I. En fait
En 2021, un homme publie un premier message sur son compte Facebook, dans lequel il déclare : « Si nous permettons que, dans un avenir proche, les réfugiés africains (en majorité des hommes) puissent adopter des petites filles en vue de <figgifiggi>, alors bonne nuit avec notre culture ! ». Il supprime cette publication le lendemain, en écrivant toutefois un deuxième message : « la réalité est que les plus jeunes filles sont souvent harcelées sexuellement par des hommes d’origine africaine ». Le même jour, il publie un troisième message, en ces termes : « La loi est une étape vers d’autres revendications concernant l’adoption d’enfants issus de couples contre-nature ». L’ensemble de ces propos s’inscrivent dans le contexte de la votation populaire sur le mariage entre couples de même genre. L’homme est reconnu coupable de discrimination et d’abaissement au sens de l’art. 261bis par. 4 CP par les juridictions de première et deuxième instances. Il porte l’affaire devant le Tribunal fédéral, demandant son acquittement.
II. En droit
Le Tribunal fédéral est appelé à se prononcer sur deux points soulevés par le recourant, s’agissant d’une part des notions de race et d’ethnie au sens de l’art. 261bis CP, et d’autre part de la réalisation d’un abaissement constitutif de l’art. 261bis par. 4 CP. Les juges rappellent tout d’abord que l’art. 261bis CP protège la dignité humaine et l’égalité entre êtres humains. Le sens à donner à une déclaration est une question de droit, librement examinée par le Tribunal fédéral en référence à l’interprétation d’un tiers moyen non averti (c. 2.1, 2.2 et 2.5).
Le recourant conteste, dans un premier temps, que le contenu de sa première publication remplisse l’élément constitutif de l’ethnie ou de la race selon l’art. 261bis CP. La notion d’ethnie désigne un groupe social qui se considère lui-même distinct du reste de la population et qui est perçu comme tel par cette dernière. La délimitation d’une ethnie se fait sur la base de critères communs, à savoir une histoire et un système de valeurs partagés (culture, langue, traditions, etc.). L’ethnie couvre également les désignations génériques de différentes ethnies, regroupées en une catégorie générale (p. ex. Kosovars, ATF 143 IV 193, c. 2.3 ; et Tsiganes étrangers, ATF 148 IV 113, c. 4.5) (c. 2.4). En revanche, les qualificatifs étranger et requérant d’asile ne constituent ni des races ni des ethnies au sens de l’art. 261bis CP (ATF 140 IV 67, c. 2.3.3). In casu, le recourant estime que le mot africain est trop général pour correspondre à une ethnie, dès lors qu’une grande diversité d’ethnies vivent en Afrique. Selon lui, l’expression réfugiés africains ne serait en rien différente de l’expression réfugiés européens, qui n’aurait pas suscité de présomption de racisme de sa part. L’instance précédente a au contraire considéré, à raison selon le Tribunal fédéral, que la déclaration litigieuse était indépendante d’une discussion relative aux personnes réfugiées et que, dans le contexte donné, le lecteur moyen comprenait le terme africain comme une désignation générique de toutes les ethnies africaines. La capacité du destinataire moyen à distinguer les différentes ethnies d’Afrique n’est nullement pertinente. C’est donc la collectivité de groupes ethniques, exprimée dans le terme générique africains, qui apparaît comme le sens premier de la déclaration pour un tiers moyen non averti (c. 3.1, 3.3 et 4.1).
