Délit de chauffard : accélérer pour faire plaisir à un enfant n’est pas un motif suffisant pour renverser la présomption du caractère intentionnel prévue par l’art. 90 al. 3 et 4 LCR

Un important dépassement de vitesse tombant objectivement sous le coup de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR ne peut pas être réprimé sur la base de l’art. 90 al. 2 LCR du seul fait que le conducteur a décidé d’accélérer pour « faire plaisir à un enfant » qui souhaite tester la puissance du moteur. Le fait que le conducteur n’est resté que huit secondes au-delà du seuil de l’art. 90 al. 4 LCR n’y change rien. Par son comportement, le conducteur a au contraire démontré qu’il a intentionnellement dépassé largement la limite de vitesse autorisée et s’est accommodé du fait de faire courir un grand risque d’accident à autrui. L’autorité précédente a par conséquent outrepassé la marge de manœuvre limitée dont elle dispose dans le cadre de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR.

I. En fait

Le 19 avril 2020, circulant sur la route cantonale en direction de Rivera (Tessin), A est « flashé » à 152 km/h, marge d’erreur déduite, alors que la vitesse maximale autorisée sur ce tronçon est de 80 km/h.

Dénoncé auprès du Ministère public tessinois, A fait l’objet d’une procédure pénale pour infraction à l’art. 90 al. 3 et 4 let. c LCR

Durant l’instruction, A explique avoir accéléré de la sorte seulement un bref moment pour faire plaisir au fils de sa compagne, qui souhaitait tester la puissance de la voiture. Dans ces circonstances, il explique ne pas s’être rendu compte qu’il avait atteint une telle vitesse, de sorte qu’il n’avait pas l’intention de commettre un dépassement si important de la limite autorisée. 

Les spécialistes de la police relèvent que l’accélération a été effectuée sur une portion de route dégagée, sèche, offrant une bonne visibilité et en l’absence de trafic.

En première instance, A est reconnu coupable de « délit de chauffard » (art. 90 al. 3 et 4 LCR) et condamné à une peine privative de liberté de 14 mois, assortie du sursis durant deux ans, ainsi qu’à une amende à titre de sanction immédiate. 

En appel, les autorités pénales cantonales tessinoises réforment l’arrêt de première instance en ce sens qu’A doit être uniquement condamné sur la base de l’art. 90 al. 2 LCR.  Une peine pécuniaire de 180 jours-amende à CHF 110.- le jour est par conséquent prononcée à son encontre, toujours assortie du sursis. 

Le Ministère public tessinois interjette recours au Tribunal fédéral et conclut à ce qu’A soit condamné sur la base de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR.

II. En droit

Selon l’autorité cantonale précédente, si les conditions objectives de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR sont effectivement réalisées, A n’avait pas l’intention d’atteindre une vitesse aussi élevée. L’accélération était certes intentionnelle, à la suite de la requête du fils de sa compagne, mais son intention ne s’étendait pas au fait de faire courir un grand risque d’accident. L’accélération litigieuse était en outre « très limitée dans l’espace », tandis que le dépassement de vitesse se situant entre 140 km/h (seuil de l’art. 90 al. 4 LCR) et 152 km/h n’a duré que huit secondes. Les autres circonstances ne faisaient au surplus ressortir aucun risque ou danger pour autrui. Sur cette base, le Tribunal cantonal tessinois estime qu’A n’a pas réalisé l’élément subjectif exigé par l’art. 90 al. 3 et 4 LCR, seul l’al. 2 de cette disposition étant par conséquent applicable (c. 2.1). 

Selon le Ministère public, l’autorité précédente a outrepassé la faible marge de manœuvre laissée au juge du fond pour exclure dans certains cas le caractère intentionnel d’un très important dépassement de vitesse. En particulier, une situation d’inattention ne rentrerait pas dans les exceptions esquissées par la jurisprudence (not. ATF 142 IV 137). Le fait qu’une seule brève accélération était en cause n’y changeait rien, étant au demeurant relevé qu’une durée de huit secondes est loin de correspondre à un dépassement de vitesse « instantané ». Le fait qu’A soit parvenu à décélérer correctement par la suite ne permet pas non plus d’exclure un comportement intentionnel. Au contraire, l’autorité aurait dû relever que le tronçon en cause était suivi de plusieurs contours en pente, ce qui a obligé A à ralentir. Ainsi, accélérer jusqu’à 152 km/h en montée pour montrer les performances du véhicule à un enfant était une démonstration imprudente, ne permettant certainement pas d’exclure le délit de chauffard. Aucune place à une quelconque clémence n’aurait dû être accordée (c. 2.2 et 2.3).

