Le prononcé ultérieur de l’internement en violation de la CEDH

En ordonnant l’internement (art. 65 al. 2 CP) d’un condamné après qu’il a purgé sa peine privative de liberté de 20 ans et alors que le jugement initial n’était pas assorti d’une telle mesure privative de liberté, les autorités suisses ont violé le droit conventionnel à un triple égard.

I. En fait

En 1993, A est condamné par les autorités judiciaires zurichoises à une peine privative de liberté de 20 ans pour deux crimes graves. Le tribunal constate que A souffrait d’alcoolisme et d’un trouble de la personnalité au moment de la commission des faits. Il renonce à ordonner l’internement du condamné au sens de l’art. 43 aCP car, conformément à la pratique de l’époque, celui-ci ne dure que rarement plus de cinq ans (cf. aussi II.B, ci-dessous). Or au vu de la dangerosité très importante que présente A, seule une longue peine privative de liberté permet de garantir la protection de la société.

En 2009, le Ministère public demande le prononcé ultérieur de l’internement de A (art. 65 al. 2 CP). Ce dernier termine de purger sa peine le 8 octobre 2010. Il est ensuite placé en détention provisoire dans l’attente d’une décision concernant la demande du MP. L’affaire monte jusqu’au Tribunal fédéral qui retient l’existence de faits nouveaux justifiant la réouverture de la procédure au sens de l’art. 65 al. 2 CP (TF 6B_404/2011 du 2.3.2012). Un rapport d’expertise psychiatrique de 2009, établi grâce à des méthodes d’analyse qui n’existaient pas encore dans les années 1990, a constaté que A n’était pas intoxiqué à l’alcool au moment des faits, mais souffrait d’un trouble de la personnalité dyssociale et de psychopathie. Ces troubles sont incurables et créent un risque très élevé que A commette à nouveau des infractions violentes. Le tribunal de l’époque ne pouvait pas avoir connaissance de ces faits.

En 2013, dans le cadre de la procédure réouverte, le Tribunal d’arrondissement de Zurich ordonne l’internement de A au sens de l’art. 65 al. 2 CP en lien avec l’art. 64 al. 1 let. b CP sur la base de l’expertise de 2009 et d’une seconde établie en 2013. Il estime que les conditions à cet effet étaient déjà réalisées au moment de la condamnation de A en 1993 et qu’elles le sont toujours.

Après avoir contesté sans succès la mesure devant l’autorité cantonale (TS ZH SB130395 du 16.7.2014) et le TF (TF 6B_896/2014 du 16.12.2015), A porte sa cause devant la Cour européenne des droits de l’homme qui est amenée à examiner si le prononcé ultérieur de l’internement de A est conforme au droit conventionnel.

II. En droit

A. La violation de l’art. 5 § 1 CEDH (§§ 28–48)

Conformément aux observations des parties, la Cour examine uniquement s’il existe un motif de détention au sens de l’art. 5 § 1 let. a ou e CEDH.

S’agissant de l’art. 5 § 1 let. a CEDH, la Cour rappelle que le terme « condamnation » englobe à la fois le constat de culpabilité par jugement et le prononcé d’une peine ou d’une mesure privative de liberté (§ 32). En outre, il doit exister un lien de causalité suffisant entre la condamnation et la privation de liberté, la seconde devant résulter – et dépendre – de la première (§ 33). En principe, un tel lien n’existe pas si le jugement initial ne retient pas le type de privation de liberté ordonné ultérieurement (§ 34). À titre d’exception, un lien de causalité peut être admis en cas de véritable réouverture de la procédure pénale à la suite de faits nouveaux ou nouvellement révélés qui sont de nature à affecter le jugement initialement prononcé. La « réouverture » implique en général que le jugement initial est annulé et que l’accusation pénale est nouvellement établie par une nouvelle décision (§ 42, cf. aussi §§ 35 et 41, CourEDH Kadusic c. Suisse du 9.1.2018 et let. C, ci-dessous).

En l’espèce, la Cour relève d’emblée que seul le jugement de première instance rendu en 1993 pourrait fonder une privation de liberté de A sur la base de l’art. 5 § 1 let. a CEDH. La décision ultérieure rendue en 2013 ne constitue pas en soi une « condamnation », car elle ne constate ni la commission d’une (nouvelle) infraction ni la culpabilité de A à cet effet (§ 39).

Ensuite, la Cour constate que les conditions pour fonder exceptionnellement un lien de causalité entre la condamnation initiale ne prévoyant pas d’internement (1993) et le prononcé ultérieur de l’internement (2013) ne sont pas réunies en l’espèce (§§ 43–45). Les autorités suisses ont seulement examiné si les conditions pour ordonner l’internement de A étaient réunies et si elles l’étaient déjà au moment de sa condamnation, comme exigé par l’art. 65 al. 2 CP. Toutefois, ni la commission des infractions fondant le jugement de culpabilité initial ni la peine privative de liberté de 20 ans (entièrement purgée) n’a fait l’objet d’un nouvel examen (§ 43). Il n’y a donc pas eu une véritable « réouverture » de la procédure. Dans ces conditions, la procédure réouverte s’apparente de facto à l’imposition d’une sanction supplémentaire – visant à protéger la société – pour une infraction pour laquelle A a déjà été condamné, sans qu’il n’y ait d’éléments nouveaux affectant la nature de l’infraction ou l’étendue de la culpabilité de A (§ 44). La privation de liberté de A nouvellement prononcée n’est donc pas justifiée au regard de l’art. 5 § 1 let. a CEDH (§ 45).

