I. En fait
En 2019, dans le cadre d’un reportage d’investigation, A, journaliste à la Radio Télévision Suisse (RTS), commande en ligne 19 pièces imprimées en 3D permettant de composer un pistolet, sans posséder de permis d’acquisition d’arme. Elle cherche à alerter le public sur les dangers de telles armes et la facilité de s’en procurer. Dans les locaux de la RTS, A assemble les pièces et remplace le percuteur par une pièce métallique pour rendre l’arme inopérante mais détectable. Le 1er avril 2019, A transporte l’arme en train entre Genève et Lausanne, sans posséder de permis de port d’arme. Durant le transport, l’arme est restée dans le sac de sa caméra, sans percuteur ni munition. Le reste du temps, elle a été conservée dans le tiroir fermé à clé de la journaliste, dans le bâtiment sécurisé de la RTS. A remet le pistolet à la police genevoise le 4 avril 2019.
Par jugement du 9 juillet 2021, le Tribunal de police de la République et canton de Genève condamne A pour transport et possession d’un pistolet sans autorisation (art. 33 al. 1 let. a LArm) mais l’exempte de toute peine (art. 52 CP). Par arrêt du 24 mars 2022, la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice genevoise reconnaît A coupable du seul transport du pistolet sans autorisation et la condamne à une peine pécuniaire de 60 jours-amende avec sursis pendant trois ans, ainsi qu’à une amende de CHF 1’200.-.
Le Ministère public et A forment recours en matière pénale au Tribunal fédéral (TF) contre cet arrêt. Le premier conclut à ce que A soit condamnée également pour acquisition et possession du pistolet sans autorisation. La seconde conclut à son acquittement.
II. En droit
Le TF rappelle que la LArm vise à lutter contre l’utilisation abusive d’armes, d’accessoires d’armes et de munitions, et ainsi à protéger l’ordre public, la sécurité des personnes et celle des biens. Il ajoute que cette loi régit notamment l’acquisition, le port et le transport d’armes à feu (art. 1 et 4 al. 1 let. a LArm), et souligne qu’une autorisation est requise pour acquérir une telle arme, la porter dans un lieu public ainsi que la transporter (art. 8 al. 1 et 27 LArm), sauf exception (art. 10 et 28 LArm). Une autorisation exceptionnelle peut être délivrée à certaines conditions (art. 28c al. 1 et al. 2 let. e LArm). Quiconque acquiert ou porte sur le territoire suisse des armes intentionnellement et sans droit est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire (art. 33 al. 1 let. a LArm). Cette disposition vise des infractions de mise en danger abstraite (c. 3.1-3.2).
In casu, le TF conclut que les éléments constitutifs de l’infraction sont réalisés : le pistolet acquis est une arme à feu dont l’acquisition, la possession et le transport nécessitent une autorisation au sens de la LArm. A savait qu’elle était en possession des éléments essentiels d’une arme et qu’une autorisation était nécessaire pour l’acquérir, la détenir et la transporter. Elle a donc agi avec conscience et volonté, à tout le moins par dol éventuel (c. 3.3-3.4).
Le TF examine alors si A peut se prévaloir de sa liberté d’expression au sens de l’art. 10 CEDH, et plus précisément la liberté de la presse et des médias dont elle bénéficie en tant que journaliste, afin de justifier son comportement au regard de l’art. 14 CP. Cette disposition prévoit en effet que quiconque agit comme la loi l’ordonne ou l’autorise se comporte de manière licite, même si l’acte est punissable en vertu du présent code ou d’une autre loi (c. 4.1-4.2).
Le TF n’a, à ce jour, pas précisé si et dans quelle mesure les normes de rang constitutionnel ou conventionnel constituent des « lois » dont il pourrait être déduit des « actes autorisés » au sens de l’art. 14 CP. Certes, l’ordre juridique suisse reconnaît la primauté du droit international sur le droit interne, tout particulièrement s’agissant de la protection des droits humains (cf. art. 5 al. 4 et 190 Cst. et une jurisprudence bien établie, notamment à l’ATF 147 I 280, c. 9.1). Toutefois, les normes conventionnelles se caractérisent par une densité normative moins élevée que les textes de rang inférieur, de sorte qu’anticiper leur application dans le cadre de l’art. 14 CP pourrait se heurter à la sécurité et à la prévisibilité du droit, composantes essentielles du principe de la légalité (art. 1 CP et 7 CEDH ; ATF 147 IV 274, c. 2.1.1) (c. 4.3.1-4.3.2)
En l’espèce, le TF rappelle que selon la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), les journalistes jouent un rôle essentiel de « chien de garde » dans une société démocratique et que l’art. 10 CEDH protège également la phase préparatoire à une publication. En outre, la CourEDH a condamné la Suisse dans deux affaires similaires (cf. CourEDH Dammann c. Suisse du 25.7.2006 et Haldimann et autres c. Suisse du 24.5.2015). Il conclut ainsi qu’un journaliste peut invoquer le devoir afférent à sa profession reconnu par l’art. 10 CEDH pour tenter de justifier son comportement dans le cadre de l’application de l’art. 14 CP (c. 4.3.3.1-4.3.3-4.3.4).
