Une partie dont l’identité demeure inconnue peut emprunter les voies et moyens de droit usuels à condition d’être suffisamment « identifiable »

Dans le cadre de l’établissement de l’identité d’un prévenu, le principe nemo tenetur ne lui confère un droit à l’anonymat que de façon très limitée, notamment lorsque la divulgation de celle-ci se confond avec l’établissement de sa culpabilité. Le prévenu refusant de révéler son identité pourra néanmoins recourir et satisfaire aux conditions de formes idoines lorsqu’il emploie, à son sujet, la même désignation que celle employée par les autorités et qu’il apparaît clairement identifiable par rapport aux tiers. En ce sens, malgré le libellé de l’art. 353 al. 1 let. b CPP, la désignation du prévenu par le ministère public dans une ordonnance pénale doit être « suffisante », conformément à l’art. 81 al. 2 CPP, et surtout permettre d’éviter toute confusion avec des tiers.

I. En fait

En mars 2021, A (dont l’identité demeure inconnue) a pénétré et occupé avec d’autres activistes le site d’une entreprise sur la colline du Mormont malgré une injonction – sous menace de l’art. 292 CP – de quitter les lieux. Lors de l’intervention de la police, A a refusé de décliner son identité. Le lendemain, A est condamnée par ordonnance pénale à une peine privative de liberté de 60 jours, à une peine pécuniaire et à une amende pour diverses infractions. L’ordonnance rendue par le ministère public désigne A de la façon suivante : « Inconnu[e] xxx, alias B., de sexe féminin, de type caucasien, cheveux bruns, yeux foncés, numéro de profil signalétique : PCN yyy, sans domicile connu ». Le 12 avril 2021, la première avocate de A forme opposition contre l’ordonnance pénale et joint une procuration où sa mandante y est indiquée par les mêmes termes que ceux employés par le ministère public dans son ordonnance pénale. La procuration et l’opposition sont considérées comme viciées par le ministère public en tant qu’elles ne permettent pas l’identification de la prévenue.

Le 20 août 2021, le Tribunal de première instance déclare l’opposition irrecevable. Un nouvel avocat, C, recourt alors contre la décision de première instance en précisant agir pour le compte de A et la désigne telle qu’elle apparaît dans l’ordonnance pénale (« Inconnu[e] xxx, alias B., de sexe féminin, [etc.] »). Le recours est ensuite déclaré irrecevable par la cour cantonale en raison du fait qu’il ne comporte pas la signature manuscrite de la prévenue et que la procuration n’est pas valable.

C et A forment séparément un recours devant le Tribunal fédéral qui joint les causes. 

II. En droit

En substance, C (recourant 1) et A (recourante 2) reprochent aux instances précédentes d’avoir violé le droit de garder le silence de A et d’avoir méconnu les art. 393 ss CPP en lien avec l’art. 129 al. 2 CPP. Ils estiment que l’ordonnance pénale initiale est frappée de nullité, que les autorités ont violé le droit d’accès au juge de A et qu’elles ont fait preuve de formalisme excessif. 

En premier lieu, le Tribunal fédéral s’intéresse aux conditions de forme attachées au recours (art. 396 al. 1 CPP cum art. 110 al. 1 CPP) et aux procurations (art. 129 al. 2 CPP), notamment s’agissant de l’exigence d’une signature manuscrite. Il constate d’emblée que la procuration ne respecte pas les exigences requises puisqu’elle ne contient ni le nom ni la signature de A. Tout au plus, la procuration contient deux empreintes digitales et une date manuscrite, en plus de reprendre la même désignation de A que celle employée dans l’ordonnance pénale rendue à son encontre. Cela étant, les particularités « inédites » du cas d’espèce imposent une analyse approfondie des autres aspects de la cause (c. 4.2).

En deuxième lieu, les juges fédéraux s’intéressent au droit de garder le silence s’agissant du refus de A de révéler son identité. Ils rappellent à ce titre que ce droit se trouve au cœur de la notion de procès équitable (c. 5.1.1) et qu’il permet, entre autres, de refuser de s’exprimer sur les accusations portées contre soi, ainsi que de s’abstenir de participer à l’établissement des faits sans avoir à justifier son refus (c. 5.1.3). Le Tribunal fédéral constate que certaines dispositions du CPP (art. 215 al. 2, art. 217 al. 3, art. 219 al. 1 CPP), ainsi que le Message du Conseil fédéral à l’appui du CPP (FF 2006 1057, 1206) semblent effectivement imposer au prévenu de décliner son identité. Après avoir exposé la doctrine et quelques jurisprudences en la matière, le Tribunal fédéral relève que le fait d’astreindre une personne à révéler son identité ne heurte pas, en soi, le principe nemo tenetur (cf. TF, 6B_1297/2017 (f) du 26.7.2018, c. 3.5 s.). Selon lui, les informations relatives à l’identité de la personne concernée (date de naissance, nom, prénom, etc.) ne constituent pas un comportement punissable et n’apparaissent ni utiles ni liées à l’établissement de sa culpabilité par l’accusation. En ce sens, en principe, l’établissement de l’identité du prévenu ne se confond pas avec la récolte d’éléments servant directement ou indirectement l’accusation. Par conséquent, un « droit à l’anonymat » ne peut se déduire du droit de se taire pour justifier le refus de décliner son identité (c. 5.2.5). Par conséquent, malgré les circonstances spécifiques de la cause, sa nature, l’ampleur de la sanction, ainsi que les conséquences pour A de faire l’objet d’un fichage par les autorités, il n’existe aucun motif permettant à cette dernière de refuser de décliner son identité. Partant, le grief tiré de la violation du droit de se taire est rejeté (c. 5.3). 