Elle ne l’est pas non plus sous l’angle de l’art. 5 § 1 let. e CEDH. En l’espèce, il est établi que A est une personne atteinte d’aliénation mentale (« a person of unsound mind ») au sens de cette disposition. Or A a été détenu dans un établissement pénitentiaire ordinaire et non pas dans un établissement adapté à des personnes souffrant de tels troubles. Le détenu qui souffre d’une maladie mentale doit être placé dans un établissement approprié même s’il n’existe aucun traitement pour le soigner ou si la personne est considérée comme incurable (§ 46, cf. aussi §§ 36–38).

Aucun autre motif de détention n’étant donné en l’espèce (§ 47), l’art. 5 § 1 CEDH a été violé (§ 48).

B. La violation de l’art. 7 § 1 CEDH (§§ 49–60)

La Cour constate que l’internement ordonné, qui constitue une « mesure » en droit interne, doit être qualifié de « peine » au sens de l’art. 7 § 1 phr. 2 CEDH (§ 57). En l’espèce, l’internement prononcé ultérieurement constitue une peine « plus forte » au sens de l’art. 7 § 1 phr. 2 CEDH et viole le principe de l’interdiction des peines rétroactives consacré par cette disposition à un double titre (§§ 58–61).

D’une part, selon le droit en vigueur au moment de la commission des infractions en cause, il n’était pas possible de prononcer une telle mesure par décision ultérieure, soit après que le jugement de condamnation est devenu définitif. Cela n’a été rendu possible qu’avec l’entrée en vigueur de l’art. 65 al. 2 CP le 1er janvier 2007 (§ 58).

D’autre part, selon le droit en vigueur au moment de la commission des infractions en cause, l’exécution de l’internement ordonné par jugement précédait l’exécution de la peine privative de liberté prononcée par ce même jugement. Lorsque l’internement au sens de l’art. 43 aCP arrivait à son terme parce que les motifs justifiant cet internement n’existaient plus, la peine privative de liberté n’était plus exécutée ou la durée de l’internement était au moins déduite de la peine privative de liberté qui restait à purger. En revanche, depuis le 1er janvier 2007, l’exécution d’une peine privative de liberté précède l’internement prononcé par ce même jugement (art. 64 al. 2 CP). Le condamné est donc susceptible d’être privé de liberté durant une période plus longue selon le nouveau droit (§ 58).

C. La violation de l’art. 4 Protocole n° 7 à la CEDH (§§ 61–72)

L’art. 4 Protocole n° 7 à la CEDH consacre le principe ne bis in idem en vertu duquel nul ne peut être condamné deux fois pour les mêmes faits.

Cette disposition établit une distinction claire entre l’ouverture d’une nouvelle procédure, opération interdite par le premier paragraphe de cet article, et la réouverture d’un procès dans des circonstances exceptionnelles, prévue par son deuxième paragraphe aux conditions strictes suivantes : la décision de réouvrir l’affaire doit être justifiée par des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou par un vice fondamental dans la procédure précédente qui sont de nature à affecter le jugement intervenu (§ 66).

Dans le cas d’espèce, la réouverture de la procédure n’a été causée par aucun élément nouveau affectant la nature des infractions commises ou l’étendue de la culpabilité de A et l’accusation pénale n’a pas été établie par une nouvelle décision (cf. let. A, ci-dessus). Dans ces conditions, la procédure contre A n’a pas été réouverte au sens de l’art. 4 § 2 Protocole n° 7 à la CEDH (§ 71). Le principe ne bis in idem a dès lors été violé (§ 72).

III. Commentaire

Cet arrêt est d’une grande importance pour la Suisse ainsi que pour les autres États membres de la CEDH. Il n’est pas encore entré en force, le gouvernement suisse pouvant encore demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre jusqu’au 2 février 2022 (art. 43 § 1 et art. 44 § 2 CEDH).

En l’occurrence, deux problèmes se sont posés.

Le premier était que les autorités suisses ont appliqué l’art. 65 al. 2 CP dans un cas où l’infraction a été commise avant le 1er janvier 2007, c’est-à-dire à une époque où il n’était pas encore possible d’ordonner ultérieurement l’internement d’un condamné. Cela constitue une violation de l’interdiction des peines rétroactives (cf. § 58 de cet arrêt)1. À notre sens, il est désormais clair que, contrairement à ce que prévoit le ch. 2 al. 1 let. a dispositions finales de la modification du 13 décembre 2002 CP, l’art. 65 al. 2 CP ne peut jamais être appliqué à des infractions commises avant 2007.

