Internement pour participation à une organisation terroriste ?

L’art. 2 LAQEI vise à protéger la sécurité publique avant la commission d’infractions et recule la répression avant le seuil de la tentative punissable. Partant, celui qui viole cette norme n’a ni porté ni voulu porter gravement atteinte aux biens juridiques que sont l’intégrité physique, psychique ou sexuelle au sens de l’art. 64 al. 1 CP. L’internement représentant une pure mesure de sûreté et l’ultima ratio, son prononcé n’entre donc pas en ligne de compte pour la seule participation à une organisation terroriste.

I. En fait

Par jugement SK.2020.11 du 8 octobre 2020, la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral reconnaît A coupable de participation à une organisation criminelle (art. 260ter ch. 1 al. 1 [a]CP) notamment, mais rejette la requête du Ministère public de la Confédération tendant à son internement au sens de l’art. 64 al. 1 CP. Retenant en lieu et place une violation par A de l’art. 2 Loi fédérale interdisant Al-Qaïda et l’État islamique par arrêt CA.2020.18 du 9 juillet 2021 (résumé et commenté in : crimen.ch/63/), la Cour d’appel du TPF confirme en substance le jugement attaqué par les deux parties et refuse également d’interner A. Contre ce rejet, le MPC dépose un recours auprès du Tribunal fédéral.

II. En droit

Seule est litigieuse la question de savoir si la violation de l’art. 2 LAQEI permet le prononcé d’un internement au sens de l’art. 64 al. 1 CP. Dans un premier temps, le TF rejette les griefs du recourant quant à la motivation de l’autorité inférieure (c. 2 et 3). Ensuite, il présente les conditions de cette mesure de façon abstraite (c. 4.1 ss).

L’internement suppose en premier lieu la commission d’une infraction figurant au catalogue de l’art. 64 al. 1 CP ou, selon la clause générale de cette disposition, une autre infraction passible d’une peine privative de liberté maximale de cinq ans au moins (c. 4.2), y compris au stade de la tentative (« a porté ou voulu porter gravement atteinte ») (c. 4.3). Selon la jurisprudence, seules les infractions « graves » entrent en ligne de compte. En raison de la clause générale, il en va ainsi pour presque tous les crimes (c. 4.4).

L’atteinte grave à laquelle le texte légal fait référence est l’expression du principe de la proportionnalité et a une fonction restrictive. Il doit s’agir d’« infractions graves » par lesquelles l’auteur a porté ou a voulu porter une atteinte « grave » à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle d’autrui. Cela vaut tant pour les infractions du catalogue et celles de la clause générale en tant qu’infractions initiales que pour les infractions consécutives auxquelles il y a sérieusement lieu de craindre. L’existence d’une atteinte grave s’apprécie de façon objective et est établie lorsqu’il y a lieu de s’attendre, selon l’expérience générale de la vie, à ce que la victime subisse un traumatisme du fait de l’infraction en question. La gravité de l’infraction ne résulte pas toujours en soi de sa nature, en tant que crime, mais bien plutôt de la forme concrète par laquelle elle s’est matérialisée (c. 4.5). En tant que pure mesure de sûreté et compte tenu de la gravité de l’atteinte à la personnalité de la personne qui en fait l’objet, l’internement est subsidiaire et l’ultima ratio (c. 4.6).

Dans un deuxième temps, le TF procède à l’interprétation de la loi selon les méthodes idoines pour déterminer si l’art. 2 LAQEI peut conduire au prononcé d’un internement (c. 4.7 ss). Cette disposition n’appartient pas au catalogue d’infractions visées par la loi, mais il s’agit d’une infraction passible d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus. Selon une interprétation littérale, elle est donc englobée sous la clause générale (c. 4.8.1). Une interprétation historique à l’aide des travaux préparatoires de l’art. 64 al. 1 CP semble tendre vers la même conclusion, mais les juges fédéraux précisent que la loi ne peut être interprétée uniquement sur la base de l’intention du législateur historique. D’une part, les travaux préparatoires ne sont pas directement et uniquement pertinents et, d’autre part, les textes de loi tirent leur signification du contexte dans lequel ils s’inscrivent, raison pour laquelle leur sens peut évoluer en même temps que ce contexte. C’est précisément le cas puisque, depuis l’entrée en vigueur de l’art. 64 al. 1 CP, la LAQEI est entrée en vigueur, tout comme la Loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (c. 4.8.2.1).

