De la latitude de l’expert psychiatre pour fonder son expertise sur des hypothèses factuelles

Conformément au principe de célérité (art. 5 CPP), l’autorité pénale doit en principe désigner un expert dès qu’elle est en mesure de constater la nécessité d’une expertise et de poser les questions qui doivent être élucidées pour assurer la poursuite de la procédure. Les faits devraient cependant être suffisamment éclaircis pour que l’expert ne soit pas contraint de se fonder sur ses propres hypothèses factuelles. L’autorité doit à tout le moins être en mesure d’indiquer à l’expert de baser son évaluation sur l’hypothèse de la commission de l’infraction par le prévenu.

I. En fait

Dans le cadre d’une enquête pénale pour viol et agression sexuelle, le ministère public mandate un médecin pour réaliser une expertise psychiatrique de l’accusé. Ce dernier recourt contre le mandat d’expertise auprès du tribunal cantonal qui n’admet que partiellement son recours, tout en mettant à sa charge une partie des frais de procédure. Le prévenu porte l’affaire devant le Tribunal fédéral, concluant à l’annulation de cette décision ainsi qu’à celle du ministère public relative au mandat d’expertise. Il argue en substance que l’expertise psychiatrique a été requise trop tôt dans la procédure. Selon lui, les faits relatifs à l’infraction qui lui est reprochée n’avaient pas été suffisamment éclaircis à ce stade puisque seule la transcription des interrogatoires menés par la police avec lui et la victime avaient été enregistrés. Le mandat d’expertise aurait donc été remis alors que les résultats d’actes d’enquête d’importance déterminante (tels que l’analyse du contenu du téléphone portable) étaient encore en attente, contraignant l’expert à travailler sur la base de situations de fait potentielles.

La juridiction inférieure a quant à elle estimé que les faits avaient suffisamment été établis pour transmettre le mandat d’expertise. Au-delà du prévenu et de la victime, d’autres personnes en mesure de décrire la situation antérieure et postérieure à l’incident avaient été interrogées et un rapport forensique relatif à l’examen gynécologique de la victime avait de surcroît été réalisé. Enfin, le mandat d’expertise signalait que l’enquête pénale n’était pas encore terminée et indiquait les éléments de fait contestés par le prévenu.

II. En droit

Avant toute autre considération, le Tribunal fédéral rappelle que, lorsque le ministère public ou un tribunal ne dispose pas des connaissances et capacités nécessaires pour constater, respectivement juger un état de fait, il fait appel à un professionnel disposant d’une expertise en la matière (art. 182 CPP). L’expert doit être désigné dans un mandat écrit qui contient notamment une définition précise des questions à élucider (art. 184 al. 1 et 2 CPP). Dans le but de ne pas retarder la procédure, il convient en principe de désigner l’expert déjà au cours de la phase préliminaire, dès que l’autorité est en mesure de constater la nécessité d’une expertise et de poser les questions auxquelles des réponses doivent être apportées pour assurer la poursuite de la procédure. Cette exigence de célérité (art. 5 CPP) s’impose avec une acuité plus importante encore lorsque le prévenu se trouve en détention. Dans certaines circonstances, il peut se justifier de procéder à une expertise en parallèle à d’autres actes d’enquête ; les faits devraient cependant en tout état de cause être suffisamment éclaircis pour que l’expert ne soit pas contraint de se baser sur ses propres hypothèses factuelles.

Se pose ici une question à laquelle le Tribunal fédéral n’a jamais eu l’occasion de répondre, soit celle de savoir si et dans quelle mesure l’expert peut, dans la réalisation de son expertise, formuler certaines hypothèses de faits lorsque ceux-ci ne sont pas clairs. La doctrine est divisée sur ce point : d’aucuns admettent que l’expert puisse fonder son expertise sur certaines contingences (p. ex. Andreas Donatsch/Simone Zuberbühler, Die Nutzung von Expertenwissen im Strafverfahren, in : Festschrift für Franz Riklin, Zurich/Bâle/Genève 2007, 337 ss, 348). D’autres estiment que l’expertise ne devrait pas être réalisée avant que les faits de la cause ne soient établis (p. ex. Stephan Bernard/Rafael Studer, Prekäre Unschuld bei Begutachten ohne Tat- oder Schuldinterlokut, in : Marianne Heer/Elmar Habermeyer/Stephan Bernard (éds), Feststellung des Sachverhalts im Zusammenhang mit der Begutachtung, Berne 2016, 2 ss, 8) ou que les éléments de preuves apparaissent (autant que possible) certains (Niklaus Schmid/Daniel Jositsch, Handbuch des schweizerischen Strafprozessrechts, 3e éd., Zurich/St-Gall 2017,N 934). Cette dernière approche repose sur la conviction qu’une expertise psychiatrique n’a de sens que si le prévenu a effectivement commis une infraction. Ainsi, l’autorité pénale doit à tout le moins être en mesure d’indiquer à l’expert de fonder son évaluation sur l’hypothèse de la commission de l’acte délictueux par l’individu concerné. Par ailleurs, dans la mesure où l’organisation du déroulement de l’enquête relève de la compétence du ministère public (art. 16 al. 2 cum 6 al. 2, 139 al. 1 et 308 al. 1 CPP), le Tribunal fédéral doit faire preuve de retenue lorsqu’il est saisi de la question du moment de la délivrance de l’expertise psychiatrique et s’abstenir d’intervenir si cet aspect temporel a été déterminé de manière justifiée (c. 2.2).

