I. En fait
Au sein d’une école de méditation qu’il dirige, A exige des faveurs sexuelles orales de la part de ses élèves féminines, au moyen de pressions psychologiques et violences physiques, le tout sous couvert d’une théorie spirituelle. En décembre 2016, A est déclaré coupable, inter alia, de contrainte sexuelle au détriment de trois victimes différentes par le Tribunal de district de Zurzach, qui le condamne à une peine privative de liberté, tout en prononçant un internement. En juin 2018, la juridiction d’appel acquitte partiellement A du chef d’accusation de contrainte sexuelle à l’encontre de l’une des victimes, avec pour conséquence une peine réduite ; elle ordonne une mesure ambulatoire en lieu et place de l’internement. Le Tribunal fédéral rejette le recours de A le 3 octobre 2019 (ATF 146 IV 1).
En janvier 2021, l’Office d’exécution des peines du canton d’Argovie demande au Ministère public de Brugg-Zurzach de présenter au tribunal une requête pour le prononcé d’une mesure thérapeutique institutionnelle, et d’une détention pour des motifs de sûreté, dans le cas où aucune décision ne serait entrée en force avant la fin de la peine privative de liberté prononcée en juin 2018. À l’occasion de l’audience principale devant le Tribunal de district de Zurzach en novembre 2021, un expert est auditionné en tant que témoin. Les juges ordonnent une mesure institutionnelle à l’encontre de A, ainsi que sa détention pour des motifs de sûreté. La détention est prolongée par la juridiction d’appel le 9 mai 2022, jusqu’au début de la mesure institutionnelle.
A forme un recours en matière pénale devant le Tribunal fédéral, et conclut à l’annulation de la décision de l’instance précédente, ou à sa modification en ce sens que la mesure prononcée à son encontre soit annulée. Il fait valoir une violation de son droit d’être entendu (art. 29 al. 2 Cst.), au motif que la juridiction cantonale aurait retenu un risque de récidive manifeste sur la base d’une expertise qui méconnaîtrait certains éléments mis en lumière dans la littérature scientifique spécialisée.
NB : le Tribunal fédéral traite d’un autre grief dans la seconde partie de cet arrêt (consid. 5-8, en lien avec la conversion d’une mesure ambulatoire en mesure institutionnelle à la suite d’une peine privative de liberté), qui fera l’objet d’un résumé distinct.
II. En droit
Le recourant critique le rapport d’expertise produit en première instance, arguant que les instruments de pronostic PCL-R et VRAG-R mobilisés par l’expert ne sont pas pertinents pour l’évaluation des délinquants sexuels âgés. Les résultats ne seraient pas significatifs dans son cas puisqu’il est âgé de 70 ans. Plus encore, les données et connaissances scientifiques sur lesquelles se fonde l’évaluation du risque concret de récidive ne seraient pas clairement précisées dans l’expertise, de sorte que des défauts méthodologiques ne pourraient être exclus. L’expert aurait manqué d’établir un pronostic individuel, tenant notamment compte de l’âge en tant que facteur protecteur (c. 1.1-1.2).
Le Tribunal fédéral commence son raisonnement en rappelant que la conversion exceptionnelle d’un traitement ambulatoire en traitement institutionnel après exécution complète de la peine privative de liberté doit être décidée sur la base d’une expertise qui établit la nécessité et les probabilités de succès d’un traitement de l’auteur, tenant compte du risque de commission d’autres infractions (art. 56 al. 3 CP). Les juges ne peuvent s’écarter d’une expertise sans raison valable et sans motiver leur divergence. Il y a violation de l’interdiction de l’arbitraire lorsque les juges se fondent sur une expertise non concluante, par exemple dont les constatations et conclusions sont contradictoires ou qui souffre de défauts évidents que le tribunal ne peut ignorer (cf. not. ATF 142 IV 49, c. 2.1.3) (c. 3.1-3.3).
En l’espèce, le recourant a fait l’objet d’une première expertise, puis d’une expertise complémentaire – ici litigieuse – après avoir purgé sa peine privative de liberté. L’expertise complémentaire se base sur la première expertise, ainsi que sur deux entretiens d’exploration et sur des résultats obtenus au moyen des instruments de pronostic médico-légaux PCL-R, VRAG-R et FOTRES (c. 4.1.). La Haute Cour souligne que l’expertise doit indiquer, en toute transparence, les moyens de connaissance utilisés et la méthodologie d’évaluation librement choisie par l’expert, qui doit au demeurant présenter ses conclusions de manière compréhensible pour toutes les parties à la procédure. Le contrôle judiciaire de l’expertise doit se faire selon des critères scientifiques, et doit également porter sur la pertinence des outils de pronostic mobilisés (c. 4.2 et les références jurisprudentielles citées). Le tribunal ne doit toutefois pas examiner chaque argument en détail et peut se concentrer sur les éléments essentiels pour sa décision. Ainsi, la juridiction inférieure n’a pas violé le droit d’être entendu du recourant en n’examinant pas spécifiquement le taux de base (Basisrate) et la littérature scientifique utilisés par l’expert (c. 4.3).
