Entité publique en matière de fraude aux assurances sociales (art. 148a CP) : dénonciatrice ou partie plaignante ?

La reconnaissance de la qualité de lésé à l’État implique non seulement que celui-ci soit touché par l’infraction en cause dans des intérêts publics qu’il lui revient de défendre ou promouvoir, mais également qu’il soit directement atteint dans ses droits personnels. L’organe étatique qui agit en tant que détenteur de la puissance publique défend des intérêts publics, de sorte qu’il ne peut pas être simultanément touché directement dans des intérêts individuels qui lui sont propres, la sauvegarde des intérêts publics incombant ainsi au ministère public. Dans le contexte d’une fraude aux assurances sociales, une association de communes dont le but est la mise en œuvre d’une loi cantonale sur l’aide sociale ne peut donc pas se constituer partie plaignante et n’est que dénonciatrice.

I. En fait

Une procédure pénale est ouverte par le Ministère public du canton de Fribourg contre A ensuite d’une dénonciation du Service cantonal de l’action sociale pour escroquerie (art. 146 CP) et obtention illicite de prestations d’une assurance sociale ou de l’aide sociale (art. 148a CP). Le prévenu aurait exercé une activité lucrative non déclarée alors qu’il était au bénéfice de prestations sociales.

Le 30 juillet 2021, l’Association de communes Réseau Santé et Social de la Gruyère s’est constituée « partie civile » pour le remboursement de l’aide sociale octroyée à tort. Sa qualité de lésée, respectivement de partie plaignante, a été déniée par ordonnance du 30 août suivant, confirmée par arrêt du 11 novembre 2021 de la Chambre pénale du Tribunal cantonal de l’État de Fribourg. L’Association forme recours au Tribunal fédéral.

II. En droit

La recourante fait grief à l’instance inférieure de ne pas lui avoir reconnu sa qualité de partie plaignante en se prévalant des art. 115 et 118 CPP (c. 3). Le Tribunal fédéral revient ainsi sur ces dispositions et la jurisprudence y relative, pour rappeler que la qualité de lésé est tributaire – en présence d’une incrimination ne protégeant pas en première ligne des biens juridiques individuels – d’une atteinte aux droits du lésé, apparaissant comme la conséquence directe du comportement de l’auteur, c’est-à-dire qu’il doit exister une atteinte en rapport de causalité directe avec l’infraction poursuivie. Le préjudice indirect ou par ricochet subi par une personne n’en fait pas un lésé, mais un tiers ne jouissant pas de statut de partie à la procédure pénale, à l’instar du dénonciateur (art. 301 al. 1 CPP) dont le seul droit est d’être informé, à sa demande, de la suite donnée à sa dénonciation (c. 3.1 1er et 2e par).

Le seul fait que l’État soit touché par l’infraction en cause dans des intérêts publics qu’il a pour mission de défendre ou de promouvoir ne lui confère pas le statut de lésé, car encore doit-il être directement atteint dans ses droits personnels comme un privé. À cet égard, le Tribunal fédéral relève que l’organe étatique agissant en tant que détenteur de la puissance publique défend des intérêts publics, de sorte qu’il ne peut pas être simultanément touché directement dans des intérêts individuels qui lui sont propres, la sauvegarde des intérêts publics incombant au Ministère public. Un Office communal de prévoyance s’est vu dénier la qualité de lésé, respectivement de partie plaignante, dans un contexte similaire au cas d’espèce (TF 1B_158/2018 du 11.7.2018, c. 2.5 et 2.6) (c. 3.1 3e par.).

En outre, l’art. 104 al. 2 CPP dispose que « la Confédération et les cantons peuvent reconnaître la qualité de partie, avec tous les droits ou des droits limités, à d’autres autorités chargées de sauvegarder des intérêts publics ». La qualité de partie pour les associations ayant pour but de protéger des intérêts généraux, à l’instar de la lutte contre le racisme ou la protection de l’environnement, a été rejetée par le législateur (c. 3.2 1er par.). Cette qualité est toutefois exceptionnellement reconnue à l’association qui, même en l’absence d’atteinte directe à ses droits, est autorisée par une base légale spécifique à déposer plainte et ainsi à agir au plan pénal (c. 3.2 2e par.).

En l’espèce, l’instance inférieure a refusé la qualité de partie plaignante à la recourante tant au civil qu’au pénal dès lors que ses prétentions civiles – soit le remboursement des prestations d’aide sociale obtenues illégalement – relèvent du droit public et qu’elle a agi dans ses prérogatives officielles comme détentrice de la puissance publique. De plus, l’art. 37a Loi fribourgeoise sur l’aide sociale (LASoc-FR) n’assigne à la recourante qu’un rôle de dénonciateur des cas d’abus d’aide sociale, sans lui conférer de compétence plus étendue (c. 3.3 1er par.). La recourante considère quant à elle avoir été directement lésée dans ses intérêts financiers puisqu’en cas d’abus d’aide sociale les communes subiraient un dommage correspondant à une diminution de leur patrimoine (c. 3.3 2e par.).