S’agissant de la caractéristique identitaire de la race, il est d’importance que l’expression choisie entraîne une association avec la couleur de peau chez le lecteur moyen. La couleur de peau est un élément de la définition du mot Afrikaner fournie par le dictionnaire allemand Duden et apparaît sans nul doute dans la représentation du tiers non averti d’une personne africaine. Ainsi l’expression réfugiés africains répond-elle à la fois à la caractéristique de l’ethnie et de la race (c. 3.4.2). Du reste, il ne saurait être donné raison au recourant lorsqu’il prétend que sa déclaration vise les personnes réfugiées de manière générale, soit un groupe non protégé par l’art. 261bis CP. Quand bien même les lecteurs de la publication auraient éventuellement restreint le groupe visé aux personnes africaines présentes en Suisse, le sens déterminant du message reste celui découlant des termes africain et d’origine africaine, sans considération pour le mot réfugiés. Les première et deuxième publications du recourant remplissent donc bien l’élément constitutif de l’art. 261bis CP relatif à une caractéristique identitaire protégée (c. 3.4.3).
Dans un second temps, le recourant conteste que son troisième message constitue un abaissement au sens de l’art. 261bis par. 4 CP, en l’occurrence fondé sur l’orientation sexuelle (c. 4). Constitue un abaissement tout comportement qui revient à nier, ou à tout le moins questionner, la qualité d’être humain d’une personne et son égalité avec les autres citoyens ou son égal droit à jouir des droits fondamentaux (c. 2.2). Dans le contexte des votations populaires sur le mariage pour tous, un lecteur moyen impartial interprète la publication du recourant (« La loi est une étape vers d’autres revendications concernant l’adoption d’enfants issus de couples contre-nature ») comme signifiant que les unions entre personnes de même genre sont contraires à la nature. Est visée l’homosexualité, à savoir la caractéristique identitaire de l’orientation sexuelle, protégée par l’art. 261bis CP. Les propos litigieux nient le caractère naturel de l’homosexualité, c’est-à-dire son existence dans la nature, de sorte qu’ils présentent les personnes homosexuelles comme étant de seconde classe, d’une façon gravement contraire à la dignité humaine. L’élément constitutif de l’abaissement est donné (c. 4.3-4.4).
Il convient encore de tenir compte de la nature politisée du contexte dans lequel a été publié le message, étant rappelé que la liberté d’expression fait l’objet d’une protection accrue dans le cadre de débats politiques, où les exagérations sont usuelles (c. 2.3). Il n’en demeure pas moins que la critique doit demeurer objective. En l’occurrence, le requérant ne s’est guère exprimé en tant qu’élu politique ou au nom de son parti. Surtout, ses propos n’apportent aucune contribution objectivement fondée au débat en cours. Ils excèdent en tout état de cause ce qui est autorisé dans un contexte politisé, la liberté d’expression du recourant se voyant restreinte par le biais de l’art. 261bis par. 4 CP (c. 4.5-4.6).
Au vu de tout ce qui précède, le recours est rejeté (c. 5).
III. Commentaire
Le présent arrêt du Tribunal fédéral, qui doit être salué dans son résultat, offre l’opportunité de quelques précisions et éléments de réflexion complémentaires s’agissant de la portée de la norme pénale antidiscriminatoire inscrite dans le Code pénal.
Premièrement, il sied de souligner la rigueur des juges qui écartent, à raison, l’argument du recourant niant la typicité de l’art. 261bis CP au prétexte que sa troisième publication ne susciterait ni haine, ni émotion particulière. Il est en effet bienvenu de rappeler que le quatrième paragraphe de l’art. 261bis CP, réprimant la discrimination ou l’abaissement d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison d’une caractéristique identitaire protégée, ne requiert pas l’inspiration de sentiments haineux ou hostiles au sein du public environnant (contrairement à l’incitation à la haine incriminée dans le premier paragraphe de la disposition). Est déterminant le caractère abaissant du comportement litigieux, en référence à la perception d’un tiers moyen non averti, sans qu’il ne faille démontrer une quelconque hostilité générée par l’abaissement.
