Affaire Kosiah : éclairage sous l’angle du principe de la légalité de la première condamnation en Suisse pour crimes contre l’humanité

Les infractions commises à l’étranger dans le contexte d’un conflit armé dans les années 1990 peuvent être requalifiées en crimes contre l’humanité au sens de l’art. 264a CP même avant son entrée en vigueur à condition qu’au moment des faits : ces crimes étaient punissables en droit international ; leurs éléments constitutifs étaient suffisamment clairs et accessibles ; les faits en cause correspondaient à une infraction de droit commun (suisse) qui n’était pas prescrite au 1er janvier 2011 (art. 101 al. 3 CP) ; la Suisse a l’obligation internationale (coutumière ou conventionnelle) de poursuivre le crime en question ; elle est compétente selon le droit interne applicable au moment des faits. En tout état de cause en cas de condamnation, la peine ne doit pas être plus sévère que celle qui aurait été infligée pour l’infraction de droit commun correspondante alors en vigueur.

I. En fait

Au cours de l’été 2014, sept ressortissants libériens déposent une plainte pénale contre Alieu Kosiah pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis au Libéria dans les années 1990. À la suite de ces dénonciations, le Ministère public de la Confédération ouvre une procédure pénale à son encontre sur le fondement de la compétence universelle pour crimes de guerre (meurtre, viol et actes visant à réduire la population en esclavage). Vivant en Suisse depuis 1999, le prévenu est arrêté le 10 novembre 2014 à Lausanne. 

Les faits instruits remontent à la première guerre civile du Libéria. En décembre 1989, le National Patriotic Front of Liberia (NPFL), mené par Charles Taylor1, pénètre sur le territoire libérien depuis la Côte d’Ivoire. Cette incursion marque le début d’une période d’affrontements contre les forces armées libériennes (AFL) sur fond de conflit ethnique et économique. Le NPFL vise particulièrement les ethnies Khran et Mandingo – considérées comme sympathisantes du régime du président Samuel Doe – alors que le AFL cible les populations Gio et Mano – soupçonnées de soutenir l’insurrection. Le 9 septembre 1990, Samuel Doe est assassiné par des membres de l’Independant National Patriotic Front of Liberia, un groupe de dissidents du NPFL, mené par Prince Johnson. En 1991, les diasporas libériennes en Guinée et Sierra Leone, composées de réfugiés Mandingos et d’anciens soldats de l’AFL d’ethnie Krahn, créent le United Liberation Movement of Liberia for Democracy (ULIMO) dans le but de retourner au Libéria pour combattre le NPFL. S’ensuivent plusieurs années de violents combats entre le NPFL et le ULIMO, jusqu’à la signature en août 1996 de l’Accord d’Abuja II qui instaura un cessez-le-feu et la tenue d’élections dont Charles Taylor sortira vainqueur. 

Alieu Kosiah s’est engagé dans l’AFL en janvier 1990 avant de se réfugier en Guinée et en Sierra Leone. Il rejoint les rangs de l’ULIMO au Libéria de 1993 à 1995. En tant que commandant ULIMO dans le comté de Lofa, il était responsable des soldats sur la ligne de front, des aspects logistiques et financiers de l’organisation – y compris du transport par des civils de marchandises pillées et du commerce à la frontière guinéenne. Il faisait partie de l’état-major de la Strike Force, un bataillon de l’ULIMO, et était le bras droit du commandant Pepper and Salt. 

Alieu Kosiah est condamné par la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral par jugement du 18 juin 2021 à une peine privative de liberté de 20 ans, sous déduction des années de détention préventive, et d’une interdiction de territoire de 15 ans. Il a été reconnu coupable, sur le fondement des art. 108 et 109 aCPM, des crimes de guerre de meurtre, de viol, de traitement cruel, d’atteinte à la dignité d’un défunt, ainsi que de l’utilisation d’un enfant soldat. M. Kosiah a en outre été condamné à verser plus de CHF 50’000.- aux parties plaignantes à titre de tort moral. Il a cependant été acquitté du crime de guerre de recrutement d’un enfant soldat, de tentative de meurtre du civil « Raoul »2, de complicité de meurtre du civil « Joseph » et d’ordre de piller la centrale électrique de Foya. 

