I. En fait
Dans le cadre d’une procédure pénale ouverte contre A pour escroquerie et tentative d’escroquerie au détriment de plusieurs assurances, le Ministère public genevois refuse la demande de A visant au retranchement de certaines pièces du dossier. Saisie sur recours du prévenu, la Chambre pénale de recours de la Cour de justice genevoise (CPR) déclare ce dernier irrecevable.
A porte sa cause devant le Tribunal fédéral, en concluant à l’annulation de l’arrêt de la CPR et au renvoi de la cause à l’autorité inférieure pour qu’elle se saisisse du fond du recours. Subsidiairement, il conclut à l’annulation de l’arrêt entrepris et à la constatation de l’inexploitabilité des moyens de preuve maintenus au dossier.
II. En droit
Sans égard à la nature de la décision, l’auteur d’un recours déclaré irrecevable en dernière instance cantonale a qualité pour recourir au Tribunal fédéral, au sens de l’art. 81 LTF, dès lors que le recours porte sur la question de l’existence même d’un recours cantonal (ATF 143 I 344, c. 1.2 ; ATF 128 IV 258, c. 1.1). Le recours est par conséquent ouvert. Toutefois, en pareil cas, seule la question de la recevabilité peut être portée devant le Tribunal fédéral (c. 1.1 à 1.4).
Au fond, A reproche à l’autorité inférieure de s’être fondée sur la jurisprudence concernant l’art. 93 LTF pour déclarer irrecevable son recours. Selon lui, la recevabilité d’un recours au sens des art. 393 ss CPP ne suppose qu’un « intérêt juridiquement protégé » (art. 382 al. 1 CPP) et non pas un « préjudice irréparable » (art. 93 LTF).
Le Tribunal fédéral expose, dans un premier temps, le principe de l’universalité des recours choisi par le législateur fédéral pour le CPP unifié : tout acte de procédure peut faire l’objet d’un recours, sauf exceptions légales (ATF 144 IV 81, c. 2.3.1 ; TF 1B_141/2021 du 21.6.2021, c. 2.1) (c. 2.1). Il présente ensuite la règle générale de l’art. 382 al. 1 CPP en matière de recours lato sensu. Selon cette disposition, toute partie ayant un « intérêt juridiquement protégé » à l’annulation ou la modification d’une décision a qualité pour recourir. Un tel intérêt existe lorsque la partie est touchée directement et immédiatement dans ses droits propres. Un simple intérêt de fait ne suffit pas. Au contraire, le recourant doit démontrer que la décision attaquée viole une règle de droit protégeant ses intérêts et qu’il peut, par conséquent, en déduire un droit subjectif personnel (ATF 145 IV 161, c. 3.1) (c. 2.2).
Notre Haute Cour se penche ensuite sur le raisonnement suivi par la cour cantonale. Selon cette dernière, en dehors des cas de destruction immédiate des preuves illicites prévus par la loi (art. 271 al. 3, 277 al. 1 et 289 al. 6 CPP), la question de l’exploitabilité d’une preuve n’aurait pas à être tranchée définitivement avant les débats ; la partie qui s’en prévaut pourrait faire valoir ses arguments jusqu’à la clôture définitive de la procédure. L’art. 339 al. 2 let. d CPP permettrait également d’invoquer l’inexploitabilité d’une preuve à titre préjudiciel aux débats. En conséquence, faute d’illicéité absolue au sens de l’art. 140 CPP ou de destruction immédiate prévue par la loi, la CPR a estimé que A ne disposait pas d’un intérêt juridiquement protégé à obtenir le retrait immédiat des déclarations qu’il avait faites devant la police (c. 2.3).
Se fondant sur sa jurisprudence et la doctrine, le Tribunal fédéral rappelle que l’autorité de dernière instance cantonale qui n’entre pas en matière sur un recours contre le refus du ministère public de retirer un moyen de preuve prétendument inexploitable, faute de préjudice irréparable ou d’intérêt juridiquement protégé, viole le droit fédéral (cf. not. ATF 143 IV 475, c. 2 ; TF 1B_549/2019 du 10.3.2020, c. 2.4). Ainsi, même si le juge du fond reste effectivement compétent pour se prononcer sur l’exploitabilité des preuves, cela ne permet pas de restreindre la compétence de l’autorité de recours (ATF 143 IV 475, c. 2.5). Il en va de l’équilibre entre les pouvoirs du ministère public et ceux de la défense (FF 2006 1057, 1081 ; ATF 143 IV 475, c. 2.4). Par conséquent, sauf exception prévue par la loi (art. 393 al. 1 let. b in fine et let. c CPP ; art. 294 let. a et b CPP), toute décision de procédure, qu’elle émane du ministère public, de la police ou des autorités compétentes en matière de contraventions, doit être susceptible de recours. La décision de refus de retranchement de moyens de preuve par le ministère public ne fait pas partie des exceptions légales. En outre, rien ne permet d’affirmer que l’examen de l’autorité de recours serait limité aux seules violations de l’art. 140 CPP (c. 2.4.1). Un certain degré de retenue peut toutefois être approprié, selon le Tribunal fédéral, notamment lorsque le litige porte sur des preuves relativement inexploitables au sens de l’art. 141 al. 2 CPP. Dans ce cas, il peut s’avérer nécessaire de réserver cette question au juge du fond, en particulier s’il convient de procéder à une pesée des intérêts et que le caractère inexploitable du moyen de preuve ne s’impose pas d’emblée. Dans une telle hypothèse, l’autorité de recours ne pourra cependant pas déclarer irrecevable un recours à ce sujet, mais pourra, selon les circonstances et de manière motivée, le rejeter après avoir examiné le fond (c. 2.4.2).