Deuxièmement, cet arrêt participe à la concrétisation progressive des contours de l’art. 261bis CP, en particulier au regard des caractéristiques identitaires protégées. Le Tribunal fédéral, qui avait jusqu’alors uniquement reconnu, par obiter dictum, les personnes nord-africaines en tant qu’ethnie et race, inclut ici le terme africain, plus large, dans la notion d’ethnie, en le considérant comme une désignation générique pour une pluralité d’ethnies. Notons que les juges s’en tiennent par ailleurs à la jurisprudence fédérale selon laquelle le statut de personne étrangère ou de requérante d’asile ne saurait être considéré comme une ethnie au sens de l’art. 261bis CP (ATF 140 IV 67, c. 2.4), en réservant le même traitement à la notion de réfugié dans le cas d’espèce. Le Tribunal rappelle à cet égard la position doctrinale dominante, qui appréhende ces différents statuts en tant qu’ethnie à la seule condition qu’ils soient utilisés comme synonymes pour certaines ethnies ou races (not. Marcel Alexander Niggli, Rassendiskriminierung: Ein Kommentar zu Art. 261bis StGB und Art. 171c MStG, 2ème éd., Zurich 2007). Rappelons toutefois que cette lecture restrictive de la notion d’ethnie est critiquée par une autre partie de la doctrine (not. Fanny Matthey/Federica Steffanini, Protection lacunaire pour les personnes victimes de discrimination raciale, Tangram 2016, p. 27 ; Nesa Zimmermann/Viera Pejchal, Crimes et discours de haine : Quelle protection pour les migrants en Suisse ?, Tangram 2016, p. 58). Dans la mesure où la position doctrinale dominante repose généralement sur une interprétation de l’art. 261bis CP en ligne avec sa conception historique en tant que norme pénale anti-raciste (not. Marcel Alexander Niggli, op. cit., p. 188-200), cette interprétation étroite se justifie aujourd’hui difficilement selon nous, à tout le moins sur la base de cet argument historique. Et pour cause, la récente extension de la liste de caractéristiques de l’infraction de discrimination et incitation à la haine révèle un éloignement de la conception initiale de l’art. 261bis CP comme moyen de lutte contre le racisme (intimement liée à son adoption en tant que résultat de l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale) vers son utilisation comme réponse à la criminalité de haine plus largement. Ce changement de paradigme appelle à une discussion approfondie sur les critères à adopter pour la sélection et l’interprétation des caractéristiques identitaires protégées par la norme pénale antidiscriminatoire, notamment dans la perspective de futurs débats parlementaires prévisibles.
Troisièmement, enfin, il est intéressant que le Tribunal fédéral se réfère, dans son appréciation du caractère abaissant de l’assimilation des unions homosexuelles à des couples contre-nature (c. 4.2.3), à des exemples doctrinaux considérant comme typiques de l’art. 261bis par. 4 CP les comportements suivants : l’amalgame de l’homosexualité et d’une pathologie telle que la pédophilie ; les propos tenus dans la campagne d’opposition au mariage pour tous selon lesquels ce dernier s’accompagnerait de la légalisation de méthodes de procréation médicalement assistée entraînant la marchandisation des femmes (citant Camille Montavon, De la criminalisation de la « débauche contre nature » à la répression de la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle : l’homosexualité dans le droit pénal suisse du XIXe siècle à nos jours, RPS 2022, p. 46). On peut voir en cette référence une précision supplémentaire du champ d’application de l’art. 261bis CP, en lien avec la caractéristique de l’orientation sexuelle, mais qui pourrait aussi s’avérer pertinente avec celles de la race ou de l’ethnie. Soulignons en effet que la première publication du recourant, certes sans induire de confusion entre hommes d’origine africaine et pédophiles au sens médical du terme, sous-entend néanmoins une tendance de ce groupe de personnes à entretenir des rapports sexuels avec des jeunes filles, ce qui vise à les faire apparaître comme de moindre valeur par rapport au reste de la société.
En tout état de cause, le développement du Tribunal fédéral témoigne de la texture ouverte de l’art. 261bis CP, qui demande constamment à être précisé. Il y a là un indéniable rappel de la dimension dynamique du droit qui, loin d’être une menace au principe de légalité pénale, devrait permettre de répondre à certaines évolutions sociétales et à de nouvelles connaissances scientifiques sur la victimisation en matière de criminalité de haine.