Le cessionnaire d’une créance fondée sur l’infraction préalable lésé en raison d’un blanchiment d’argent postérieur à la cession

Le Tribunal fédéral précise pour la première fois que l’art. 305bis CP (blanchiment d’argent) protège également les intérêts patrimoniaux de la personne qui, bien que n’étant pas elle-même lésée par l’infraction préalable, est la cessionnaire des prétentions en dommages-intérêts résultant de l’infraction préalable.

I. En fait

En Espagne, B dépose plainte contre C et d’autres personnes pour, entre autres, escroquerie, appropriation illégitime et blanchiment d’argent. Par la suite, elle fait donation à son neveu, A, de « toutes ses prétentions en dommages-intérêts en lien avec la procédure espagnole en cours » par acte passé devant notaire, l’acte valant cession. Près de trois ans plus tard, A dépose plainte contre C, mais en Suisse cette fois-ci, pour blanchiment d’argent et faux dans les titres. Le Ministère public genevois classe la procédure et A conteste ce classement devant la Cour de justice genevoise, laquelle déclare le recours irrecevable au motif que A ne revêtait pas la qualité de lésé et donc pas celle de partie plaignante. Contre ce dernier arrêt, A dépose un recours en matière pénale devant le Tribunal fédéral, lequel admet le recours dans le présent arrêt.

II. En droit

Déclarant le présent recours recevable (c. 2), le TF précise d’emblée que le recours contre une décision – en l’espèce une ordonnance de classement – nécessite la qualité de partie, laquelle est reconnue à la partie plaignante et qui, à son tour, présuppose celle de lésé (cf. art. 382 al. 1, art. 104 al. 1 let. b, art. 118 al. 1, art 115 al. 1 CPP). Il présente ensuite sa jurisprudence concernant la qualité de lésé (c. 3.1), puis discute du bien juridiquement protégé par l’art. 305bis CP, ainsi que de la qualité de lésé dans ce contexte (c. 3.2).

Après avoir résumé le raisonnement de l’instance inférieure et la motivation du recourant (c. 3.3), le TF présente son propre avis concernant le présent cas :

« Une cession de la créance fondée sur le dommage causé par une infraction ne confère pas au tiers cessionnaire la qualité de lésé. Celui-ci ne peut en effet pas se prévaloir de l’art. 121 CPP, dans la mesure où il n’est ni proche du lésé ni tiers subrogé […]. Ainsi, en tant que simple cessionnaire ‹des prétentions en dommages-intérêts en lien avec les détournements commis en Espagne›, le recourant n’est pas touché directement par les actes de détournements et n’a donc pas la qualité de lésé en relation avec ces infractions » (c. 3.4.1).

S’il paraît ainsi décider l’issue de la présente affaire, le TF précise malgré tout :

« Le recourant allègue toutefois que C a commis des actes de blanchiment (notamment en transférant des valeurs détournées à l’étranger) postérieurement à la cession de créance. Si le cessionnaire de la créance fondée sur l’infraction préalable n’est pas directement lésé par cette dernière infraction, il sera en revanche directement touché par les actes de blanchiment commis postérieurement à la cession. En effet, ces actes de blanchiment pourront avoir pour effet de mettre en danger les intérêts du cessionnaire, dans la mesure où ils l’entraveront dans l’obtention du paiement de la créance cédée, notamment par le biais de l’art. 73 CP. Si les allégations du recourant devaient être suivies, le recourant est bien directement touché dans ses droits par l’infraction de blanchiment dénoncée, de sorte que c’est à tort que la cour cantonale lui a dénié la qualité pour recourir selon l’art. 382 al. 1 CPP » (c. 3.4.2).

Partant, le TF admet le recours (c. 4).

III. Commentaire

Le présent arrêt du TF étend la jurisprudence antérieure. 

Pour le TF, l’auteur de l’infraction préalable peut être « son propre blanchisseur » (cf. ATF 145 IV 335, c. 3.1 ; 144 IV 172, c. 7.2 ; 126 IV 255, c. 3a ; 124 IV 274, c. 3 ; 120 IV 323, c. 3 avec un raisonnement détaillé). En outre selon la jurisprudence, l’art. 305bis CP protège en premier lieu l’administration de la justice, mais aussi en second lieu des biens juridiques individuels, à tout le moins lorsque les valeurs patrimoniales soumises à la confiscation proviennent d’infractions contre le patrimoine. Dans cette hypothèse en effet, la confiscation interviendrait dans l’intérêt du lésé. Ainsi, le blanchiment d’argent en tant qu’entrave à la confiscation est également dirigé contre les intérêts de la personne qui a été lésée par l’infraction préalable. Dès lors, le blanchiment d’argent constitue un fondement approprié pour l’octroi d’une créance en dommages-intérêts au titre de l’art. 41 al. 1 CO en faveur de la personne lésée par l’infraction préalable (cf. ATF 146 IV 211, c. 4.2.1 ; ATF 145 IV 335, c. 3.1 ; 133 III 323, c. 5.1 ; 129 IV 322, c. 2.2.4 avec un raisonnement détaillé ; critique : Louis Frédéric Muskens, PJA 2021, 127 ss, 129 ss).

Dans l’arrêt commenté, le TF précise pour la première fois que l’art. 305bis CP protège également les intérêts patrimoniaux de la personne qui, bien que n’étant pas elle-même lésée par l’infraction préalable, est la cessionnaire des prétentions en dommages-intérêts résultant de l’infraction préalable (c. 3.4.2).

Pour le retenir, cela supposerait que la confiscation, par hypothèse entravée par le blanchiment d’argent, soit intervenue dans l’intérêt du cessionnaire. Est-ce le cas ? Le TF estime en l’espèce que les valeurs patrimoniales confisquées auraient été attribuées au cessionnaire en vertu de l’art. 73 CP (c. 3.4.2), sans toutefois davantage étayer ce point de vue.

L’art. 73 CP présuppose un « lésé ». Si cette notion doit être comprise comme à l’art. 115 CPP de façon à ce que le cessionnaire de la créance en dommages-intérêts fondée sur une infraction pénale n’est pas le lésé de cette infraction pénale (ainsi BSK StGB-Baumann, Art. 73 N 5 et références citées), la solution du TF dans le présent arrêt doit être rejetée. En effet, la confiscation n’interviendrait donc pas dans l’intérêt du cessionnaire, de sorte que ce dernier ne pourrait être considéré comme le lésé de l’infraction de blanchiment d’argent au sens de l’art. 115 CPP. Si en revanche la notion de lésé à l’art. 73 CP est interprétée comme le fait la jurisprudence (cf. ATF 145 IV 237, c. 5.1 ; critique : Felix Bommer, RSJB 2020, 499 ss, 516) de manière si extensive qu’elle englobe tout titulaire de prétentions en dommages-intérêts fondées sur une infraction, alors le présent arrêt du TF apparaît soutenable à la lumière de sa jurisprudence antérieure.

En tout état de cause, il aurait été préférable selon nous que le TF s’étende sur ce point.

Proposition de citation : Andrés Payer, Le cessionnaire d’une créance fondée sur l’infraction préalable lésé en raison d’un blanchiment d’argent postérieur à la cession, in : https://www.crimen.ch/5/ du 9 juin 2021