Le second, indépendant du premier, était que, des années après un jugement définitif n’ordonnant pas d’internement, celui-ci a été ordonné sur la seule base de deux nouvelles expertises, et que cela s’est produit dans le cadre d’une procédure où le jugement initial a simplement été complété et non pas annulé en vue d’un réexamen du cas. Dans un tel cas, les conditions strictes de l’art. 4 § 2 Protocole n° 7 à la CEDH ne sont pas remplies, de sorte qu’il y a violation du principe ne bis in idem (voir § 71 du présent arrêt). Parallèlement, et corrélativement2, il n’existe pas de lien de causalité suffisant entre le jugement initial et le prononcé ultérieur de l’internement qui légitimerait cet internement au regard de l’art. 5 § 1 let. a CEDH (cf. §§ 42–45 de cet arrêt)3. Par ces observations, la Cour a clarifié et concrétisé l’exception qu’elle avait développé dans l’arrêt Kadusic c. Suisse (qui concerne le traitement des troubles mentaux au sens de l’art. 59 CP) selon laquelle une mesure ordonnée ultérieurement peut, dans des circonstances exceptionnelles, être fondée sur l’art. 5 § 1 let. a CEDH (CourEDH Kadusic c. Suisse du 9.1.2018, § 50). À la lumière du présent arrêt, l’application conforme au droit conventionnel de l’art. 65 al. 2 CP suppose (au-delà de ce que son libellé requiert) deux conditions cumulatives : (i) des faits nouveaux ou nouvellement révélés qui sont de nature à affecter le jugement intervenu (concernant la nature de l’infraction ou l’étendue de la culpabilité de l’auteur), étant souligné que de nouvelles expertises portant sur l’état psychique de l’auteur à l’époque des faits ne suffisent pas ; et (ii) l’annulation du jugement initial ainsi que le nouvel établissement de l’accusation pénale par une nouvelle décision.

Le champ d’application de l’art. 65 al. 2 CP est donc désormais très étroit, ce qui est à saluer du point de vue de l’État de droit.

Enfin, nous souhaitons encore attirer l’attention sur l’opinion concordante du juge suisse Zünd. Ce dernier ne s’est écarté de la majorité des juges que sur un point : selon lui, l’application de l’art. 65 al. 2 CP devrait encore être conforme à la Convention lorsqu’il s’avère seulement a posteriori que l’auteur souffrait d’un grave trouble psychique au moment de l’infraction (§ 6 de l’opinion concordante Zünd). Le juge Zünd veut donc étendre le cadre restreint des exceptions de la Cour au cas où les faits nouvellement révélés (qui existaient déjà avant le jugement initial) ne concernent pas la commission d’une infraction ou l’étendue de la culpabilité de l’auteur, mais les conditions du prononcé d’une certaine sanction (§ 5 de l’opinion concordante Zünd). Quoi qu’il en soit, les autorités suisses devraient se limiter au cadre des exceptions mentionné par la majorité des juges (à savoir l’existence d’éléments nouveaux affectant la nature de l’infraction ou l’étendue de la culpabilité de l’auteur) si elles veulent éviter le risque d’une nouvelle condamnation par la Cour.

  1. Cf. déjà Karl-Ludwig Kunz/Günter Stratenwerth, Zum Bericht der Arbeitsgruppe « Verwahrung », RPS 2005, 2 ss, 14 ; Günter Stratenwerth/Felix Bommer, Schweizerisches Strafrecht, Allgemeiner Teil II : Strafen und Massnahmen, 3e éd., Berne 2020, § 11 N 24 ; Stefan Trechsel, Nachträgliche Sicherungsverwahrung, in : Christian Grafl/Ursula Medigovic (éds), Festschrift für Manfred Burgstaller zum 65. Geburtstag, Vienne/Graz 2004, 201 ss, 208 ; cf. aussi Karl-Ludwig Kunz et al., Universität Bern zum Vorentwurf der Arbeitsgruppe «Verwahrung», Jusletter du 13.12.2004, N 25.↩︎
  2. Il serait contradictoire de retenir à la fois une violation du principe ne bis in idem et un lien de causalité suffisant sous l’angle de l’art. 5 § 1 let. a CEDH.↩︎
  3. Cf. déjà Kunz et al., N 23 ; Kunz/Stratenwerth, 12 ss ; Grischa Merkel, Die Anordnung der Sicherungsverwahrung im Rahmen der Verfahrenswiederaufnahme nach rechtskräftiger Verurteilung, ZIS 2016, 788 ss ; Stratenwerth/Bommer, § 11 N 20 ; Trechsel, 209 ss, 218 ; OFJ, Résumé des résultats de la procédure de consultation concernant le rapport et l’avant-projet du 15 juillet 2004 présentés par le groupe de travail «internement», Berne 2005, 14 ; Dorle Vallender, Zwischen Täterschutz und Opferschutz oder: Das Dilemma des Gesetzgebers bei der Regelung der Verwahrung, in : Volker Dittman et al. (éds), Zwischen Mediation und Lebenslang, Coire/Zurich 2002, 201 ss, 209 ss.↩︎

Proposition de citation : Mona Rhouma/Andrés Payer, Le prononcé ultérieur de l’internement en violation de la CEDH, in : https://www.crimen.ch/53/ du 21 novembre 2021