Le Message relatif à la LMPT donne des indications sur la question de savoir si la participation ou le soutien à une organisation criminelle ou terroriste pourrait conduire au prononcé d’un internement et il se justifie d’en tenir compte pour interpréter l’art. 64 al. 1 CP (c. 4.8.2.2 1er par.). En particulier, le Conseil fédéral a renoncé à l’introduction du placement sécurisé pour les personnes potentiellement dangereuses au motif que l’objectif d’une telle mesure pouvait être atteint par l’internement (FF 2019 4541, 4558 ss). Il a toutefois indiqué que « si les seules infractions prouvées sont la participation ou le soutien à une organisation terroriste [ou criminelle] selon l’art. 260ter [a]CP, les conditions de l’internement visé à l’art. 64, al. 1, CP ne sont en revanche pas remplies » (FF 2019 4541, 4560) (c. 4.8.2.2 2e par.). À cet égard, les juges fédéraux relèvent que selon la doctrine la variante de la « participation » de l’art. 260ter CP est identique à celle de l’art. 2 LAQEI (c. 4.8.2.3 3e par.).

L’art. 2 LAQEI vise à protéger la sécurité publique avant la commission d’infractions et a pour effet de déplacer la punissabilité en amont (c. 4.8.3.2). Le TF reprend ensuite un passage du Rapport explicatif du 6 mars 2020 de l’Office fédéral de la justice (23) :

« L’extension de l’internement aux atteintes à des biens juridiques collectifs comme le bien juridique indistinct que constitue la sécurité publique irait trop loin. De telles infractions se distinguent par le fait qu’elles répriment pénalement des actes dangereux abstraits ou des actes préparatoires qui précèdent la violation d’un bien juridique classique (cf. par ex. art. 258, 260bis, 260quinquies ou 261 CP). Dans ce cas, l’internement remplacerait, sans en porter le nom, la détention préventive. La détention préventive relève toutefois de prescriptions de police et n’est autorisée que dans des limites matérielles et temporelles strictes, notamment pour prévenir un danger concret et imminent. Dans un État de droit libéral, de tels instruments ne doivent être utilisés qu’avec une grande retenue » (c. 4.8.3.3).

Enfin, la doctrine est également critique par rapport à la possibilité de prononcer un internement pour des infractions de mise en danger abstraite ou des infractions préparatoires précédant la violation d’un bien juridique individuel (c. 4.8.3.4).

Selon le TF, cette position critique est justifiée, notamment au regard du principe de proportionnalité. Même si la tentative d’une infraction initiale est en principe suffisante pour prononcer l’internement, il y a lieu de tenir compte du fait que la punissabilité a été reculée avant le seuil de la tentative punissable avec l’art. 2 LAQEI. Ce n’est donc pas la véritable violation du bien juridique qui est réprimée, mais déjà des comportements (notamment la participation) en amont d’une infraction. De tels comportements peuvent certes être punissables notamment sous l’angle de l’art. 2 LAQEI, mais, faute d’« atteinte grave » aux biens juridiques énumérés à l’art. 64 al. 1 CP (intégrité physique, psychique ou sexuelle), ils n’atteignent pas le seuil de gravité requis par l’art. 64 al. 1 CP pour constituer une infraction initiale. La participation à une organisation terroriste au sens de l’art. 2 LAQEI ne justifie dès lors pas le prononcé d’un internement (c. 4.8.3.5).

Partant, l’autorité inférieure n’a pas violé le droit fédéral (c. 4.9) et le recours est rejeté (c. 5).

III. Commentaire

Le résultat de cet arrêt destiné à publication doit être approuvé. Il peut en être tiré des enseignements tant sur les plans du droit pénal (1) que de la politique criminelle de la Suisse dans la lutte anti-terroriste (2).

1. Aspects juridiques : conditions formelle et matérielle de l’infraction initiale

Sur le plan strictement juridique, l’art. 64 al. 1 CP est subordonné, notamment, à la réalisation de deux conditions, l’une formelle et l’autre matérielle, qui doivent être cumulativement réunies pour que la commission d’une infraction puisse conduire à un internement.

Devant être examinée à l’aune de la loi, la condition formelle est la commission d’une infraction appartenant au catalogue de l’art. 64 al. 1 CP ou, selon la clause générale, tout autre infraction passible d’une peine privative de liberté maximale de 5 ans au moins. Celle-ci était réalisée dans le cas présent avec la seconde variante, la peine-menace de l’art. 2 LAQEI étant une peine privative de liberté de 5 ans.

