse où le tribunal du fond devait arriver à la conclusion que l’expertise psychiatrique présente des lacunes ou est inexploitable, la mise en œuvre d’une nouvelle expertise, après l’écoulement d’un temps conséquent, ne serait potentiellement plus pertinente (TF 1B_520/2017 du 4.7.2018, c. 1.2 non publié in : ATF 144 I 253). Il revient en principe au recourant de démontrer que ce risque pourrait se réaliser. Dans le cas d’espèce, A affirme, sans toutefois l’étayer davantage, que l’expertise, respectivement son complément, présentent des lacunes à divers égards. Il n’explique en particulier pas de façon suffisamment convaincante les raisons pour lesquelles l’expertise est inexploitable ni pourquoi, eu égard à l’art. 189 CPP, elle devrait être complétée ou clarifiée. Le Tribunal fédéral relève également que A n’a pas requis que l’expertise soit retirée du dossier pénal (art. 141 al. 5 CPP), qu’elle fasse l’objet d’une clarification (art. 189 CPP) ou que l’expert soit récusé (art. 56 ss CPP). Il n’existe ainsi aucun élément permettant de qualifier l’expertise psychiatrique et son complément de lacunaires ou inexploitables. Dans ces circonstances, le Tribunal fédéral ne voit pas non plus en quoi le refus d’ordonner une nouvelle expertise psychiatrique menacerait le recourant d’un préjudice juridique (art. 394 let. b CPP) dans le cadre de la procédure de détention. 

Le Tribunal fédéral arrive à la conclusion que l’instance précédente a, à raison, refusé d’entrer en matière sur le recours formé par A. Notre Haute Cour rejette donc le recours, dans la mesure de sa recevabilité.

Proposition de citation : Laura Ces, Refus d’ordonner une nouvelle expertise psychiatrique et préjudice juridique au sens de l’art. 394 let. b CPP, in : https://www.crimen.ch/176/ du 31 mars 2023