Prise en compte du comportement subséquent au prononcé d’une expulsion dans l’examen de sa proportionnalité

Le comportement irréprochable subséquent au prononcé d’une expulsion pénale (art. 66a CP) doit être pris en considération dans l’examen de sa proportionnalité. Elle n’est en particulier pas nécessaire dans une société démocratique (art. 8 par. 2 CEDH) à l’endroit d’un étranger condamné à une peine privative de liberté de 20 mois avec sursis pour trafic de stupéfiants compte tenu de sa résidence en Suisse depuis près de 7 ans au moment du prononcé de la mesure, de l’absence d’antécédent en la matière, d’une faible culpabilité, du fait que son comportement postérieur au prononcé de l’expulsion indique qu’il ne représente plus une menace pour la sécurité publique et, enfin, de l’effet négatif que l’expulsion aurait sur son épouse et ses enfants en bas âge qui sont naturalisés.

I. En fait

Né en 1983 et arrivé en Suisse en 2013, P.J. est arrêté le 7 février 2018 pour avoir transporté 194 grammes de cocaïne pure (96 %) dans la région zurichoise en échange de CHF 500.-.

Reconnu coupable de trafic de stupéfiants, P.J. est condamné à une peine privative de liberté de 20 mois avec sursis pendant 2 ans et expulsé du territoire suisse pour une durée de 5 ans. La Cour suprême du canton de Zurich confirme ce jugement et le Tribunal fédéral rejette le recours formé devant lui par arrêt du 17 juin 2020.

En juillet 2020, P.J. est expulsé en Bosnie-Herzégovine où il réside. Sa femme R.J., de nationalité serbe, née en Suisse et y ayant vécu toute sa vie, et leurs filles restent en Suisse où elles obtiennent la nationalité helvétique en décembre 2021.

P.J. et R.J. saisissent la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête individuelle en alléguant que l’expulsion du premier ensuite de sa condamnation pénale constitue une sanction disproportionnée à l’aune de l’art. 8 CEDH.

II. En droit

Après avoir passé en revue le cadre juridique et la pratique internes applicables au cas d’espèce (§§ 20 ss), la Cour souligne que nombreux sont les instruments adoptés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe au sujet de la sécurité de résidence des résidents immigrés de longue durée, à l’instar de la Recommandation Rec(2000)15 (§ 28), soit toute personne qui :

« i. réside légalement et habituellement depuis au moins cinq ans et au maximum depuis dix ans sur son territoire, autrement qu’en qualité exclusive d’étudiant pendant toute cette période ; ou

ii. a été autorisé à résider sur son territoire en permanence ou pour une période d’un minimum de cinq ans ; ou

iii. est un membre de famille autorisé à séjourner, depuis un maximum de cinq ans, sur le territoire de l’État membre aux fins de regroupement familial avec un ressortissant de l’État membre ou un étranger tel que défini aux alinéas i. et ii. ci-dessus ».

Déclarant les requêtes recevables (§ 30), la Cour présente ensuite les positions des requérants d’une part (§§ 31 ss) et du Gouvernement d’autre part (§§ 36 ss), pour noter que seule est litigieuse la question de savoir si l’expulsion constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique au sens de l’art. 8 par. 2 CEDH (§§ 43 s.).

Ensuite, la Cour précise d’emblée que la condamnation de P.J. relative à des stupéfiants est grave, tout en relevant qu’il n’avait aucun antécédent en la matière (§ 48). Sur le plan de la situation personnelle du requérant, les Juges de Strasbourg notent qu’il est arrivé en Suisse en 2013 à l’âge de 30 ans après avoir passé toute sa vie dans son pays d’origine. Il y a exercé des emplois à temps partiel alors que son épouse réalisait le revenu familial le plus élevé. Selon ses dires, il s’est plus occupé de l’éducation parentale de ses jeunes filles lorsque leur mère travaillait. Au moment du prononcé de l’expulsion, il avait vécu environ 6 ans et 8 mois dans le pays, concédait ne pas bien parler allemand et présentait une intégration inférieure à la moyenne selon les autorités internes (§ 49).

Bien que les autorités suisses se sont focalisées sur la nature et la gravité de l’infraction commise, la Cour relève qu’en dépit de sa gravité, elle n’a pas été sanctionnée par une peine ferme, mais a été assortie du sursis (§ 50).

Même si le degré de culpabilité de P.J. était faible, la Cour note que les autorités suisses n’ont fait qu’indiquer qu’il était passé aux aveux dès le début, qu’il avait coopéré avec la police, que le pronostic était positif du point de vue du risque de récidive (§ 51), que peu après le prononcé de l’expulsion il avait trouvé un emploi à temps plein et qu’il a fait preuve d’un bon comportement pendant toute la période subséquente. Sur ce dernier aspect, le Gouvernement suggère que le comportement de l’intéressé était attendu compte tenu de sa condamnation avec sursis. Or, même si la crainte d’une peine ferme a pu jouer un rôle, les autorités internes n’ont pas tenu compte du fait que son comportement exemplaire et l’obtention rapide d’un emploi stable démontraient véritablement son intention de prouver qu’il ne représentait pas un danger pour la sécurité publique. Cette omission a négligé la preuve de la réhabilitation du requérant et de son engagement à adopter un comportement conforme à l’ordre juridique (§ 52).