In casu, le Tribunal fédéral constate que le mandat d’expertise relate le récit de la victime, selon lequel elle aurait été empoignée et menacée à 4 heures du matin avec un objet pointu par un inconnu dans un état mental étrange. En se défendant, elle aurait alors blessé la main de l’homme avec un tesson de bouteille, avant qu’il ne la traîne dans une voiture pour la contraindre à une fellation et une pénétration anale et vaginale. Le rapport d’expertise ajoute que le prévenu a été arrêté peu après l’heure présumée du crime dans un centre hospitalier où il s’était fait soigner la main. Il ressort des interrogatoires de police – également restitués dans le mandat – que l’accusé n’a pas nié recevoir une fellation de la victime mais qu’il a déclaré que cet acte avait eu lieu dans le centre hospitalier et sur une base consensuelle (c. 4.2).

Si l’expert a certes été désigné lorsque l’enquête n’était pas encore terminée, il existait toutefois déjà à ce stade de la procédure des indications selon lesquelles le prévenu aurait pu commettre une infraction sexuelle et être atteint d’un trouble mental pertinent à cet égard. Au moment où l’expertise a été requise, il ne faisait donc pas de doute que, si le soupçon correspondant venait à être fondé, les réponses d’un psychiatre aux questions posées dans le mandat d’expertise seraient nécessaires pour que la procédure puisse être poursuivie. La désignation d’un expert à ce stade précoce de l’enquête se justifie d’autant plus que le prévenu se trouvait en détention provisoire au moment de la transmission du mandat. Enfin, il n’existait pas de raison impérieuse d’analyser les enregistrements du téléphone portable de la victime, même si ceux-ci devaient selon le prévenu prouver la nature consensuelle de la fellation, argument qui est au demeurant signalé dans le mandat d’expertise. Compte tenu de ce qui précède et de la retenue dont il doit faire preuve à l’égard des choix du ministère public quant à l’organisation du déroulement de l’enquête, le Tribunal fédéral conclut que la désignation de l’expert au stade procédural en question est conforme avec le droit fédéral (c. 4.3).

III. Commentaire

Dans cet arrêt – qui n’est pas destiné à la publication malgré son apport certain –, le Tribunal fédéral offre pour la première fois des éléments de réponse à la question de la latitude dont dispose l’expert psychiatre pour supposer certains faits dans le cadre de la réalisation de son expertise lorsque ceux-ci ne sont pas clairs. La solution dégagée par le Tribunal fédéral repose sur la prémisse que les faits doivent en tout état de cause être éclaircis par l’autorité de poursuite d’une manière telle qu’il ne soit pas contraint de formuler ses propres contingences factuelles et puisse se baser sur l’hypothèse, établie par l’autorité pénale elle-même, que le prévenu a commis l’infraction faisant l’objet de l’enquête. Cette approche n’apparaît pas critiquable et s’inscrit au demeurant en ligne avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui admet de longue date qu’un expert se fonde sur la commission hypothétique de l’infraction par l’accusé (CourEDH Bernard c. France du 23.4.1998, §§ 867 s).

À la question de savoir quand il peut être conclu plus précisément à la « suffisance » des éléments de preuves à disposition de l’autorité pénale, le Tribunal fédéral n’apporte aucune réponse absolue mais son raisonnement révèle l’importance du principe de célérité posé à l’art. 5 CPP. Afin de s’assurer que la procédure ne soit pas retardée par la réalisation de l’expertise, il nous semble également essentiel que l’expert soit désigné aussitôt qu’il apparaît que la poursuite de l’enquête pourrait être ralentie en l’absence de réponses aux questions à élucider (tel qu’en l’espèce, où l’état mental du prévenu génère des interrogations et s’avérera déterminant si son statut d’auteur de l’infraction se confirme). En somme, il s’agira de procéder à un délicat calcul dans chaque cas d’espèce, toute désignation à un stade précoce de la phase préliminaire devant néanmoins se faire à la condition que la situation de fait décrite dans le mandat soit déjà suffisamment étoffée pour que l’expert n’ait pas à travailler sur la base de suppositions propres et que le caractère hypothétique de certains complexes de fait soit clairement signalé dans le mandat, sous peine d’induire un risque d’interprétations erronées.

Proposition de citation : Camille Montavon, De la latitude de l’expert psychiatre pour fonder son expertise sur des hypothèses factuelles, in : https://www.crimen.ch/55/ du 26 novembre 2021