I. En fait
A est accusé d’avoir, lors de shootings photos entre 2010 et 2014, exercé des pressions d’ordre psychique sur onze femmes afin de les contraindre à accomplir et à subir des actes d’ordre sexuel, qu’il filmait à leur insu.
Par jugement du 27 janvier 2021, le Tribunal pénal de l’arrondissement de la Sarine a reconnu coupable A notamment de contrainte sexuelle (art. 189 aCP), de viol (art. 190 aCP) et de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’ un appareil de prise de vues (art. 179quater CP). Il a été condamné à une peine privative de liberté de onze ans.
Par arrêt du 8 avril 2022, la Cour d’appel pénal du Tribunal cantonal du canton de Fribourg (ci-après : la Cour d’appel) a partiellement admis l’appel formé par A et a modifié le jugement entrepris en ce sens qu’elle l’a acquitté des chefs de contrainte sexuelle (art. 189 aCP) et de viol (art. 190 aCP). Elle l’a condamné à une peine privative de liberté de trente mois dont quinze mois ferme pour violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues (art. 179quater CP).
Par arrêt du 16 août 2023 (TF 6B_800/2022), le Tribunal fédéral a admis le recours en matière pénale formé par le Ministère public fribourgeois, annulé l’arrêt attaqué et renvoyé la cause à la Cour d’appel pour nouveau jugement. Le Tribunal fédéral a jugé que l’instance précédente avait versé dans l’arbitraire en retenant que les parties plaignantes avaient consenti aux actes d’ordre sexuel entrepris par A, respectivement que ce dernier n’était pas conscient de leur absence de consentement. En outre, ordre a été donné à l’instance précédente d’établir précisément les faits concernant le déroulement de chacune des séances photo, afin de déterminer, pour chacune des jeunes femmes, si l’élément de contrainte était réalisé.
Par arrêt du 13 juin 2024, la Cour d’appel a reconnu A coupable de contraintes sexuelles (art. 189 aCP), de viols (art. 190 aCP) et de violation du domaine secret ou du domaine privé au moyen d’un appareil de prise de vues (art. 179quater CP) et l’a condamné à une peine privative de liberté de six ans.
A forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral à l’encontre de l’arrêt du 13 juin 2024. Il conclut à sa réforme en ce sens qu’il est acquitté des chefs de prévention de viol et de contrainte sexuelle.
II. En droit
Le recourant soutient que les faits retenus par la Cour d’appel pour admettre l’existence d’une contrainte sous forme de pressions psychiques ont été établis arbitrairement et que l’autorité précédente a violé le droit fédéral en considérant qu’il avait exercé de telles pressions sur chacune des onze intimées. Il reproche en particulier à l’instance précédente de ne pas avoir établi l’existence d’éléments de contrainte qui auraient empêché chacune des intimées d’interrompre les séances photo à mesure qu’elles évoluaient vers des actes d’ordre sexuel, de sorte qu’il serait contraire au droit fédéral de retenir qu’il a réalisé les éléments constitutifs des art. 189 et 190 aCP (c. 1 et 5.4, 6.4, 7.4, 8.4, 9.4, 10.4, 11. 4, 12.4, 13.4, 14.4 et 15.4).
Le Tribunal fédéral rappelle que, conformément à l’art. 189 aCP, se rend coupable de contrainte sexuelle celui qui, notamment en usant de menace ou de violence envers une personne, en exerçant sur elle des pressions d’ordre psychique ou en la mettant hors d’état de résister, l’aura contrainte à subir un acte analogue à l’acte sexuel ou un autre acte d’ordre sexuel. Celui qui, dans les mêmes circonstances, contraint une personne de sexe féminin à subir l’acte sexuel se rend coupable de viol au sens de l’art. 190 aCP. La contrainte dans le domaine sexuel suppose que la victime ne soit pas consentante, que l’auteur le sache ou accepte cette éventualité et qu’il passe outre en utilisant un moyen efficace. Le viol et la contrainte sexuelle sous l’ancien droit supposent ainsi l’emploi d’un moyen de contrainte. En outre, les art. 189 et 190 aCP ne sont applicables que pour autant que l’auteur surmonte ou déjoue la résistance que l’on pouvait raisonnablement attendre de la victime (ATF 148 IV 234, c. 3.3). En introduisant la notion de pressions d’ordre psychique, le législateur a voulu viser les situations dans lesquelles la victime se trouve dans une situation sans espoir, sans pour autant que l’auteur ait recouru à la force physique ou à la violence. Les pressions d’ordre psychique concernent ainsi les cas dans lesquels l’auteur provoque chez la victime des effets d’ordre psychique, tels que la surprise, la frayeur ou le sentiment d’une situation sans espoir, propres à la faire céder. Toute pression ou tout comportement conduisant à l’acte sexuel ou à un autre acte d’ordre sexuel non souhaité ne saurait être qualifié d’emblée de contrainte sexuelle ou de viol. En effet, le viol et la contrainte sexuelle constituent des délits de violence, de sorte que les pressions d’ordre psychique visées par les art. 189 et 190 aCP doivent revêtir une intensité importante (c. 3.2.2).