Le Tribunal fédéral, s’appuyant sur plusieurs dispositions de la LASoc-FR, relève que la recourante constitue une association de communes dont le but est notamment la mise en œuvre des obligations qui, aux termes de cette loi, lui reviennent. Les prestations d’aide qui ont été prodiguées à l’intimé par la recourante relèvent ainsi de ses activités étatiques qu’elle est obligée d’exercer en vertu de la loi (art. 7, 18 à 20 et 32 LASoc-FR). La forme juridique qu’elle revêt – soit une corporation de droit public cantonal dotée de la personnalité morale et d’un patrimoine propre – est sans importance. Elle a dès lors agi dans ses prérogatives officielles et donc comme détentrice de la puissance publique. De plus, le fait qu’elle puisse rendre, par le biais de sa commission, une décision tendant au remboursement de l’aide perçue de manière illégale renforce l’idée que la recourante n’a pas de nécessité à l’ouverture d’une procédure pénale ou civile pour faire valoir ses prétentions. Le Tribunal fédéral arrive ainsi à la conclusion que la recourante ne revêt que le statut de dénonciatrice et c’est par conséquent à juste titre que l’instance précédente lui a dénié la qualité de partie plaignante (c. 3.4).

En définitive, le recours est rejeté dans la mesure de sa recevabilité (c. 4).

III. Commentaire

Cette décision est cohérente avec la jurisprudence du Tribunal fédéral rendue depuis 2018 et qui apparaît comme étant stricte (voir à ce sujet : S. Grodecki, État des lieux de la qualité des entités de droit public pour déposer plainte et se constituer partie plaignante, in : forumpoenale 5/2022, 386 ss, à paraître).

Comme le relève à juste titre l’arrêt du 11 novembre 2021 de la Chambre pénale du Tribunal cantonal de l’État de Fribourg, notre Haute Cour s’est déjà penchée à plusieurs reprises sur la question de la reconnaissance de la qualité de partie plaignante à l’État ou à ses représentants. Ainsi, le Tribunal fédéral a dénié la qualité de lésé à un hôpital public (représentant intrinsèquement l’État de Vaud) dans un cas où un patient avait fait usage de violence à l’encontre d’un membre du personnel soignant. Il a considéré que l’hôpital n’était pas directement touché dans des intérêts individuels propres par les violences causées à ses employés, même si elles ont perturbé le bon fonctionnement de ce dernier. En effet, une telle atteinte – réprimée par l’art. 285 CP – vise l’intérêt public qu’il appartient au ministère public de défendre (TF 1B_576/2018 du 26.7.2019, c. 2.5). En outre, une caisse publique de chômage s’est également vu refuser la qualité de partie plaignante dans une procédure pénale ouverte pour obtention illicite de prestations d’une assurance (art. 148a CP) (TF 1B_450/2019 du 14.5.2020). Il convient toutefois de relever que cette décision a été rendue avant l’entrée en vigueur de l’art. 79 al. 3 LPGA qui accorde à l’assureur les droits de partie plaignante lorsqu’une procédure pénale est notamment ouverte pour violation de l’art. 148a CP. La qualité de partie plaignante a également été refusée au Secrétariat d’État à l’économie (SECO) alors que ce dernier avait déposé une plainte pénale pour des infractions à la LACI (TF 6B_267/2020 du 27.4.2021, c. 2 ss).

Par ailleurs, soulignons que la constitution en tant que partie de l’État pour in fine réclamer son dû dans le contexte de la procédure pénale a pour effet qu’il se porte demandeur au civil. Or l’action civile adhésive suppose l’existence de prétentions de nature civile auxquelles elle est fondamentalement limitée (art. 122 al. 1 CPP), de sorte que des prétentions relevant du droit public ne peuvent conduire à l’octroi de la qualité de partie plaignante.

Il est enfin à souligner que la législation cantonale fribourgeoise en matière d’aide sociale n’érigeant pas une de ses entités au rang de partie selon l’art. 104 al. 2 CPP n’est pas isolée. En effet, le législateur a peu eu recours à cet instrument notamment dans le domaine des assurances sociales (Grodecki, 388). De la même manière que pour Fribourg, la réglementation cantonale vaudoise prévoit uniquement pour l’autorité compétente en matière d’aide sociale une possible dénonciation aux autorités pénales (cf. art. 7 al. 1 let. j LASV) et ne conduirait pas à un résultat différent de l’arrêt ici résumé, tout comme le droit valaisan (cf. art. 7 al. 1 let. h LIAS-VS), et bernois (cf. art. 57b al. al. 1 let. c LASoc-BE). Quant au droit jurassien en la matière (cf. LAS-JU), il ne confère pas non plus la qualité de partie à une entité publique.

En revanche, Neuchâtel et Genève semblent être allés plus loin que les autres cantons romands. S’agissant du premier, l’art. 73a LASoc-NE confère la « qualité de partie » à l’autorité d’aide sociale, tandis que, pour le second, l’art. 29 al. 2 2e phr. LOCAS-GE prévoit que la caisse cantonale genevoise de compensation et l’office de l’assurance-invalidité « peuvent se constituer partie civile » pour leurs domaines de compétences (art. 13 et 23 LOCAS-GE). Si la législation neuchâteloise ne prête pas le flanc à la critique, il en va différemment pour la réglementation genevoise. En effet, la qualité de partie plaignante qui se porte demanderesse au civil ressortit exclusivement au droit fédéral et ce dernier prime le droit cantonal qui lui est contraire (art. 49 Cst.). Tout au plus l’art. 104 al. 2 CPP permet de conférer la qualité de « partie » à une autorité – à l’instar de l’art. 73a LASoc-NE –, mais pas celle de « partie plaignante » avec les droits spécifiques qui lui sont attachés, à l’instar de l’action civile adhésive. Il est donc permis de douter de la constitutionnalité de l’art. 29 al. 2 LOCAS-GE.

Proposition de citation : Kastriot Lubishtani/Laura Ces, Entité publique en matière de fraude aux assurances sociales (art. 148a CP) : dénonciatrice ou partie plaignante ?, in : https://www.crimen.ch/135/ du 9 septembre 2022