Absence de qualité pour recourir du prévenu contre le refus de suspension de la procédure au sens de l’art. 55a CP

Bien que la décision de refus de suspendre la procédure fondée sur l’art. 55a CP soit susceptible de recours sur la base de l’art. 393 CPP, le prévenu ne dispose pas de la qualité pour recourir contre cette dernière, en raison de l’absence d’un intérêt juridiquement protégé à s’y opposer au sens de l’art. 382 al. 1 CPP.

I. En fait

Une instruction pénale est ouverte contre A par le Ministère public de l’arrondissement de Lausanne pour lésions corporelles simples qualifiées (art. 123 ch. 2 al. 3 CP), voies de fait qualifiées (art. 126 al. 2 let. b CP) et menaces qualifiées (art. 180 al. 2 CP). Il lui est reproché de s’en être pris physiquement et verbalement à son épouse à plusieurs reprises entre janvier 2020 et novembre 2022, au domicile conjugal notamment. 

A demande la suspension de la procédure pour une durée de six mois, conformément à l’art. 55a al. 1 let. c CP, son épouse ne souhaitant pas le poursuivre pour les faits, ce que cette dernière confirme. Cette demande est rejetée par le Ministère public, jugeant qu’une suspension ne permettrait pas d’améliorer ou stabiliser la situation, en raison de la situation personnelle, du vécu et du passé de A. 

La Chambre des recours pénale du Tribunal cantonal vaudois admet le recours de ce dernier contre cette ordonnance, pour violation du droit d’être entendu en raison de son manque de motivation, et renvoie la cause au Ministère public.

Le Procureur général adjoint du Ministère public vaudois forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral et conclut principalement à la réforme de l’arrêt attaqué en ce sens que le recours de A soit déclaré irrecevable.

II. En droit

Après avoir admis la recevabilité du recours (c. 1), le Tribunal fédéral examine dans un premier temps s’il existe une voie de recours cantonale contre la décision de refus de suspendre la procédure en vertu de l’art. 55a CP (c. 2.1-2.4).

Le recours est recevable contre les décisions et actes de procédure de la police, du ministère public et des autorités pénales (art.  393 al. 1 CPP), à l’exception des décisions qualifiées de définitives ou non sujettes à recours (art.  380 CPP en lien avec les art. 397 et 393 CPP ; ATF 144 IV 81, c. 2.3.1). Ainsi, selon le principe d’universalité des recours, toutes les décisions de procédure sont susceptibles de recours, sauf si la loi prévoit expressément des exceptions, y compris s’agissant de la décision de refus de suspendre la procédure fondée sur l’art. 314 CPP (TF 1B_656/2020 du 30.9.2021, c. 2.1 ; 1B_669/2012 du 12.3.2013, c. 2.3.2) (c. 2.2).

Le Tribunal fédéral rappelle que l’art. 55a CP prévoit la possibilité pour le ministère public ou le tribunal de suspendre la procédure si la victime est le conjoint ou ex-conjoint de l’auteur et que l’atteinte a été commise durant le mariage ou dans l’année qui a suivi le divorce (let. a ch. 1), si la victime (ou son représentant légal) le requiert (let. b) et si la suspension semble pouvoir stabiliser ou améliorer la situation de la victime (let. c). Cette dernière condition a été ajoutée par la loi fédérale du 14 décembre 2018 sur l’amélioration de la protection des victimes de violence et est entrée en vigueur le 1er juillet 2020 (RO 2019 2273). Jusqu’alors, il suffisait que la victime (ou son représentant légal) demande la suspension ou y donne son accord. Cette dernière est uniquement possible pour les infractions de lésions corporelles simples (art. 123 ch. 2 al. 3 à 5 CP), de voies de fait réitérées (art. 126 al. 2 let. b, bbis et c CP), de menaces (art. 180 al. 2 CP) et de contrainte (art. 181 CP) (c. 2.3.1).  