Le prévenu, le MPC et les parties plaignantes interjettent tous appel du jugement.

Estimant que les faits reprochés pouvaient être constitutifs d’une autre infraction, la Cour d’appel fait usage de l’art. 333 al. 1 CPP et donne la possibilité au MPC de modifier l’acte d’accusation dans sa décision d’entrée en matière du 4 août 2023. Le MPC révise l’acte d’accusation initial pour inclure, en sus des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité au sens de l’art. 264a CP introduit dans le Code pénal par la Loi fédérale portant modification de lois fédérales en vue de la mise en œuvre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 18 juin 2010.

Pour la première fois en Suisse, la Cour d’appel était donc amenée à se prononcer sur l’application de l’art. 264a CP sur les crimes contre l’humanité. L’application de cette disposition du Code pénal, entrée en vigueur le 1er janvier 2011, à des faits survenus dans les années 1990 questionne le respect du principe de légalité comme nous allons le voir. 

II. En droit

1. Compétence des juridictions suisses

La Cour commence par analyser la compétence des juridictions suisses dans le cas d’espèce (c. I/1.1). 

La compétence universelle a été codifiée en droit Suisse par l’art. 264m al. 1 CP (Actes commis à l’étranger) de la novelle du 18 juin 2010. Ayant observé que le principe de non-rétroactivité s’appliquait aux règles de procédure définissant l’étendue du ius puniendi (c. I/1.1.2), la Cour se doit de déterminer si la Suisse était compétente entre 1993 et 1995 pour poursuivre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Étant donné que les crimes de guerre étaient codifiés dans l’ancien Code pénal militaire depuis 1968, y compris pour des faits survenus à l’étranger, l’application de l’art. 264m CP aux crimes de guerre n’étend pas le ius puniendi, la novelle précitée ayant simplement modifié la compétence fonctionnelle des tribunaux militaires à la justice civile (c. I/1.1.4). 

Les crimes contre l’humanité, en revanche, n’étaient pas réprimés expressis verbis dans le Code pénal ou le Code pénal militaire à l’époque des faits. Néanmoins, la Cour considère qu’ils étaient alors punissables en droit suisse par les dispositions relatives à l’assassinat (art. 112 CP), les lésions corporelles graves (art. 122), la contrainte (art. 181), le viol (art. 190) et l’atteinte à la paix des morts (art. 262) (c. I/1.1.5.1). Selon l’art. 6bis al. 1 aCP, le Code pénal était applicable de 1983 à 2007 à quiconque avait commis à l’étranger un crime que la Confédération s’était engagée à poursuivre en vertu d’un traité international, si l’acte était réprimé dans l’État où il a été commis et que l’auteur se trouvait sur le territoire Suisse (c. I/1.1.5.2.). À l’époque des faits, cependant, la Suisse et le Libéria n’étaient pas liés par un traité comprenant une obligation de poursuivre les crimes contre l’humanité. À défaut de traité, la Cour détermine que la punissabilité peut se fonder sur le droit international coutumier (c. I/1.1.5.2).

Pour conclure qu’à l’époque des faits les crimes contre l’humanité étaient définis et punissables en droit international, la Cour s’appuie premièrement sur le Statut du Tribunal militaire international de 1945, la consécration du principe de l’universalité au procès de Nuremberg, l’adoption des principes de Nuremberg par l’Assemblée générale de l’ONU en 1956 et par la Commission de droit international en 1950, la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité de 1968 ainsi que sur la Résolution 3074 [XXVII] de l’Assemblée générale de l’ONU (Principes de la coopération internationale en ce qui concerne le dépistage, l’arrestation, l’extradition et le châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité). Deuxièmement, se fondant entre autres sur le Message accompagnant le projet de loi du Conseil fédéral (FF 2008 3461, 3472 et 3474), elle retient que le Statut de Rome reflète l’état du droit international coutumier. Troisièmement, elle se réfère également à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle les crimes contre l’humanité étaient définis et punissables en droit international en 1992 et qu’en l’absence de dispositions dans le droit national, les juridictions compétentes devaient appliquer le nouveau droit (c. I/1.1.5.3).