Prenant en compte le but et les conséquences de l’infraction concrète1, la condition matérielle est réalisée lorsque l’auteur a, par l’infraction, porté ou voulu gravement porter atteinte à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle d’autrui. Il est donc nécessaire que (i) l’infraction porte effectivement atteinte à un des biens juridiques énumérés ou que l’auteur ait voulu que ce soit le cas et que (ii) l’atteinte soit grave. Indépendamment de la seconde composante, la première n’était pas réalisée en l’espèce : la participation de A à l’EI n’a pas entraîné d’atteinte aux biens juridiques précités et A n’a pas non plus voulu en porter par sa participation2. Partant, le refus de prononcer l’internement est justifié3.

Le cas présent soulève la question plus générale de savoir s’il existe des infractions qui ne sont jamais suffisantes à elles seules au regard de la condition matérielle. C’est précisément à ce constat auquel aboutit le TF dans cet arrêt au travers de l’examen de la participation à une organisation terroriste qui ne constitue donc pas, à elle seule, une infraction donnant lieu à l’internement (c. 3.2 in fine et 4.8.3.5)4. Les travaux préparatoires examinés par notre Haute Cour, en particulier le Message relatif à la LMPT (4558 ss ; c. 4.8.2.2 2e par.) et le Rapport de l’OFJ (22 s. ; c. 4.8.3.3), vont dans le même sens s’agissant de la participation à une organisation terroriste ou criminelle au sens de l’art. 260ter CP, ainsi que pour le soutien à une telle organisation même s’il n’est pas examiné dans l’arrêt. Le Rapport mentionne également d’autres infractions (23) et, selon la logique suivie, de nombreuses autres sont également concernées.

Il est selon nous possible d’inférer de cet arrêt la limite négative suivante : la seule violation de dispositions pénales protégeant des biens juridiques collectifs ne satisfait pas la condition matérielle de l’art. 64 al. 1 CP. Il est certes possible que ces incriminations protègent de loin (indirectement) les biens juridiques énumérés par la disposition. C’est notamment le cas des art. 2 LAQEI, 74 al. 4 LRens, 260ter, 260quinquies et 260sexies CP qui visent tous à empêcher in fine la commission d’attentats. Or cela ne permet pas de faire de leurs seules violations des infractions sujettes à internement.

Dans le prolongement de cette logique et ces considérations que nous approuvons, nous proposons une définition générale et positive de la condition matérielle de l’art. 64 al. 1 CP : l’« atteinte » à l’un des trois biens juridiques énumérés par cette disposition correspond à sa lésion5 ou sa mise en danger concrète6. Elle survient « par » l’infraction lorsqu’elle est inhérente à celle-ci, en ce sens qu’elle ne se produit pas seulement après sa consommation. À notre avis, il faut exiger que l’atteinte ait été voulue ; des atteintes par négligence ou totalement dénuées de pertinence pénale ne suffisent pas. Enfin, dans la mesure où il suffit à rigueur du texte de loi que l’auteur ait voulu porter une atteinte, seule la constellation de la tentative est envisagée ici. L’auteur d’actes préparatoires peut certes vouloir l’atteinte, mais il en est trop éloigné pour que cette volonté soit suffisante.

2. Politique criminelle suisse en matière de lutte contre le terrorisme

Cet arrêt circonscrit de façon générale le cadre de la lutte contre le terrorisme en Suisse. Il détermine en effet les limites de la politique criminelle poursuivie par le MPC en la matière. Ce dernier a cherché à faire repousser le plus loin possible ces limites en plaidant à trois reprises en faveur de l’internement.

La détermination du MPC s’explique par le fait que le condamné au centre de cet arrêt est perçu comme extrêmement dangereux : il s’agit de l’auteur d’une infraction terroriste préparatoire le plus sévèrement condamné par les autorités suisses (Ahmed Ajil/Kastriot Lubishtani, Le terrorisme djihadiste devant le Tribunal pénal fédéral : Analyse des procédures pénales de 2004 à 2020, Jusletter du 31.5.2021, p. 18) en dépit de la réduction de sa peine privative de liberté de 70 à 65 mois de la première à la deuxième instance. Cela étant, les autorités judiciaires, et le TF en dernier recours, ont procédé à une stricte application du droit, raison pour laquelle elles ont, à juste titre, refusé de prononcer l’internement.

En faisant le parallèle avec le « placement sécurisé pour les personnes potentiellement » ou la détention préventive, le TF laisse entendre qu’un internement dans pareille constellation aurait eu les apparences d’une détention préventive pourtant rejetée aussi bien par le Conseil fédéral (FF 2019 4541, 4558 ss) que l’Assemblée fédérale qui en a débattu lors des travaux parlementaires de la LMPT. Or il est à noter que le « placement sécurisé des personnes qui présentent un danger pour l’État » sera prochainement rediscuté au Conseil national après que sa Commission de la politique de sécurité a émis le vœu, par 13 voix contre 10 et 1 abstention, que cette mesure voie le jour (CPS-N, Communiqué du 11.10.2022). Le présent arrêt ne semble toutefois pas susceptible de faire bouger les lignes politiques tant la mesure est décriée du point de vue de sa compatibilité avec les droits fondamentaux consacrés par la Constitution fédérale, la ConventionEDH et le Pacte ONU II.