Le principe de proportionnalité commande notamment de prendre en compte le comportement personnel de l’intéressé et l’impact de la mesure en cause sur la vie familiale. À cet égard, les autorités suisses ont fait valoir que la requérante R.J. pouvait soit suivre son conjoint en Bosnie-Herzégovine soit rester en Suisse, faisant de la séparation une question de choix (§ 53). S’agissant des filles du requérant, les autorités internes sont arrivées à la conclusion qu’elles pouvaient s’adapter à un nouvel environnement en Bosnie-Herzégovine au vu de leur âge et que leur départ dépendait du choix de P.J. de suivre son époux (§ 54).

Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les autorités suisses n’ont pas procédé à une balance minutieuse des intérêts individuels et publics, faute d’avoir donné le poids nécessaire au faible degré de culpabilité de R.J., au fait que la sanction a été assortie du sursis, à l’absence d’antécédent, au fait qu’il ne représentait plus une menace pour la sécurité publique, à son statut de résident immigrant de longue durée et à l’effet négatif de l’expulsion sur les membres de sa famille (§ 55).

Partant, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’art. 8 CEDH (§ 56).

III. Commentaire

D’emblée, il y a lieu de relever que cet arrêt n’est pas encore définitif, ce d’autant plus qu’il a été rendu à une majorité de cinq – dont le Juge suisse Zünd – contre deux. Minoritaires, les Juges Schukking (Pays-Bas) et Arnardóttir (Islande) ont rédigé une opinion dissidente considérant que la conclusion d’une non-violation s’imposait in casu faute pour la Suisse d’avoir excédé sa marge d’appréciation selon eux. Il n’est donc pas exclu a priori que le Gouvernement demande le renvoi de l’affaire devant la Grande chambre de la Cour pour obtenir une décision différente sur le fond.

Au vu du raisonnement de la Cour, il apparaît extrêmement important pour la défense de mettre en exergue l’évolution personnelle du prévenu du point de vue de la sécurité publique dès sa libération, y compris devant le Tribunal fédéral et ce indépendamment de la recevabilité de ces éléments de fait (art. 99 et 105 LTF) devant être pris en compte par les autorités nationales sous peine de voir leur appréciation être infirmée par Strasbourg. C’est semble-t-il l’élément décisif qui a fait pencher la balance dans le cas présent étant donné que rien n’est dit dans l’arrêt de notre Haute Cour à ce sujet (TF 6B_191/2020 du 17.6.2020) et que la Cour y perçoit une omission entachant l’analyse du test de proportionnalité et in fine l’expulsion pénale elle-même.

Pour terminer, les juges minorisés ont souligné dans leur opinion dissidente qu’il n’existe pas d’exigence minimale quant à la sanction dans sa quotité ou la gravité de l’infraction devant entraîner l’expulsion. La Cour n’a jamais non plus déterminé le poids à accorder à chaque critère devant être pris en compte, les autorités internes devant examiner chaque cas sous la supervision de la Cour. Force est toutefois de constater que les motifs plaidant en faveur de l’expulsion doivent être d’autant plus importants et soigneusement motivés que la culpabilité est jugée faible pour un primo-délinquant sans antécédent, qu’il n’est pas condamné à exécuter la peine et, surtout, que son comportement subséquent au prononcé de la mesure est irréprochable.

Dans la droite ligne de l’expulsion du requérant considérée comme incompatible avec la Convention, on soulignera d’autres situations plus ou moins comparables dans lesquelles l’auteur a été expulsé, à l’instar de l’arrêt TF 6B_1234/2023 du 11 juillet 2024 portant sur un ressortissant kosovar de 20 ans, né en Suisse où il a séjourné l’intégralité de sa vie, condamné à une peine privative de liberté de 12 mois seulement avec sursis pour l’achat de 50 gr. d’un mélange de cocaïne dont 28,4 gr. ont été vendus pour un bénéfice de CHF 1’620.-. Précisons toutefois que cet individu n’est pas marié à une Suissesse, n’a pas d’enfant et n’était pas au moment des faits en cause un primo-délinquant, car il avait été condamné pendant sa minorité par ordonnance pénale rendue le 11 décembre 2019 par le Ministère public du canton de Zoug pour tentative de chantage (art. 156 ch. 1 et 2 CP), menaces (art. 180 CP), voies de fait (art. 126 al. 1 CP) et pornographie (art. 197 CP) et que les faits en cause ont été commis pendant la durée du délai d’épreuve de la peine infligée dans cette ordonnance (cf. TC ZG S 2023 13 du 22.9.2023, c. II/1.2). Reste à savoir, au vu de l’arrêt ici commenté, si cette expulsion résisterait au test de proportionnalité dans l’hypothèse où elle devait être examinée par la Cour.

Proposition de citation : Kastriot Lubishtani, Prise en compte du comportement subséquent au prononcé d’une expulsion dans l’examen de sa proportionnalité, in : https://www.crimen.ch/290/ du 24 septembre 2024