La Cour d’appel en conclut qu’à l’époque des faits la Suisse était compétente pour poursuivre les crimes contre l’humanité commis à l’étranger, si bien que les autorités judiciaires suisses sont compétentes sur le fondement du droit actuel (art. 264m CP) (c. I/1.1.5.4.). 

2. Prescription

La Cour se penche ensuite sur la prescription des actes reprochés à Alieu Kosiah sous l’angle des crimes contre l’humanité (c. II/3.2.2).

Avant le 1er janvier 2011, le génocide et les crimes de guerre constituaient les seuls crimes de droit international imprescriptibles en Suisse (art. 101 CP ; art. 75bis aCP et art. 56bis aCPM). La novelle du 18 juin 2010 est venue codifier l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité en modifiant l’art. 101 al. 3 CP qui s’applique à ces derniers « si l’action pénale ou la peine n’était pas prescrite à l’entrée en vigueur de la modification du 18 juin 2010 du présent code, en vertu du droit applicable à cette date ». Se référant à l’arrêt de la Cour des plaintes TPF 2018 96, la Cour d’appel détermine qu’en vertu du texte de l’art. 389 CP qui comprend une clause de réserve (« sauf disposition contraire de la loi »), l’art. 101 al. 3 CP déroge aux principes de non-rétroactivité et d’exception de la lex mitior (art. 2 al. 2 CP). Il s’ensuit que les crimes contre l’humanité sont « imprescriptibles lorsqu’ils n’étaient pas encore prescrits au 1er janvier 2011 », l’art. 101 al. 3 CP consacrant une rétroactivité limitée des règles sur l’imprescriptibilité des infractions qui ne sont pas déjà prescrites (c. II/3.2.2.1). 

Selon la Cour, cette interprétation est confirmée par la jurisprudence de la CourEDH. D’une part, l’application d’une loi allongeant les délais de prescription pour des faits n’ayant jamais été prescrits ne contrevient pas au principe de la non-rétroactivité. D’autre part, la question du délai de prescription des crimes contre l’humanité doit être tranchée à la lumière du droit international applicable à l’époque. C’est le cas en l’espèce, la Charte de Nuremberg ayant établi dès 1945 leur imprescriptibilité. La Cour remarque que l’art. 101 al. 3 CP serait non seulement vidé de son sens s’il excluait la poursuite de tous les crimes contre l’humanité commis avant le 1er janvier 2011, mais il conduirait en outre la Suisse à violer ses obligations découlant du Statut de Rome (c. II/3.2.2.1).

Enfin, la Cour détermine les infractions de référence à retenir pour le calcul de la prescription. Elle constate que les actes reprochés pouvaient être constitutifs tant de crimes de guerre que d’infractions de droit commun à l’époque des faits (c. II/3.2.2.2 1er par.).

Bien que les crimes de guerre aient été imprescriptibles en droit Suisse dès 1983, la Cour conclut qu’ils ne peuvent constituer les infractions de référence pour le calcul de la prescription en l’espèce. Elle se fonde sur l’analyse des travaux parlementaires de la novelle du 18 juin 2010, au cours desquels la modification proposée de l’art. 101 CP a fait l’objet de débats. Alors que le Conseil des États a voté à plusieurs reprises pour conserver l’art. 101 al. 3 aCP inchangé, ce qui aurait permis d’étendre l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité à tous les faits non prescrits en 1983, la Conseillère fédérale Widmer-Schlumpf s’y est fermement opposée. La Chambre haute a en définitive adhéré à la position du Conseil national, adoptant sans modification le projet du Conseil fédéral révisant cet alinéa. Les juges de Bellinzone considèrent donc que les crimes de guerre doivent être écartés comme infractions de référence pour ne pas aller à l’encontre de la volonté du législateur (c. II/3.2.2.2 2e par.).