Avant d’examiner les circonstances propres à chacune des intimées, le Tribunal fédéral rappelle le modus operandi du recourant décrit par la Cour d’appel. Dans une première phase, celui-ci recherchait des modèles sur les réseaux sociaux, consacrant beaucoup de temps à les convaincre de participer à ses séances photo. En cas de refus, il se montrait insistant. Il flattait les femmes auxquelles il s’adressait et, lorsque certaines manifestaient des hésitations, il leur expliquait que les photos les rendraient belles et leur permettraient de retrouver confiance en elles, mettant ainsi déjà en œuvre une forme de manipulation (c. 4.1.1). Durant les séances de photographie, le recourant procédait toujours selon le même schéma structuré et ritualisé. Les shootings s’étendaient sur plusieurs heures : ils débutaient avec des poses habillées, avant d’évoluer progressivement, sur son insistance, vers des clichés de plus en plus dénudés, y compris lorsque les intimées ne souhaitaient initialement pas poser de cette manière. Sous couvert de les aider à adopter certaines poses, le recourant se montrait de plus en plus tactile, allant jusqu’à les toucher de manière intrusive et les incitant à se caresser sexuellement pour rendre leur regard « plus réaliste ». Quand une intimée se montrait réticente, il lui reprochait d’être « froide sexuellement » afin qu’elle cède. Lorsqu’il estimait pouvoir obtenir un rapprochement sexuel, il activait une caméra à l’insu des jeunes femmes, puis se rapprochait physiquement d’elles et leur touchait le sexe et les seins. Afin de leur donner l’illusion qu’elles demeuraient maîtresses de la situation, il leur demandait à plusieurs reprises si elles souhaitaient arrêter ou si quelque chose leur déplaisait, tout en ignorant leurs réponses, leurs signes de refus ou leur passivité totale (c. 4.1.2). Dans une dernière phase, le recourant accomplissait, ou faisait accomplir aux intimées, divers actes d’ordre sexuel, allant des attouchements (c. 13.1) à des relations sexuelles « complète(s) » (c. 14.1 et 15.1).
La Cour cantonale a estimé que le contexte des séances photos instauré par le recourant créait une relation asymétrique entre les protagonistes : dans un lieu inconnu, les jeunes femmes, dénudées et vulnérables devant l’objectif, se trouvaient face à un homme habillé, plus âgé et expérimenté, directif, sûr de lui, qui leur avait réservé du temps. Dans un tel cadre, il n’était pas aisé pour elles d’affirmer haut et fort leur refus quant aux actes et directives du photographe (c. 4.1.3). A cette asymétrie de situation s’ajoutaient des difficultés personnelles propres à chacune des intimées, les plaçant dans une situation de « vulnérabilité particulière ». Celle-ci tenait, pour la plupart d’entre elles, à leur jeune âge impliquant une expérience de vie nettement inférieure à celle du recourant (c. 5.2, 6.2, 7.2, 9.2, 12.2, 15.2), souvent associé à une certaine fragilité psychologique (c. 8.2, 10.2, 11.2, 13.3, 14.2).