Pour terminer, la question du possible internement se pose différemment dans le contexte d’un passage à l’acte. Soulignons qu’il n’a pas été prononcé s’agissant de la femme reconnue coupable de tentative d’assassinat pour l’attaque au couteau survenue à Lugano le 24 novembre 2020 (TPF SK.2022.20 du 19.9.2022). Il pourrait toutefois l’être pour l’auteur de l’attentat de Morges du 18 septembre 2020 qui a causé un mort (procédure TPF SK.2022.35)7.

  1. Par exemple : l’incendie intentionnel (art. 221 CP) est certes une infraction appartenant au catalogue de l’art. 64 al. 1 CP, il ne s’agit pas pour autant d’une infraction sujette à internement lorsqu’il n’entraîne aucun préjudice corporel et que cela n’a pas non plus été voulu (TF 6B_875/2016 du 3.10.2016, c. 3.3).↩︎
  2. D’un point de vue purement linguistique, il serait possible de soutenir que A a voulu porter atteinte à ces biens juridiques à moyen ou long terme en participant à l’EI. Or il s’agirait d’une atteinte si indirecte et éloignée de l’acte de participation, du reste non concrétisée, qu’elle ne pourrait suffire. La question se pose en des termes différents lorsque l’acte de participation consiste précisément dans une attaque dirigée contre des biens juridiques individuels mentionnés à l’art. 64 al. 1 CP. Cette constellation n’avait toutefois pas à être jugée ici.↩︎
  3. Il apparaît que, de toute façon, l’intention du législateur historique n’aurait pas permis un internement (voir toutefois c. 4.8.2.1 2e par.), car c’est lui qui a introduit la condition matérielle.↩︎
  4. Il est toutefois quelque peu particulier que le TF semble situer le problème au niveau de la gravité (« Erheblichkeit ») et non pas au niveau de la première composante de la condition matérielle (cf. c. 4.8.3.5).↩︎
  5. L’infraction d’actes d’ordre sexuel avec des enfants (art. 187 ch. 1 CP), que le législateur a voulu considérer comme une infraction sujette à internement (FF 2005 4425, 4446 ; débats parlementaires [cf. BO 2006 N 220 ss et les prises de position d’Amherd, Blocher et Hochreutener] ; cf. auparavant aussi FF 1999 II 1787, 1900 ; Rapport révision de la Partie générale 1993, 85), est une infraction de mise en danger abstraite, car son incrimination protège le développement sexuel harmonieux des enfants et la perturbation ou la mise en danger concrète de celui-ci n’est pas un élément constitutif de l’infraction. Il est toutefois possible de soutenir que l’art. 187 CP est une infraction de lésion au regard de l’« intégrité sexuelle » énumérée par l’art. 64 CP.↩︎
  6. Le fait qu’une mise en danger concrète suffise en tant qu’« atteinte » peut s’expliquer étant donné que l’infraction de mise en danger de la vie d’autrui (art. 129 CP) figure dans le catalogue de l’art. 64 al. 1 CP. Si l’« atteinte » visée par le texte de loi ne correspondait qu’à une lésion, alors la mise en danger de la vie d’autrui n’entrerait en ligne de compte pour l’art. 64 CP qu’à la condition de renoncer à l’exigence que l’« atteinte » soit inhérente à l’infraction, et ce uniquement dans de rares cas, notamment lorsqu’elle débouche (par négligence) sur la mort d’autrui. Or il est peu probable que le législateur ait voulu se limiter à de telles configurations et le TF ne semble pas non plus partir de ce principe (cf. ATF 139 IV 57).
    Pro memoria : la personne mettant en danger la vie d’autrui se fie à l’absence de mort – car à défaut la tentative de meurtre entre en ligne de compte – et ne crée pas le danger en portant atteinte à l’intégrité physique de la victime – car à défaut il s’agit de lésions corporelles graves.↩︎
  7. À ce sujet, voir : Fati Mansour, Huis clos refusé pour le procès du crime djihadiste de Morges, Le Temps du 13.10.2022.↩︎

Proposition de citation : Kastriot Lubishtani/Andrés Payer, Internement pour participation à une organisation terroriste ?, in : https://www.crimen.ch/144/ du 18 octobre 2022