Le consentement n’exclut pas la traite d’êtres humains

Le consentement d’une victime de traite d’êtres humains (art. 182 CP et 4 CEDH) n’exclut pas la commission de l’infraction, à moins qu’il ait été donné en toute liberté et en toute connaissance de ses effets, et qu’il ne résulte pas de conditions économiques précaires.

I. En fait

    Née au Maroc en 1990, A arrive en Suisse en août 2011. Hébergée par le couple B et C, elle participe à la garde de leurs enfants et aux tâches ménagères. À la suite de la séparation de B et C en été 2017, A quitte leur domicile. Le 26 juin 2018, elle porte plainte contre eux pour traite d’êtres humains (art. 182 CP), voies de fait (art. 126 CP), menaces (art. 180 CP) et injures (art. 177 CP).

    Par jugement du 7 juin 2022, le Tribunal criminel des Montagnes et du Val-de-Ruz reconnaît notamment B et C coupables d’infractions, respectivement de complicité d’infractions (art. 25 CP), à l’art. 116 al. 1 let. a de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI) relatif à l’incitation à l’entrée, à la sortie ou au séjour illégaux.

    Par jugement du 22 février 2024, la Cour pénale du Tribunal cantonal de la République et canton de Neuchâtel rejette les appels formés par A et le Ministère public, mais admet l’appel joint formé par C. Elle réforme le jugement du 7 juin 2022 en ce sens que B est acquitté du chef de complicité d’infractions (art. 25 CP) à l’art. 116 al. 1 let. a LEI.

    A forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral (TF) contre le jugement du 22 février 2024. A titre principal, elle conclut notamment à son annulation en ce sens que B et C sont reconnus coupables de traite d’êtres humains (art. 182 CP) et d’usure (art. 157 CP), respectivement de complicité d’infractions (art. 25 CP) à ces deux dispositions, et que tous deux sont condamnés solidairement à lui verser plus de CHF 250 000.- avec intérêts. Subsidiairement, A conclut à l’annulation du jugement et au renvoi de la cause devant l’instance inférieure pour nouveau jugement en ce que sens B et C sont reconnus coupables d’usure (art. 157 CP), respectivement de complicité d’usure (art. 25 cum 157 CP).  

    II. En droit

    A fait grief à la Cour cantonale de ne pas avoir retenu l’infraction d’usure. Aux termes de l’art. 157 ch. 1 CP dans sa teneur au 30 juin 2023, celui qui aura exploité la gêne, la dépendance, l’inexpérience ou la faiblesse de la capacité de jugement d’une personne en se faisant accorder ou promettre par elle, en échange d’une prestation, des avantages pécuniaires en disproportion évidente avec celle-ci sur le plan économique sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Au sujet de la situation de faiblesse de la victime, le TF rappelle qu’il doit s’agir d’une gêne ou d’un état de contrainte affectant de manière si forte la liberté de décision de la personne lésée qu’elle est prête à fournir une prestation disproportionnée (ATF 92 IV 132, c. 2). La gêne ne doit pas nécessairement être financière, et elle peut être passagère. Le consentement de la victime n’exclut pas l’usure, mais en est au contraire un élément (ATF 82 IV 145, c. 2b). De plus, la disproportion entre l’avantage pécuniaire et la contre-prestation doit être évidente, c’est-à-dire d’au moins 20 à 50% (ce chiffre variant selon les sources doctrinales) (c. 3.1).

    En l’espèce, le TF examine si la relation entre A d’une part et B et C d’autre part constitue un contrat ou un acte de complaisance, c’est-à-dire un acte accompli à titre gratuit, de façon désintéressée et occasionnelle, dont ne découle aucune prestation obligatoire. Contrairement à la Cour cantonale, le TF retient qu’il s’agit d’un contrat onéreux (conformément à la présomption posée par l’art. 320 al. 2 CO) prévoyant la participation d’A aux tâches ménagères et à la garde des enfants, en échange de la mise à disposition du gîte et du couvert par B et C. S’agissant de savoir s’il existe une éventuelle disproportion entre ces prestations, le TF estime qu’il appartient à la Cour cantonale de l’évaluer. De plus, toujours selon le TF, c’est à tort que la juridiction cantonale s’est fondée sur des faits survenus bien après la conclusion du contrat pour exclure l’existence d’une situation de faiblesse d’A au moment de l’acceptation du contrat avec B et C, respectivement au début de la prestation de travail (c. 3.2-3.6). 

    Partant, le TF admet ce grief d’A (c. 3.7)

    A invoque en outre une violation des art. 182 CP prohibant la traite d’êtres humains et 4 CEDH interdisant l’esclavage et le travail forcé (c. 4).