Selon le Tribunal fédéral, le recourant a tiré parti de la vulnérabilité des jeunes femmes – découlant à la fois des circonstances propres à chacune d’elles mais également du contexte qu’il avait lui-même instauré – ainsi que de sa propre position dominante pour leur imposer des actes d’ordre sexuel. Il a ainsi exercé sur elles un « conditionnement psychologique massif » durant plusieurs heures, marqué par « de la manipulation, de l’insistance, de la directivité, de la domination et du harcèlement sexuel ». Dans ces conditions, la Cour d’appel n’a ni établi les faits de manière arbitraire, ni violé le droit fédéral, en retenant que le recourant avait exercé des pressions d’ordre psychique constitutives de contrainte sur chacune des intimées pour leur imposer des actes d’ordre sexuel (c. 5.3-5.4, 6.3-6.4, 7.3-7.4, 8.3-8.4, 9.3-9.4, 10.3-10.4, 11.3-11.4, 12.3-12.4, 13.3-13.4, 14.3-14.4, 15.3-15.4). Que les intimées se soient (c. 5.2, 6.2, 10.2, 11.2, 14.2) ou non (c. 7.2, 8.2, 9.2, 12.2, 13.2, 15.2) trouvées en état de « dissociation psychique » durant les faits, le Tribunal fédéral relève également que le comportement du recourant les a empêchées de réagir de manière adaptée (c. 5.3, 6.3, 7.3, 8.3, 9.3, 10.3, 11.3, 12.3, 13.3, 14.3, 15.3), de sorte qu’aucune résistance supplémentaire ne pouvait être attendue d’elles.
Au vu de ce qui précède, le recours doit être rejeté dans la mesure de sa recevabilité (c. 16).
III. Commentaire
Alors que, dans son premier arrêt relatif à cette affaire (TF 6B_800/2022 du 16.8.2023, résumé in crimen.ch/227/), le Tribunal fédéral s’était concentré sur l’absence de consentement des victimes et sur l’intention du recourant, il examine ici l’existence d’un moyen de contrainte – en l’occurrence des pressions d’ordre psychique – ainsi que la question de savoir si les victimes ont opposé une résistance suffisante au sens des art. 189 et 190 aCP .
L’arrêt de la Cour d’appel est daté du 13 juin 2024, soit peu avant l’entrée en vigueur du nouveau droit pénal sexuel, le 1er juillet 2024 (RO 2024 27). L’exception de la lex mitior (art. 2 al. 2 CP) est pleinement applicable devant les tribunaux de première et de seconde instance. En revanche, le Tribunal fédéral n’examine pas si le nouveau droit entré en vigueur après le prononcé de la décision cantonale attaquée serait plus favorable au prévenu (ATF 145 IV 137, c. 2. 8 ; CR CP I-Dongois/Lubishtani, art. 2N 46-47). En l’espèce, il ne s’est donc pas prononcé sur cette question (c. 3.2.1).
Si le nouveau droit avait été applicable, une qualification des faits sur la base des art. 189 al. 1 et 190 al. 1 CP aurait pu être envisagée dans la variante de l’exploitation d’un état de sidération s’agissant des intimées qui se trouvaient en état de dissociation psychique au moment des faits. Les peines privatives de liberté prévues par ces nouvelles dispositions, d’un maximum respectivement de trois et cinq ans, auraient été plus favorables au recourant. Toutefois, selon notre analyse, ce sont les art. 189 al. 2 et 190 al. 2 CP, relatifs à la contrainte sexuelle et au viol, qui auraient dû sanctionner le comportement du recourant, de sorte qu’il n’aurait pas bénéficié d’un traitement plus clément en application du nouveau droit. En effet, les infractions de viol sans contrainte et d’atteinte sexuelle visent uniquement l’auteur qui exploite l’état de sidération de la victime, c’est-à-dire celui qui profite d’un état préexistant à son intervention, pour lui imposer un acte d’ordre sexuel (s’agissant de la différence entre exploitation et contrainte dans le domaine sexuel, voir CR CP II-Queloz/Illánez, art. 191 N 13 ; CR CP II-Queloz/Meylan, art. 193 N 2). À l’inverse, lorsque la sidération de la victime résulte de la contrainte exercée par l’auteur, les art. 189 al. 2 et 190 al. 2 CP sont applicables (FF 2022 687, p. 35). En l’espèce, le recourant ne s’est pas contenté d’exploiter la sidération de certaines victimes : il l’a provoquée par un mode opératoire minutieux et efficace, reproduit à de multiples reprises, en exerçant sur chacune d’elle un conditionnement psychologique intense.
Le Tribunal fédéral relève à juste titre que le comportement du recourant relevait de la contrainte psychique, et que le contexte des séances photo expliquait que les victimes n’aient pas opposé de résistance plus marquée – y compris pour celles qui ne se trouvaient pas en état de sidération. En définitive, sous l’ancien comme sous le nouveau droit, avec ou sans sidération, le comportement de l’auteur était constitutif de contrainte, et aucune résistance supplémentaire ne pouvait être exigée des victimes.