S’appuyant sur les interventions de la représentante du Conseil fédéral pendant les travaux parlementaires, la Cour conclut qu’il faut se référer aux infractions de droit commun pour le calcul de la prescription (c. II/3.2.2.2 3e par.). Les faits retenus dans l’acte d’accusation sous l’angle des crimes contre l’humanité sont constitutifs d’assassinat, de lésions corporelles graves, de contrainte, de viol, et d’atteinte à la paix des morts comme indiqué précédemment. Il s’agit dans un premier temps de déterminer les délais de prescription applicables. La Cour observe qu’à l’époque des faits, l’art. 70 aCPprévoyait un délai de prescription de 20 ans lorsque l’infraction était passible de la réclusion à perpétuité, de 10 ans lorsqu’elle était passible de l’emprisonnement pour plus de 3 ans ou de réclusion, et de 5 ans lorsqu’elle était passible d’une autre peine. Elle constate que les délais de prescription dans le nouveau droit en vigueur depuis 2002 sont plus longs que dans l’ancien droit. Suivant le principe de la lex mitior, elle applique les délais de prescription de l’art. 70 aCP en l’espèce (c. II/3.2.2.3). Examinant ensuite les délais de prescription des infractions précitées au moyen d’un tableau comparatif, la Cour constate que seuls les actes appréhendés sous l’angle de l’assassinat n’étaient pas encore prescrits au 1er janvier 2011 et peuvent être poursuivis comme crimes contre l’humanité de meurtre au sens de l’art. 264a CP (c. II/3.2.2.4).

Les faits relevant des chefs d’accusation de crimes contre l’humanité de torture, réduction en esclavage, autres actes inhumains et atteinte au droit à l’autodétermination sexuelles sont prescrits, raison pour laquelle la Cour prononce le classement à cet égard (3.2.2.5). 

3. Droit matériel applicable

Au vu de l’absence d’autre disposition en droit suisse réprimant les crimes contre l’humanité en 1993, la Cour conclut qu’elle n’a pas d’autre choix que d’appliquer l’art. 264a CP, entré en vigueur le 1er janvier 2011, conformément à la volonté du législateur de permettre la requalification juridique des infractions non prescrites en crimes contre l’humanité (c. II/3.2.3.2). 

Étant donné que les infractions de droit commun en l’espèce sont punies plus sévèrement que les crimes contre l’humanité de l’art. 264a CP, leur application serait contraire à l’exception de la lex mitior (c. 3.2.3.5). Partant, la Cour établit que l’art. 264a CP s’applique pour poursuivre des crimes contre l’humanité commis avant le 1er janvier 2011 lorsque les conditions reprises supra sont remplies (c. II/3.2.3.3 et 3.2.3.6). 

III. Commentaire

L’arrêt Kosiah est intéressant à plus d’un titre. Nous renonçons donc à aborder la légitimité même des procès de compétence universelle comme le présent, les questions et difficultés matérielles liées à ce type de procès, la responsabilité mise en œuvre ou encore la peine prononcée à l’encontre du condamné. D’autres éléments de technique juridique pure ont retenu notre attention, à commencer le plus important et qui fait ici l’objet de notre commentaire : le principe de légalité.

À première vue, celui-ci aurait dû empêcher le jugement des faits sous l’appellation « crimes contre l’humanité », ceux-ci n’étant pas incriminés en droit suisse au moment des actes (art. 7 CEDH). 