Après avoir rappelé les principes applicables à l’infraction de délit de chauffard, le Tribunal fédéral rappelle que la présomption du caractère intentionnel de l’acte en cas d’excès de vitesse particulièrement important ne peut être renversée qu’en présence de circonstances exceptionnelles, notamment si la limitation de vitesse n’est pas destinée à promouvoir la sécurité routière (ATF 143 IV 508, c. 1.6) (c. 3.2). Le dol éventuel est au surplus suffisant pour retenir la réalisation de l’élément subjectif de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR. Le juge du fond ne dispose ainsi que d’une marge de manœuvre limitée pour exclure l’intention. Il peut s’agir d’une défaillance technique sur les freins, d’un conducteur agissant sous le menace d’un  tiers ou encore d’une maladie soudaine lui faisant perdre le contrôle du véhicule (ATF 142 IV 137, c. 11.2 ; TF 6B_1224/2019 du 24.1.2020, c. 2.3) (c. 3.3). 

En l’absence d’aveux, le juge doit déterminer l’élément subjectif en fonction d’indices extérieurs et des règles d’expérience. L’intention peut être retenue lorsque l’éventualité de la survenance de l’événement était de nature à s’imposer à l’auteur, au point qu’on puisse raisonnablement admettre qu’il l’a acceptée (ATF 137 IV 1, c. 4.2.3 ; ATF 133 IV 222, c. 5.3). Plus la violation du devoir de diligence est importante, plus la probabilité que le risque se réalise est grande, et plus l’acceptation de la réalisation du risque par l’auteur doit être retenue (ATF 147 IV 439, c. 7.3.1) (c. 3.4).

Au regard des principes explicités ci-dessus, le Tribunal fédéral parvient à la conclusion que l’autorité précédente a bel et bien été au-delà de la marge de manœuvre réduite dont elle disposait. En effet, A connaissait la limitation de vitesse applicable sur ce tronçon, dictée par des raisons de sécurité routière. Le motif pour lequel A a accepté d’accélérer, soit faire plaisir à un enfant, n’est pas convaincant et ne saurait justifier l’exclusion du caractère intentionnel de son comportement, ce que le Tribunal cantonal tessinois a d’ailleurs lui-même relevé (en qualifiant le comportement de A de « hautement censurable »). Le dépassement de vitesse important était en outre d’une certaine durée et non pas strictement instantané, comme le relève le Ministère public. Selon les dires de A, ce dernier n’aurait ainsi pas vérifié le compteur de vitesse durant « huit bonnes secondes ». Dans de telles circonstances, la moindre perte de contrôle du véhicule aurait pu causer un accident grave. Les bonnes conditions de la route n’y changent rien. En niant l’application de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR dans l’examen du comportement de A, l’autorité précédente a violé le droit fédéral (c. 4).

Le recours est admis et la cause renvoyée à l’autorité inférieure pour nouvelle décision dans le sens des considérations qui précèdent (c. 5).

III. Commentaire

Au vu du motif avancé par le recourant pour tenter d’échapper à l’application de l’art. 90 al. 3 et 4 LCR, il est surprenant de constater que le Tribunal cantonal tessinois est entré en matière sur l’appel du prévenu, vu la jurisprudence fédérale rendue jusqu’à ce jour en la matière. 

Par cet arrêt, le Tribunal fédéral referme immédiatement la porte ouverte par les autorités tessinoises et réaffirme les principes stricts qui s’attachent à la notion de « délit de chauffard », en particulier au sujet des rares circonstances permettant de renverser la présomption du caractère intentionnel du dépassement de vitesse. 

Proposition de citation : Ryan Gauderon, Délit de chauffard : accélérer pour faire plaisir à un enfant n’est pas un motif suffisant pour renverser la présomption du caractère intentionnel prévue par l’art. 90 al. 3 et 4 LCR, in : https://www.crimen.ch/220/ du 6 octobre 2023