I. En fait
A est accusé d’avoir eu recours à plusieurs sociétés écrans dans le seul but de commettre des infractions, d’une part pour passer des commandes (sur facture) auprès d’autres sociétés qu’il ne comptait pas honorer, et d’autre part pour revendre des biens obtenus indûment. Pour ce faire, A aurait notamment recruté de jeunes adultes en mal d’argent afin qu’ils concluent des contrats de cartes de crédit et acquièrent en leur nom mais en faveur de A, divers biens électroniques dont les montants n’étaient jamais entièrement réglés (par exemple par le biais de contrat de location ou de paiement échelonné).
Par jugement du Tribunal pénal du canton de Bâle-Ville du 6 novembre 2020, A est déclaré coupable d’un certain nombre d’infractions, mais en particulier d’escroquerie par métier (art. 146 al. 2 CP), d’instigation multiple et complicité d’abus de cartes-chèques et de cartes de crédit (art. 148 CP) et d’utilisation frauduleuse d’un ordinateur (art. 147 CP). Il est condamné à sept ans de peine privative de liberté et à huit ans d’expulsion du territoire.
Le 12 janvier 2023, la Cour d’appel confirme pour l’essentiel le jugement de première instance, mais requalifie certains comportements en retenant en particulier l’utilisation frauduleuse d’un ordinateur par métier (art. 147 al. 2 CP) en lieu et place de l’escroquerie par métier (art. 146 al. 2 CP).
A forme recours en matière pénale devant le Tribunal fédéral, qui doit en particulier évaluer la condamnation pour escroquerie par métier pour certains faits et la requalification en utilisation frauduleuse d’un ordinateur pour d’autres.
II. En droit
Le Tribunal fédéral commence par rappeler que l’escroquerie (art. 146 CP) nécessite en particulier de tromper une personne de manière astucieuse. La tromperie consiste en une affirmation fallacieuse – qui peut aussi intervenir par actes concluants dans la mesure où l’auteur n’exprime pas expressément la fausseté, mais y participe par son comportement – qui vise à provoquer chez un tiers une représentation erronée de la réalité (ATF 150 IV 169, c. 5.1 ; ATF 147 IV 73, c. 3.1). À cet égard, il peut s’agir de faits qui relèvent du for intérieur de l’auteur tels que la volonté de fournir une prestation et la disposition à s’exécuter (c. 2.4.2).
Une tromperie est astucieuse notamment lorsque l’auteur recourt à un édifice de mensonges habilement intriqués ou à une véritable mise en scène par le biais d’actes systématiques et planifiés, mais pas nécessairement complexes sur le plan intellectuel (c. 2.4.3). L’astuce n’est exclue que si la victime ne prend pas les précautions les plus élémentaires, sans pour autant qu’il soit nécessaire qu’elle fasse preuve de la plus grande diligence possible (ATF 147 IV 73, c. 3.2) (c. 2.4.4). En tant que fait relevant du for intérieur et difficilement vérifiable, une simulation de la volonté de fournir une prestation est en principe astucieuse au sens de l’art. 146 CP, sauf lorsqu’un examen sommaire permettrait raisonnablement de conclure que l’auteur n’est manifestement pas en mesure d’exécuter sa prestation (c. 2.4.5). Pour des affaires de la vie courante, il n’est pas usuel de procéder à des contrôles avancés de solvabilité, car cela impliquerait un travail administratif disproportionné (ATF 142 IV 153, c. 2.2.2) (c. 2.4.6).
Ainsi, le fait de recourir à de jeunes adultes, qui simulent aux opérateurs de téléphonie mobile une volonté de s’acquitter d’un paiement échelonné pour l’achat de téléphones portables, constitue bien une tromperie astucieuse. Un contrôle de solvabilité approfondi n’étant pas usuel pour des achats de la vie courante, l’absence d’une volonté de payer ne pouvait pas être raisonnablement constatée par les collaborateurs de l’opérateur téléphonique. Partant, ces comportements sont bien constitutifs d’escroquerie (art. 146 CP) (c. 2.6).
Ensuite, le recourant soutient que la requalification de certains comportements en utilisation frauduleuse d’un ordinateur viole le principe de l’accusation (art. 9 CPP) (c. 4).
Ce principe est violé lorsque le contenu de l’acte d’accusation ne satisfait pas les conditions de l’art. 325 CPP, ou lorsque le tribunal, en prononçant la culpabilité, va au-delà des faits reprochés et contenus dans l’acte d’accusation (TF 6B_424/2021 du 26.1.2023, c. 1.2.2) (c. 4.5.2). Or le Tribunal fédéral constate qu’en l’espèce l’acte d’accusation ne fait pas référence à l’art. 147 CP. Il laisse toutefois la question ouverte de savoir si un verdict de culpabilité sur cette base est compatible avec le principe d’accusation, puisqu’à son avis le comportement du recourant doit être qualifié d’escroquerie (art. 146 CP) et non d’utilisation frauduleuse d’un ordinateur (art. 147 CP) (c. 4.6).
Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que, contrairement à l’art. 146 CP, l’art. 147 CP ne sanctionne pas le fait de tromper une personne, mais un processus électronique (ou similaire de traitement ou de transmission de données) en utilisant des données de manière incorrecte, incomplète ou indue (c. 4.8.2). Premièrement, il y a une utilisation incorrecte de données lorsque l’auteur utilise des données qui ne correspondent pas à la situation de fait ou de droit. C’est notamment le cas lorsqu’un programme est manipulé ou que les chiffres d’un virement sont saisis de manière erronée (c. 4.8.3). Deuxièmement, on parle d’utilisation incomplète, lorsque des données nécessaires en soi ne sont pas introduites du tout ou seulement en partie. Contrairement à l’art. 146 CP qui englobe les tromperies par actes concluants, la variante d’utilisation incomplète des données ne peut pas être utilisée pour fonder une obligation de déclaration non préexistante (c. 4.8.4). Les données à rentrer dépendent donc de l’interface et des masques de saisie des applications en ligne. Troisièmement, il y a utilisation indue de données, par exemple lorsque l’auteur utilise des cartes de crédit ou des données de cartes de crédit obtenues de manière délictueuse et qu’il n’est pas autorisé à utiliser. Selon la jurisprudence, il y a utilisation frauduleuse d’un ordinateur lorsqu’une personne commande en ligne sous un faux nom et choisit la facturation par un prestataire de services de paiement dont le contrôle automatisé de la solvabilité ne révèle rien d’anormal en raison des fausses données saisies (TF 6B_683/2021 du 30.3.2022, c. 5) (c. 4.9.1).
De l’avis du Tribunal fédéral, il en va cependant différemment lorsque l’auteur passe une commande sur facture sous son vrai nom, mais n’a pas l’intention de la payer, indépendamment de sa situation financière. Dans ce cas, il n’y a ni utilisation incorrecte (quant au nom) ni incomplète de données (quant à la volonté de payer). En effet, la volonté de payer relève du for intérieur de l’auteur et ne peut donc pas être explicitement saisie par l’interface de commande des plateformes en ligne, mais découle tout au plus de l’acceptation des conditions générales. Le Tribunal fédéral laisse toutefois la question ouverte de savoir si cette (fausse) intention de payer, déclarée par actes concluants en passant commande, peut constituer une utilisation incorrecte des données. Pour déterminer l’application de l’art. 147 CP dans ce cas, il est décisif de savoir si non seulement le processus de commande, mais également l’expédition de la marchandise ont été entièrement automatisés (contrairement à ce qui avait été affirmé dans l’arrêt TF 6B_24/2018 du 22.5.2019, c. 2.3.1). En effet, l’acte de disposition préjudiciable du vendeur lors d’un achat sur facture ne se produit pas au moment de l’acceptation de la commande, mais seulement lors de la livraison de l’objet de la vente. Si des personnes interviennent dans le processus d’expédition, le transfert d’actifs préjudiciable n’est donc pas effectué par le dispositif de traitement de données, mais par des individus trompés (c. 4.9.2).
La simulation d’une volonté de paiement dans le commerce en ligne tombe ainsi sous le coup de l’escroquerie (art. 146 CP), même si le processus de commande est en partie automatisé, dès lors que des individus prennent en charge les commandes et expédient les marchandises. Peu importe que les employés responsables de l’expédition aient peu ou pas de pouvoir de décision concernant l’expédition des marchandises. Est déterminant le fait qu’ils sont habilités et tenus d’annuler une commande s’ils découvrent l’absence de volonté de paiement de l’acheteur (c. 4.9.2).
En définitive, le Tribunal fédéral estime que le recourant doit être condamné pour escroquerie par métier (art. 146 al. 2 CP) et non pour utilisation frauduleuse d’un ordinateur par métier (art. 147 al. 2 CP). Il n’est cependant ni nécessaire de corriger le dispositif de l’instance précédente, car il ne mentionne pas l’art. 147 CP, ni de renvoyer l’affaire à l’instance précédente dans la mesure où cette nouvelle appréciation juridique n’a pas d’incidence sur la peine (c. 4.10).
Au vu de ce qui précède, le recours doit être partiellement admis sur ce point et rejeté pour le reste dans la mesure de sa recevabilité (c. 8).