Pour rappel, le principe de légalité repose sur trois critères matériels : la qualité, l’accessibilité et la prévisibilité du droit (CourEDH, Sunday Times c. Royaume-Uni du 26.4.1979, § 49). Si l’on s’en tient à la jurisprudence de Strasbourg, la qualité du droit inclut tant la clarté que la précision (idem ; cf. aussi Kokkinakis c. Grèce du 25.5.1993, § 52). La précision est seulement relative, voire limitée. La CourEDH a estimé « que le libellé de bien des lois ne présente pas une précision absolue. Beaucoup d’entre elles, en raison de la nécessité d’éviter une rigidité excessive et de s’adapter aux changements de situation, se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues » (ibid., § 40 ; Müller et autres c. Suissedu 24.5.1988, § 29 ; Olsson c. Suède, du 24.3.1988, § 61 ; Sunday Times c. Royaume-Uni du 26.4.1979, § 49) ou encore qu’il « est impossible d’arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois » (Barthold c. Allemagne du 25.3.1985, § 47), notamment dans des domaines dont les données changent en fonction de l’évolution des conceptions de la société (Barthold c. Allemagne du 25.3.1985, § 60). La précision et la clarté doivent s’apprécier dans le contexte global du texte en cause. Une disposition peu précise en soi peut le devenir à la lecture combinée d’autres articles de la même loi (CommissionEDH, G. c. Liechtenstein du 30.10.1984). Ainsi, la précision et la clarté d’une norme sont atteintes par la combinaison d’un texte et d’une jurisprudence claire, qui supportent les critères liés à la prévisibilité. L’accessibilité est définie ainsi : « tout citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné » (Sunday Times c. Royaume-Uni du 26.4.1979, § 49). Elle est respectée dès qu’il y a une publication du texte relevant de la cause, qu’il s’agisse d’une loi ou de jurisprudence (Kokkinakis c. Grèce du 25.5.1993, § 40). De surcroît, comme l’a précisé la CourEDH, la loi n’a pas besoin d’être accessible à tous, il suffit qu’elle soit accessible par les personnes concernées (Groppera Radio AG et autres c. Suisse du 28.3.1990, § 68) et qu’elle puisse l’être de facto en s’entourant, si nécessaire, de « conseils éclairés » (Pessino c. France du 10.5.2006, § 36). Enfin, le droit doit être prévisible : les individus doivent pouvoir « évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé » (Cantoni c. France du 15.11.1996 § 35 ; Sunday Times c. Royaume-Uni du 26.4.1979, § 49). C’est a contrario que doit être analysé ce qualificatif « raisonnable » : ce qui serait déraisonnable, inattendu, surprenant, ne pourrait satisfaire la prévisibilité (D. Zerouki, La légalité criminelle : enrichissement de la conception formelle par une conception matérielle, 2001, 311). En conséquence, l’un des critères de ce qui serait déraisonnable apparaît clairement lorsqu’une interprétation par analogie et en défaveur du requérant, est présente (Pessino c. France du 10.10.2006). Dès lors un « brusque » changement jurisprudentiel, défavorable à l’accusé, et auquel celui-ci ne pouvait s’attendre, est qualifié de violation du principe de légalité. 

Au vu de ces éléments, il était nécessaire pour les juges de Bellinzone de justifier l’application des crimes contre l’humanité (seuls les crimes internationaux entrent dans le champ d’application de la compétence universelle) en se fondant sur les qualifications en œuvre au moment des faits (c’est-à-dire, meurtres, viols, etc.). Il faillait néanmoins de démontrer que les crimes contre l’humanité étaient bien incriminés en droit international, qu’ils appliquent ici de manière directe – ce qui peut paraître étonnant vu le système juridique Suisse – pour justifier leur raisonnement. Ils confirment ainsi qu’en droit international les crimes contre l’humanité étaient incriminés bien avant les années 1990 (date de la commission des crimes). À raison, ils proposent une revue des instruments et jurisprudences internationaux permettant, sans faillir, d’affirmer que les crimes contre l’humanité sont punissables. Et puisqu’il s’agit des crimes internationaux, ils ne sont pas susceptibles de prescription. Afin de renforcer leur argumentation et de se prémunir de toute critiques, les juges tiennent néanmoins à préciser que cette imprescriptibilité ne vaut que pour les crimes pour lesquels « l’action pénale ou la peine n’était pas prescrite à l’entrée en vigueur de la modification du 18 juin 2010 du présent code, en vertu du droit applicable à cette date ». Une telle argumentation est bienvenue et permettra, nous n’en doutons pas, à d’autres juridictions de reconnaître à leur tour l’existence d’une coutume internationale incriminant les crimes contre l’humanité dès les années 1950. 