En troisième lieu, notre Haute Cour analyse la nullité de l’ordonnance pénale, en tant qu’elle ne respecterait pas l’art. 353 al. 1 let. b CPP (identité du prévenu). Elle retient qu’une ordonnance pénale revêt un double rôle qui varie selon que le prévenu s’y oppose ou non : celui d’acte d’accusation (art. 356 al. 1 CPP) ou, respectivement, celui de jugement (art. 354 al. 3 CPP). Elle relève que l’ordonnance pénale se conçoit comme « une version courte d’un jugement ou d’un acte d’accusation » (c. 6.3.1). Dès lors, la question essentielle revient à examiner si l’art. 353 al. 1 let. b CPP se distingue par la mention « identité du prévenu » de l’art. 81 al. 2 let. c CPP, prévoyant simplement que les jugements contiennent « une désignation suffisante des parties » (c. 6.3.2). Procédant par les diverses méthodes d’interprétation, les juges fédéraux parviennent à la conclusion que l’ordonnance pénale, l’acte d’accusation et le jugement visent surtout à ce que le prévenu soit clairement identifiable, c’est-à-dire à éviter tout risque de confusion avec un tiers. En ce sens, il ne semble pas nécessaire que l’ordonnance pénale (art. 353 al. 1 let. b CPP) pose des exigences plus élevées quant à la désignation du prévenu que l’art. 81 al. 2 let. c CPP. À cet égard, le critère décisif est celui d’une désignation « suffisante » (c. 6.3.2.4). À l’évidence, la désignation nominative, couplées aux données personnelles (nom, prénom, date de naissance, lieu d’origine, etc.), représente la solution la plus simple pour éviter toute confusion et doit constituer la règle. Néanmoins, il existe plusieurs hypothèses dans lesquelles celle-ci n’est pas possible. Or la procédure pénale ne saurait être paralysée au seul motif que la personne concernée ne peut être identifiée. Le Tribunal fédéral estime ainsi que rien n’exclut une « désignation générique accompagnée de données signalétiques » si l’on peut garantir que le « prévenu » est bien la personne qui fait l’objet de la procédure (c. 6.3.2.5). En l’espèce, les éléments relevés pour désigner A (son genre, son alias et la référence à un numéro de profil signalétique, etc.) permettent effectivement de l’individualiser sans ambiguïté et sans risque de confusion. Par conséquent, le grief relatif à la nullité de l’ordonnance pénale est rejeté (c. 6.4).

En dernier lieu, le Tribunal fédéral s’intéresse à la question de savoir si l’irrecevabilité de l’opposition de A déclarée par les autorités précédentes constitue une violation du droit d’accès à un juge en raison d’un formalisme excessif. Après un bref rappel des exigences relatives au droit d’accès à un juge (art. 29a Cst.) et à l’interdiction du formalisme excessif (c. 7.1 et 7.2), les juges fédéraux signalent qu’il est établi, en l’espèce, que les procurations produites à l’appui des recours et de son opposition ne remplissaient pas les conditions formelles requises. Néanmoins, et bien que ce constat soit la conséquence du refus de A de divulguer son identité, le Tribunal fédéral poursuit son analyse eu égard au « caractère tout à fait singulier » de la cause. Il considère ainsi que, malgré les vices affectant la procuration, celle-ci reprend les termes employés par l’ordonnance pénale pour désigner A. En admettant que la désignation de A était valable sous l’angle de l’art. 353 al. 1 let. b CPP, il convient également de reconnaître que l’identification de A au sein de ses procurations, recours et opposition apparaissait comme « suffisante ». En considérant que la personne est suffisamment identifiée pour prononcer une ordonnance pénale, il paraît contradictoire de reprocher des vices de forme à cette même personne lorsqu’elle procède de la même manière en employant précisément la désignation retenue par les autorités. L’attitude de A ne saurait la priver de tout accès au juge. En effet, d’après notre Haute Cour, les spécificités de la cause, l’importance de pouvoir faire opposition, ainsi que la peine encourue en l’espèce (peine privative de liberté) imposaient aux autorités précédentes un examen allant au-delà de la recevabilité.

Partant, au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral admet le grief relatif à l’interdiction du formalisme excessif et à la violation du droit d’accès à un juge (c. 7.3).

III. Commentaire

Le présent arrêt est rendu dans le cadre de diverses actions de « désobéissance civile » plus large visant à protéger le climat et contre lesquelles les autorités judiciaires mènent de nombreuses procédures. À notre sens, l’arrêt du Tribunal fédéral doit être salué. Très clair dans ses développements, l’arrêt permet de tirer deux enseignements principaux. Premièrement, nemo tenetur ne saurait, en principe, conférer au prévenu un droit à l’anonymat dès lors que la divulgation de son identité n’apparaît pas décisive pour établir sa culpabilité et qu’elle ne constitue pas non plus un comportement pénalement répréhensible. Secondement, la désignation du prévenu doit être suffisante pour permettre son identification et, ainsi, éviter toute confusion avec des tiers. Cela signifie que si l’autorité estime le prévenu suffisamment identifiable – par rapport aux tiers – pour pouvoir rendre une ordonnance pénale, elle doit lui accorder en conséquence le droit d’employer la même formulation pour le désigner. Ce parallélisme nous semble adéquat et rétablit un équilibre essentiel entre les parties lorsque les autorités pénales considèrent pouvoir condamner un prévenu dont l’identité demeure inconnue. Un tel équilibre nous paraît nécessaire dans l’optique de garantir un procès équitable.

Proposition de citation : Hadrien Monod, Une partie dont l’identité demeure inconnue peut emprunter les voies et moyens de droit usuels à condition d’être suffisamment « identifiable », in : https://www.crimen.ch/146/ du 26 octobre 2022