En conséquence, la jurisprudence rendue en application de l’art. 93 LTF invoquée par la CPR n’est pas applicable dans le cadre des voies de droit prévues par le CPP. L’art. 93 LTF a effectivement vocation à décharger le Tribunal fédéral en faisant en sorte que, dans la mesure du possible, celui-ci soit amené à trancher l’ensemble du litige dans une seule décision. Un tel but n’est pas poursuivi par le CPP, dont le principe d’universalité du recours a été choisi pour compenser les importants pouvoirs du ministère public durant l’instruction. Le prévenu doit alors se voir reconnaître un intérêt juridiquement protégé au retrait de moyens de preuve prétendument inexploitables du dossier pénal. De telles preuves pourraient effectivement fonder le prononcé de mesures de contrainte ou une mise en accusation (ATF 143 IV 475, c. 2.9). En déclarant le recours du prévenu irrecevable sur la base de la jurisprudence rendue en application de l’art. 93 LTF, l’autorité cantonale a violé le droit fédéral. Le recours est par conséquent admis (c. 2.4.3 et 2.5).
III. Commentaire
Cet arrêt, dont on peut s’étonner qu’il ne soit pas destiné à la publication au recueil officiel, rappelle l’importance du principe d’universalité du recours dont dispose le CPP. Il vient également apporter une clarification bienvenue, eu égard à une pratique cantonale parfois ambivalente s’agissant de la qualité pour recourir contre les décisions de la direction de la procédure, en particulier celles relatives aux preuves.
Ainsi, la notion de « préjudice irréparable » au sens de l’art. 93 LTF est étrangère au CPP, à deux exceptions près :
1. Art. 394 let. b CPP : préjudice difficilement réparable ou irréparable en cas de risque de perte ou de destruction du moyen de preuve, de faits décisifs non encore élucidés, de besoin d’expertise sur un objet qui s’altère ou encore en cas de témoin sur le point de décéder ou de partir définitivement à l’étranger (ATF 143 IV 175, c. 2.3 ; ATF 140 IV 202, c. 2.1 ; TF 1B_189/2012 du 17.8.2012, c. 2.1) ;
2. Art. 393 al. 1 let. b in fine CPP : préjudice irréparable en cas de retrait de la qualité de partie plaignante lors des débats (ATF 138 IV 193, c. 4) ou en cas de refus d’octroyer un défenseur d’office au prévenu avant l’ouverture des débats (ATF 140 IV 202, c. 2.2).
Contrairement à ce qui prévaut en application de l’art. 382 al. 1 CPP (c. 2.4.3 de l’arrêt ici rapporté), la jurisprudence fédérale a récemment précisé que l’argument selon lequel le maintien au dossier d’une preuve prétendument illicite et inexploitable créait un préjudice irréparable (art. 93 LTF), du fait de la mise en détention du prévenu prononcée sur la base de cette preuve-là, tombait à faux. En effet, ce point relève non pas de l’exploitabilité des preuves, mais de l’existence de « soupçons suffisants » (art. 221 al. 1 CPP), compétence ressortissant exclusivement au juge de la détention (TF 1B_404/2021 du 19.10.2021, c. 5.4, commenté par Ryan Gauderon, Le maintien au dossier de preuves issues de recherches secrètes illicites (art. 298a ss CPP) ne crée pas de préjudice irréparable au sens de l’art. 93 LTF, in : https://www.crimen.ch/50/ du 16 novembre 2021). Cette importante nuance marque d’autant plus les différences entre les exigences de l’art. 93 LTF et celles de l’art. 382 al. 1 CPP.
En définitive, l’arrêt ici commenté doit être salué, en tant qu’il réaffirme le recours comme contrepoids significatif aux larges pouvoirs accordés par le CPP notamment au ministère public durant l’instruction. À notre sens, la jurisprudence consacrée par cet arrêt ne concerne d’ailleurs pas uniquement le prévenu, mais vaut mutatis mutandis également dans l’hypothèse d’un recours que voudrait interjeter la partie plaignante contre le maintien au dossier d’un moyen de preuve, par hypothèse à décharge, prétendument inexploitable. On peut toutefois s’interroger sur le réel pouvoir d’examen de l’autorité de recours saisie d’un cas d’inexploitabilité relative d’une preuve (art. 141 al. 2 CPP) en cours d’instruction, dès lors qu’une certaine retenue est de mise, selon le Tribunal fédéral. Le juge du fond reste alors, selon toute vraisemblance, dans une meilleure position pour juger de cette question, notamment si une pesée des intérêts doit intervenir, à l’aune de l’ensemble des preuves recueillies au cours de la procédure.