Cela étant, il nous semble que la Cour d’appel du Tribunal pénal fédéral écarte un élément pourtant crucial et qui aurait mérité un développement particulier : le versant nulla poena sine lege du principe de légalité, alors même que les juges citent l’arrêt rendu en Grande chambre en l’affaire Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine du 18 juillet 2013. En effet, dans cette affaire, la CourEDH devait se prononcer sur des peines imposées aux requérants en vertu d’une législation postérieure à la commission des crimes de guerre jugés et commis durant le conflit en ex-Yougoslavie. Dans un premier temps, les juges vont faire une interprétation des législations en vigueur au moment des faits et au moment du jugement. Ils vont constater que les peines prononcées in fine ne contreviennent in abstracto ni à la première ni à la seconde. Néanmoins, vu la jurisprudence nationale, ils vont estimer – en mettant en place une analyse in concreto ex post ab imaginario (D. Scalia, L’application du principe de légalité des peines aux crimes (les plus) graves : l’orthodoxie retrouvée, in : Revue trimestrielle des droits de l’Homme, 2014, 689 ss, 699) – que les requérants auraient pu potentiellement être punis moins sévèrement. Le principe de légalité était donc bien violé. À cela, l’État en cause avait répondu que la peine prononcée était de toute façon légale « en vertu des principes généraux de droit » international. La CourEDH écarte alors l’argument du gouvernement en ces termes : « Cet argument ne cadre pas avec les travaux préparatoires, d’où il ressort que l’article 7, § 1er, peut être considéré comme exposant la règle générale de la non-rétroactivité et que l’article 7, § 2, n’est qu’une précision contextuelle du volet de cette règle relatif à la responsabilité, ajouté pour lever tout doute concernant la validité des poursuites engagées après la Seconde Guerre mondiale contre les auteurs d’exactions commises pendant cette guerre […]. Ainsi, il est clair que les auteurs de la Convention n’avaient pas l’intention de ménager une exception générale à la règle de la non-rétroactivité » (GC Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine du 18.7.2013, § 72). Sans pour autant ne pas condamner M. Kosiah, les juges fédéraux manquent d’argumentation à ce propos, rappelant simplement que la fourchette des peines est moins sévère dans la disposition actuelle incriminant les crimes contre l’humanité que dans les dispositions en vigueur à l’époque des faits (§ 3.2.3.5). Or ils ne démontrent pas quelle aurait pu être la peine à laquelle aurait été condamné l’accusé s’il avait été jugé au moment des faits et selon les qualifications de l’époque. La différence n’est certainement pas anodine… Gageons que la Défense mettra cet élément en avant dans la prochaine étape de la procédure. 

Un recours a été déposé à l’encontre de l’arrêt commenté ; son résultat sera crucial. Tout d’abord pour la suite de la présente procédure, mais aussi pour d’autres affaires similaires en cours. Nous pensons notamment à l’affaire Sonko, ancien ministre de l’Intérieur de Gambie condamné pour crimes contre l’humanité commis entre 2000 et 2016 (donc pour une partie avant 2010) ou encore l’affaire Al-Assad renvoyé en jugement notamment pour des crimes contre l’humanité (meurtres) qui auraient été commis en… 1982. L’avenir de la compétence universelle suisse se joue avec acuité. 

  1. Chef du NPFL et président du Libéria de 1997 à 2003, Charles Taylor a été condamné par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone à 50 ans de réclusion criminelle pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre par jugement du 23 septembre 2013.↩︎
  2. Les auteurs s’interrogent sur le choix des pseudonymes des témoins et parties plaignantes dans l’arrêt, dont la lecture donne parfois un effet Lost in Translation↩︎

Proposition de citation : Marie Wilmet/Damien Scalia, Affaire Kosiah : éclairage sous l’angle du principe de la légalité de la première condamnation en Suisse pour crimes contre l’humanité, in : https://www.crimen.ch/300/ du 5 novembre 2024