Le TF examine ensuite si la condamnation qui porte atteinte à la liberté d’expression de A repose sur une base légale, poursuit un intérêt public et se révèle proportionnée au but visé, c’est-à-dire si elle constitue une mesure nécessaire dans une société démocratique car il existe un « besoin social impérieux » (art. 36 Cst. et art. 10 § 2 CEDH). Notre Haute Cour rappelle aussi que, dans le cadre de l’examen du principe de nécessité, le droit pénal doit toujours constituer une ultima ratio et que les journalistes bénéficient d’une protection accrue (c. 4.4.1-4.5.3).
In casu, l’art. 33 LArm constitue une base légale suffisante dont l’objectif légitime est de protéger la population contre les dangers inhérents aux armes à feu. S’agissant de la proportionnalité, les actes de A étaient nécessaires dans le cadre de son reportage et inscrits dans le strict cadre utile à la réalisation de l’enquête journalistique. Certes, la CourEDH a admis des restrictions à la liberté d’expression de journalistes dans des cas semblables. Toutefois, en l’occurrence, la mise en danger de la sécurité publique par A a été particulièrement abstraite, voire presque insignifiante au vu des précautions prises. Par ailleurs, l’acquisition de l’arme n’a pas contribué à enrichir un réseau criminel ni à faire prospérer le marché noir. Enfin, A remplissait a priori les conditions pour obtenir une autorisation exceptionnelle au sens de l’art. 28c LArm (c. 4.6.1-4.7.3.3).
Partant, la condamnation de A ne répond pas à un besoin social impérieux et d’autres mesures moins incisives auraient été suffisantes. De plus, le reportage d’A a précisément contribué à alerter sur les dangers inhérents aux armes imprimées en 3D. Ainsi, les actes reprochés à A sont licites en tant qu’ils s’inscrivaient dans le cadre de l’exercice par une journaliste de sa liberté d’expression. Partant, le recours de A est admis et son acquittement prononcé (c. 4.7.4-6).
III. Commentaire*
Premièrement, il est rassurant de constater que la grande majorité des entreprises d’impression 3D contactées par la journaliste ont refusé de produire les pièces demandées après avoir reconnu qu’elles serviraient à la fabrication d’une arme à feu. Plusieurs ont également annoncé vouloir prévenir la police, ce que le TF souligne (let. B.b.b). Toutefois, il est plus préoccupant et regrettable que la Brigade des armes, de la sécurité privée et des explosifs de la police cantonale genevoise ait refusé l’entretien initialement proposé par la journaliste au motif que ladite Brigade n’était pas confrontée à la problématique des armes imprimées en 3D et que celle-ci était dénuée d’intérêt – un point que le Tribunal fédéral relève non sans une pointe d’ironie (let. B.c.a et c. 4.7.3.3).
Deuxièmement, alors que la liberté de la presse et les journalistes sont toujours plus menacés à travers le monde, il convient de saluer cet arrêt du Tribunal fédéral qui rappelle le rôle cardinal de « chien de garde » que les journalistes jouent dans les sociétés démocratiques, la protection accrue de la liberté d’expression dont ils jouissent et la grande prudence avec laquelle il convient d’accepter une restriction de cette liberté. En janvier 2025, le TF avait également jugé en ce sens dans l’affaire des Corona Leaks, réitérant la protection absolue des sources journalistiques et, avec elle, la liberté des médias (cf. Kastriot Lubishtani, Corona leaks : protection absolue des sources journalistiques, y compris pour le CEO « auxiliaire » d’une entreprise de médias et les documents de l’informateur, in : https://www.crimen.ch/315/ du 18 février 2025).
Troisièmement, enfin, dans un contexte où le droit international est parfois remis en cause, on peut approuver la volonté du Tribunal fédéral de rappeler la primauté du droit international ainsi que de tirer les leçons des condamnations passées de la Suisse par la CourEDH en matière de liberté d’expression des journalistes.
* Un commentaire supplémentaire du présent arrêt sera prochainement publié sur crimen.ch.