Selon l’ancienne jurisprudence du Tribunal fédéral concernant l’art. 66ter CP (remplacé par l’art. 55a CP en 2004), la possibilité de poursuivre la procédure malgré la demande de la victime était restreinte et cette décision devait être justifiée et motivée (FF 2003 1750, 1766 ; TF 6S.454/2004 du 21.3.2006, c. 3). Le refus de suspension par le ministère public ou le tribunal pouvait être contesté devant une autorité de recours (c. 2.3.2). 

Notre Haute Cour estime qu’il n’y a pas de raison de traiter différemment le recours contre un refus de suspension en vertu du nouveau droit. La doctrine reconnaît, du moins de manière implicite, qu’il n’existe pas de distinction quant à la possibilité de recourir contre un refus de suspension, que l’on applique l’art. 55a CP dans sa version antérieure ou postérieure à juillet 2020. Même si le Message du Conseil fédéral indique que les recours sont ouverts uniquement contre un classement, une ordonnance pénale ou un jugement (FF 2017 6913, 6956), cela ne signifie pas qu’un recours contre un refus de suspension soit impossible. En effet, cette position ne constitue pas une intention claire du législateur de restreindre cette possibilité. Par conséquent, la voie de recours de l’art. 393 al. 1 CPP doit être considérée comme ouverte contre la décision de refus de suspension prise par le ministère public dans le cadre de l’art. 55a CP (c. 2.3.3-2.4).

Dans un second temps, le Tribunal fédéral se penche sur la qualité pour recourir de A contre la décision de refus de suspension de la procédure au sens de l’art. 55a CP. Selon l’art. 382 al. 1 CPP, une partie a qualité pour recourir si elle a un intérêt juridiquement protégé à l’annulation ou à la modification d’une décision. Cet intérêt existe lorsque la personne est directement et immédiatement touchée dans ses droits, contrairement à un simple effet réflexe. Un intérêt de fait ne suffit pas, le recourant doit démontrer que la décision attaquée viole une règle de droit qui a pour but de protéger ses intérêts et qu’il peut en conséquence en déduire un droit subjectif. Si la décision ne lèse pas concrètement la partie, celle-ci n’a pas qualité pour recourir et le recours est irrecevable (ATF 144 IV 81, c. 2.3.1) (c. 2.5.1).

La suspension de la procédure prévue par l’art. 55a CP nécessite explicitement une demande de la victime. Si le ministère public la refuse, le prévenu ne peut pas la demander ultérieurement, seule la victime étant habilitée à le faire. En l’espèce, bien que la poursuite de la procédure ne soit pas dans l’intérêt de A, cela ne crée pas un intérêt juridiquement protégé lui permettant de contester le refus de suspension. En effet, cette décision a été prise car la suspension ne semblait pas suffisante pour améliorer la situation, tenant compte des circonstances personnelles de A, de son vécu et de son passé. Dans ce cas, seuls les intérêts dignes de protection de la victime sont en jeu, et le refus de suspension ne produit qu’un effet réflexe sur le prévenu, sans conséquence immédiate sur sa situation juridique. Le législateur a révisé l’art. 55a CP pour améliorer la situation de la victime, ce qui implique que la décision de suspension ne repose plus uniquement sur sa volonté. L’autorité doit évaluer les intérêts en jeu et la proportionnalité, sachant que la suspension doit désormais être l’exception. L’ordonnance du 30 mai 2023 n’affecte que de manière indirecte les intérêts de A, ce qui ne suffit pas à établir un intérêt juridiquement protégé au sens de l’art. 382 al. 1 CPP (c. 2.5.2).

En conclusion, bien que le refus de suspension fondé sur l’art. 55a CP soit en principe une décision susceptible de recours (cf. c. 2.4 supra), la qualité pour recourir au sens de l’art. 382 al. 1 CPP doit être refusée au prévenu (c. 2.6). Le Tribunal fédéral admet par conséquent le recours et réforme l’arrêt cantonal en ce sens que le recours de A contre l’ordonnance du 30 mai 2023 est irrecevable (c. 3).

Proposition de citation : Mathilde Boyer, Absence de qualité pour recourir du prévenu contre le refus de suspension de la procédure au sens de l’art. 55a CP, in : https://www.crimen.ch/294/ du 9 octobre 2024