La jurisprudence reconnaît aux instruments de pronostic standardisés comme FOTRES un rôle d’indice, parmi d’autres, dans le cadre de l’évaluation du risque. Ils sont des outils destinés à aider l’expert dans l’établissement du pronostic. Dès lors que ces outils reposent sur une généralisation de résultats empiriques, ils ne sauraient à eux seuls fonder un pronostic solide de dangerosité dans un cas individuel. Il s’agit de corroborer ces résultats empiriques au moyen d’une analyse différenciée de chaque cas d’espèce, et ce en utilisant les instruments les plus appropriés au regard des spécificités du profil du délinquant à évaluer. À cet égard, les instruments de pronostic actuariels sont distingués des instruments SPJ (Structured Professional Judgment) mobilisés dans le cadre de la méthode clinique. Les premiers permettent d’étudier des corrélations dans de grands groupes, alors que les seconds permettent de tenir compte tant des particularités des cas individuels que des connaissances empiriques (c. 4.4.1-4.4.2).
Le taux de base (Basisrate) décrit le risque empirique initial, en déterminant la fréquence de commission d’une infraction dans un groupe de référence au cours d’une certaine période. La fiabilité et la pertinence des taux de base, qui reposent par exemple sur les travaux de l’Office fédéral de la statistique, sont discutées. Ces taux sont dès lors considérés par la littérature scientifique comme des indices pour évaluer le risque de récidive, et nécessitent d’être intégrés dans une analyse globale. Le Tribunal fédéral considère également que les taux de base ne sont pas révélateurs pour l’évaluation du risque dans un cas particulier (c. 4.5.1 et les références citées), notamment car ils ne permettent pas de tenir compte de la diminution du risque de récidive en fonction du vieillissement. Or, l’âge élevé, indépendamment des taux de base, peut être considéré comme un facteur protecteur, en particulier depuis 50 ans, jusqu’à acquérir une importance déterminante à partir de 70 ans (c. 4.5.2 et les références citées).
In casu, l’expert a explicité sa méthode et précisé les raisons pour lesquelles il a utilisé les instruments PCL-R, VRAG-R et FOTRES, mais le recourant estime que les deux premiers instruments n’étaient pas pertinents dans son cas. Il s’agit donc de déterminer dans quelle mesure les instruments de pronostic actuariels prennent en compte, de manière évolutive, d’éventuels changements biographiques influençant le risque de récidive. Les développeurs de l’instrument VRAG-R expliquent que le risque de commission d’une infraction au cours de la vie d’une personne peut être estimé, dans le cadre de l’évaluation, en considérant des faits comme l’âge au moment de la commission d’une première infraction. L’outil PCL-R permet quant à lui d’identifier des traits de personnalité psychopatiques chez l’auteur, lesquels peuvent s’avérer pertinents pour l’évaluation du risque de récidive. Il s’agit d’un modèle dit « à deux facteurs », le second étant le style de vie chroniquement instable et antisocial. Il est supposé que les valeurs attribuées au facteur 2 chutent drastiquement dès 50 ans. Selon la recherche, ceci pourrait expliquer que les personnes obtenant des valeurs élevées sur la base de l’instrument PCL-R présentent un risque de délinquance nettement moindre à un âge avancé, notamment en matière d’infractions sexuelles violentes (c. 4.6.1-4.6.2).
Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral estime que l’on ne saurait dès lors donner raison au recourant quand il prétend que son âge n’a pas du tout été considéré en tant que facteur protecteur dans l’évaluation de l’expert. Ce dernier a d’autant plus tenu compte de l’âge qu’il n’a pas seulement eu recours aux instruments actuariels mais également à un instrument de pronostic SPJ, à savoir FOTRES, qui tient compte du vieillissement. FOTRES étant standardisé, il ne peut toutefois être fait l’économie d’une évaluation au cas par cas (c. 4.6.4-4.7). Dans le cadre de cette dernière, l’âge doit être pris en compte en tant que facteur protecteur dans l’analyse du cas, mais sa pertinence concrète doit être examinée de manière individualisée (c. 4.7).
En l’occurrence, l’expert ne s’est toutefois pas contenté de se fonder sur les résultats FOTRES. En substance, il a considéré, dans la première comme dans la seconde expertise, au titre de facteur favorable pour le pronostic légal, le fait qu’un comportement délictueux ait été adopté au plus tôt dès l’âge de 45 ans. Dans la seconde expertise, il a retenu que l’intéressé avait entre-temps atteint l’âge de 67 ans et que ceci était un facteur favorable ; il a au surplus intégré cet élément dans l’évaluation de l’évolution du cas réalisée grâce à FOTRES, en ajoutant une remarque selon laquelle l’âge comme facteur favorable est démontré par la recherche en matière de délits violents, mais que les résultats des études sont contradictoires pour les délits sexuels. Globalement, la conclusion à laquelle parvient l’expert est que le risque de récidive pour les infractions considérées est nettement supérieur du point de vue clinique, est élevé selon FOTRES, et est supérieur à la moyenne selon PCL-R et VRAG-R (c. 4.8.2-4.6).En somme, force est d’admettre que l’expert a procédé à une analyse clinique individuelle et a pris en compte des éléments biographiques évolutifs, dont l’âge, et ce de manière appropriée et compréhensible, en se montrant transparent sur les incertitudes de certaines données. Pour toutes ces raisons, l’expertise complémentaire constitue une base juridique suffisante pour fonder une décision selon l’art. 56 al. 3 CP. Le recours est donc rejeté sur ce point (c. 4.9).