    Selon l’art. 182 al. 1 CP, dans sa teneur au 30 juin 2023, celui qui, en qualité d’offreur, d’intermédiaire ou d’acquéreur, se livre à la traite d’un être humain à des fins d’exploitation sexuelle, d’exploitation de son travail ou en vue du prélèvement d’un organe, est puni d’une peine privative de liberté ou d’une peine pécuniaire. Le fait de recruter une personne à ces fins est assimilé à la traite. Cette dernière désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, entre autres, le travail, les services forcés, l’esclavage et les pratiques analogues à l’esclavage (art. 4 let. a de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains [CETEH] et 3 let. a du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants [Protocole de Palerme]). Bien qu’elle ne soit pas expressément mentionnée, l’interdiction de la traite d’êtres humains est également couverte par l’art. 4 par. 2 CEDH (CourEDH Rantsev c. Chypre et Russie du 7.1.2010, § 273 ss), lequel est directement applicable (ATF 150 IV 48, c. 4.2) (c. 4-4.3).

    Depuis un revirement de jurisprudence, la loi assimile le recrutement à la traite d’êtres humains (ATF 128 IV 117, c. 6). Le recrutement au sens de l’art. 182 al. 1 in fine CP consiste ainsi en un processus global amenant une victime à se soumettre à la subordination, à l’autorité ou à la volonté d’autrui (enrôlement), alors que le recruteur la destine subjectivement dès le début de l’entreprise à l’exploitation, sexuelle notamment, ou encore, en d’autres termes, comme toute activité tendant à obliger ou engager une personne en vue de son exploitation (Nadia Meriboute, La traite d’êtres humains à des fins d’exploitation du travail, Thèse Genève, Genève/Zurich/Bâle 2020, no 472, p. 209). La notion juridique d’exploitation du travail en tant que finalité de l’art. 182 CP recouvre notamment le travail forcé, l’esclavage ou le travail effectué dans des conditions analogues à l’esclavage. Selon la jurisprudence de la CourEDH, l’absence de liberté de mouvement et l’existence de mauvais traitements ne sont pas des conditions essentielles à la qualification d’une situation de traite d’êtres humains (c. 4.4-4.5.3).

    Seul le consentement de la victime donné en toute liberté et en toute connaissance de ses effets exclut la commission de l’infraction. Il n’est cependant pas effectif s’il résulte de conditions économiques précaires (ATF 128 IV 117, c. 4b et c; 129 IV 81, c. 3.1) et doit être déterminé au cas par cas à la lumière de toutes les circonstances du cas d’espèce (c. 4.6). 

    Or, in casu, le TF estime que la Cour cantonale n’a pas examiné de manière complète si les prestations fournies par A peuvent s’inscrire dans la notion d’exploitation du travail, notamment sous la forme du travail forcé, à l’aune des critères identifiés par la jurisprudence de la CourEDH et de lui-même. Selon notre Haute Cour, il appartient à la juridiction cantonale de déterminer si, au moment où A a accepté de travailler pour B et C, elle se trouvait dans une situation de vulnérabilité de nature à influencer, réduire ou annihiler son consentement (c. 4.7-4.9.3). 

    Partant, le TF admet l’existence d’une violation des art. 182 CP et 4 CEDH. Le jugement attaqué est annulé et la cause renvoyée à la Cour cantonale pour complétion de son examen dans le sens des considérants. En particulier, il lui appartiendra d’examiner si la méthode proposée par A pour calculer le nombre d’heures travaillées est applicable au cas d’espèce et, le cas échéant, de déterminer si une disproportion existe entre les prestations consenties. Dans l’affirmative, la Cour cantonale devra alors analyser si A était dans une situation de faiblesse au sens de l’art. 157 CP lors de la conclusion du contrat (c. 3.7 et 4.9.4-5).

    III. Commentaire

    Cette affaire présente deux points particulièrement intéressants.

    En premier lieu, cet arrêt met en lumière la difficulté d’établir les faits précis d’une telle affaire, qu’il s’agisse de la phase de recrutement ou d’exploitation stricto sensu, car cet établissement se fonde largement sur des témoignages contradictoires. A cet égard, il y a lieu de saluer l’approche à la fois protectrice et pragmatique du TF et du législateur, selon laquelle le recrutement est assimilé à la traite d’êtres humains et, par conséquent, l’infraction est consommée dès l’enrôlement de la victime, sans qu’il ne soit nécessaire de démontrer que l’exploitation se soit concrètement réalisée (à ce sujet, voir également l’analyse de l’arrêt du TF 6B_4/2020 du 17.12.2020 par Alexia Blanchet, Le recrutement assimilé à la traite d’êtres humains, in : https://www.crimen.ch/8/ du 16 juin 2021).

    En second lieu, le rappel du TF sur la notion de consentement nous paraît bienvenu. En effet, le TF souligne que tout consentement de victime n’est pas nécessairement effectif et, par conséquent, n’exclut pas automatiquement la commission d’une infraction. Au contraire, il convient d’examiner soigneusement l’effectivité dudit consentement à la lumière de toutes les circonstances du cas d’espèce, et notamment de vérifier qu’il ait été donné en toute liberté et en connaissance de toutes ses conséquences, et qu’il ne soit pas le résultat d’une situation économique précaire.

    Proposition de citation : Vanessa Vuille, Le consentement n’exclut pas la traite d’êtres humains, in : https://www.crimen.ch/342/ du 16 juillet 2025