* : l’ordonnance pénale ici commentée n’est pas publique et sa divulgation à des tiers est interdite. Elle peut être consultée auprès du Service juridique du MPC.
I. En fait
Le 30 septembre 2020, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une procédure pénale contre les sociétés A, B et C et inconnus pour corruption d’agents publics étrangers (art. 322septies al. 1 CP) en lien avec l’art. 102 al. 2 CP à la suite de la condamnation par le Tribunal pénal fédéral pour cette même infraction de D, dirigeant de l’une des sociétés (TPF SK.2020.8 du 6.7.2020).
A est une société suisse détenue à 100% par la société E spécialisée dans la conception, la fabrication et la commercialisation de systèmes et d’équipements maritimes à destination de l’industrie pétrolière et gazière. A et ses filiales B et C constituaient le centre financier opérationnel et s’occupaient de la comptabilité, de la trésorerie, des fonds de pension et des aspects fiscaux, ainsi que de la gestion des débiteurs. Au sein de cette activité, des paiements corruptifs d’une valeur de plus de USD 22 millions et près de EUR 1 million ont été effectués entre 2006 et 2012 en faveur d’agents publics étrangers dans différents pays.
Le 18 novembre 2021, le MPC rend une ordonnance pénale à l’encontre de A, B et C qui est entrée en force.
II. En droit
Le MPC conclut tout d’abord que les infractions commises par le biais des paiements corruptifs en question ne sont pas prescrites. Il se réfère à la jurisprudence du Tribunal fédéral, selon laquelle l’art. 102 CP constitue une norme d’imputation, de sorte que le délai de prescription doit être calculé selon les règles applicables à l’infraction sous-jacente, à savoir l’art. 322septies al. 1 CP.
Le MPC examine ensuite les conditions d’application de la responsabilité pénale primaire de l’entreprise selon l’art. 102 al. 2 CP,soit l’existence d’une infraction sous-jacente commise au sein de l’entreprise, ainsi qu’un défaut d’organisation ayant permis la commission de l’infraction sous-jacente.
Pour déterminer les mesures à prendre pour prévenir la corruption au sein de l’entreprise et concrétiser les devoirs de l’entreprise, le MPC se réfère aux règles de conduite, standards et bonnes pratiques en la matière. À cet égard, il fait explicitement mention de la Convention de sur la lutte contre la corruption d’agents public étrangers dans les transactions commerciales internationale, des Guidelines Prévenir la corruption – Conseils aux entreprises suisses actives à l’étranger du SECO (éditées en 2008 et 2017) et des Règles de la Chambre de commerce internationale.
Les éléments constitutifs objectifs et subjectifs de l’infraction sous-jacente de corruption d’agents publics étrangers étant réalisés en l’espèce, le MPC analyse la question de savoir s’il peut être retenu un défaut d’organisation des sociétés prévenues qui ont permis la commission d’actes corruptifs en leur sein.
Au regard de l’ampleur et la durée des actes de corruption, le MPC constate que l’analyse du risque de corruption, les mesures et les processus de lutte contre la corruption, de même que les contrôles étaient inexistants ou insuffisants. Jusqu’en 2008, aucun service compliance n‘avait été mis en place au sein de E. Qui plus est, les intermédiaires ou agents n’avaient fait l’objet d’aucune supervision et aucune directive interne concernant la surveillance de leurs activités n’avait été édictée, ceci tant au sein de E que des sociétés prévenues. Partant, le MPC conclut qu’à l’époque des faits, il existait non seulement une désorganisation au sein des sociétés prévenues en ce qui concerne la lutte contre la corruption, mais également un schéma corruptif systématique visant à procéder à des paiements de pots-de-vin. Ces défaillances graves et multiples dans l’organisation des sociétés prévenues ont ainsi rendu possible la commission des infractions et étaient communes à chacune des trois sociétés, dès lors que ces dernières partageaient les mêmes locaux et en partie les mêmes employés et administrateurs.
En ce qui concerne la fixation de la sanction, le MPC se réfère aux critères de l’art. 102 al. 3 CP, à savoir la gravité de l’infraction, le manque d’organisation, le dommage causé et la capacité économique de l’entreprise. Il retient comme circonstance atténuante un écoulement considérable du temps depuis la commission de certaines infractions sous-jacentes, compte tenu du fait que les paiements corruptifs se sont étendus sur une période allant de 2006 à 2012, les paiements antérieurs à 2006 n’étant pas pris en compte en raison de l’acquisition la prescription. Au vu de la gravité des infractions et du défaut d’organisation, le montant de l’amende est fixé à CHF 4’200’000.-.
Pour finir, le MPC prononce également une créance compensatrice à l’encontre des sociétés prévenues d’un montant de CHF 2’813’819.-, en estimant qu’elles sont toutes trois solidairement responsables, en vertu de l’art. 50 CO, du paiement des montants dus à titre d’amende, de créance compensatrice et de frais de procédure.
III. Commentaire
Entrée en force, la présente ordonnance pénale constitue déjà la 9ème affaire MPC dans laquelle la « culpabilité » d’une ou plusieurs entreprises est constatée. Dès lors, en matière de responsabilité de l’entreprise selon l’art. 102 CP, c’est le MPC qui forme la pratique, étant donné la rareté des cas finalement soumis à un tribunal.
En l’espèce, il s’est agi d’un groupe d’entreprises internationales qui ont dû faire face à des manquements survenus dans le passé, puisque les actes corruptifs ont eu lieu entre 1996 et 2012. La désorganisation était toutefois évidente, car il n’existait au sein du groupe aucun service de compliance jusqu’en 2008, ce qui serait impensable de nos jours pour des entreprises multinationales.
En se référant aux différents standards suisses et internationaux anti-corruption mentionnés ci-dessus, le MPC a élaboré dans l’ordonnance pénale ici commentée un catalogue détaillé de mesures à prendre pour que l’entreprise puisse être considérée comme suffisamment bien organisée :
- Analyse du risque de corruption au sein de l’entreprise en fonction des activités exercées, de leur contexte (notamment les risques selon le pays) et de la taille de l’entreprise ;
- Mesures anti-corruption, dont notamment un programme de compliance adapté ;
- Politique d’entreprise, code de conduite, directives internes et processus concernant la lutte contre la corruption ;
- Sensibilisation et formation internes concernant la lutte contre la corruption ;
- Contrôle interne du respect des directives et des processus de lutte contre la corruption et procédure disciplinaire y relative ;
- Processus d’évaluation et d’amélioration continue du système de lutte contre la corruption ;
- Processus interne d’alerte (whistleblowing).
Précisons que certaines exigences quant à une bonne organisation anti-corruption, comme un code de conduite, des directives internes, un service de compliance et un programme de formation ou de sensibilisation, ont déjà été mentionnées dans des ordonnances pénales antérieures du MPC (voir par exemple OP SV.12.0120-DCA du 31.5.2016, c. 21 ; SV.14.0177-DCA du 1.5.2017, c. 20.7), mais elles trouvent ici leur concrétisation. Au vu de l’absence de jurisprudence des autorités judiciaires, ces exigences forment donc aujourd’hui l’expression nécessaire du devoir de diligence d’une entreprise pour parer au reproche d’une désorganisation au sens de l’art. 102 CP.
Pour une critique de la pratique de « responsabilité solidaire » pour une sanction pénale, voir la contribution à paraître dans le prochain fascicule de la Revue pénale suisse : Nora Markwalder, Die Sanktionierung von Unternehmen gemäss Art. 102 StGB in Theorie und Praxis – Teil 2: Daten und Rechtsprechung zur Unternehmensbestrafung, RPS 3/2022.