Violations des art. 3, 8 et 14 CEDH : la France condamnée pour de graves défaillances dans la protection de mineures victimes de viols

Les autorités françaises ont violé leurs obligations positives de protéger la dignité (art. 3 CEDH), la vie privée (art. 8 CEDH) et le droit à la non-discrimination de mineures (art. 14 CEDH) ayant dénoncé des faits de viol. La législation française, son application dans les cas d’espèce et la conduite des procédures pénales s’avèrent ainsi contraires aux art. 3, 8 et 14 CEDH.

I. En fait

L a déposé plainte pénale pour viols en raison d’actes d’ordre sexuel commis alors qu’elle était âgée de treize à quinze ans et qu’elle se trouvait en situation d’extrême vulnérabilité liée à une grande fragilité psychique ayant entraîné de fréquentes hospitalisations (§§ 5 et 220). Les mis en cause, des sapeurs-pompiers régulièrement appelés à intervenir à son domicile afin de lui porter secours (§§ 6 et 220), ont été poursuivis pour viols sous l’angle d’une contrainte morale (art. 222-22-1 CPF) (§ 14). Les juridictions nationales ont toutefois écarté la qualification de viol et retenu celle, moins grave, d’atteinte sexuelle sur mineure de quinze ans (§§ 27–40), considérant que ni le défaut de consentement de L, ni l’existence d’une contrainte ou d’une intention criminelle des auteurs, n’étaient caractérisés (§§ 217–218). Cette appréciation reposait notamment sur le comportement jugé « entreprenant et provocateur » de la victime, sa fascination pour les pompiers et sa participation active aux actes d’ordre sexuel en cause (§§ 217–218).

H, âgée de quatorze ans au moment des faits, a dénoncé des actes d’ordre sexuel commis sans son consentement par deux prévenus majeurs et un prévenu mineur alors qu’elle était très fortement alcoolisée (§§ 42–46). Les autorités françaises ont rejeté la qualification de viol, considérant qu’aucune contrainte ni surprise n’étaient établies, que la victime aurait consenti à ces actes d’ordre sexuel, respectivement que les prévenus n’auraient de toute manière pas pu percevoir son absence de consentement (§ 56). Les prévenus ont été acquittés de toute infraction (§§ 56 et 60).

M a déposé plainte pénale pour viol en raison de faits commis alors qu’elle avait seize ans par un prévenu âgé de dix-huit ans lors d’une soirée organisée chez elle (§ 61). Elle a déclaré avoir exprimé à plusieurs reprises son refus face aux sollicitations sexuelles du prévenu (§ 63). Le prévenu a quant à lui affirmé avoir respecté les refus exprimés par la plaignante, tout en précisant qu’elle n’avait pas manifesté d’opposition aux actes d’ordre sexuel finalement effectués (§ 71). Le prévenu a été acquitté de toute infraction, les autorités nationales, estimant qu’aucune contrainte, violence ou intention criminelle n’étaient établies (§§ 85 et 240). 

Ayant épuisé toutes les voies de droit internes, L, H et M saisissent la CourEDH, qui décide de traiter leurs requêtes dans un arrêt unique au vu de la similarité de leurs objets (§ 148). 

IIEn droit

Les trois requérantes invoquent une violation des art. 3 et 8 CEDH au motif que leur intégrité sexuelle n’aurait pas été protégée de manière effective par l’État défendeur. Elles critiquent tant l’insuffisance du cadre législatif— la loi française étant jugée inadéquate pour sanctionner efficacement le viol en raison d’une définition restrictive reposant sur l’exigence de contrainte — que la manière dont les enquêtes pénales ont été conduites, soit la lenteur des procédures et la focalisation excessive des juridictions internes sur l’existence d’une contrainte. Elles soutiennent également que leur statut de mineures et leur vulnérabilité particulière au moment des faits n’ont pas été suffisamment pris en considération dans l’appréciation de l’existence d’un consentement. L invoque en outre une appréciation discriminatoire de son comportement en raison de son genre, contraire selon elle à l’art. 14 CEDH combiné avec les art. 3 et 8 CEDH, en raison du caractère sexiste et humiliant d’une partie de la procédure, ayant engendré une victimisation secondaire (§§ 1, 149, 173, 175, 176, 177 et 204) (NDLR : selon l’art. 1.4 de la Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur les droits, les services d’aide et le soutien des victimes de la criminalité du 15 mars 2023, on entend par « victimisation secondaire » la victimisation qui résulte non pas directement de l’infraction pénale, mais de la réponse apportée à la victime par les institutions publiques ou privées, et les autres individus).

La CourEDH rappelle que le viol relève de l’art. 3 CEDH sous l’angle de l’interdiction des traitements dégradants et met en jeu des aspects essentiels de la vie privée au sens de l’art. 8 CEDH (§ 192). Ces droits fondamentaux fondent des obligations positives à la charge des États, dont celle d’adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant de manière effective tout acte sexuel non consenti (CourEDH M.G.C. c. Roumanie du 15.3.2016, § 59 ; CourEDH Z c. Bulgarie du 28.5.2020, § 67) et celle d’appliquer ces dispositions au travers d’enquêtes effectives (§ 193).

Au niveau législatif, les art. 3 et 8 CEDH commandent d’instaurer un cadre légal qui protège adéquatement les individus contre des actes aussi graves que le viol (§ 194). Dans ce contexte, les États parties ne doivent pas adopter une approche rigide de la répression des infractions à caractère sexuel, qui consisterait par exemple à exiger la preuve qu’il y a eu une résistance physique de la part des victimes, car une telle exigence compromettrait la protection effective de l’autonomie sexuelle de l’individu (CourEDH M.C. c. Bulgarie du 4.12.2003, § 154) (§ 194–195). Les États parties ont ainsi l’obligation d’incriminer tout acte sexuel non consenti, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance (CourEDH Y c. République Tchèque du 12.12.2024, § 58) (§ 195). Le consentement doit traduire la libre volonté d’avoir une relation sexuelle au moment où elle intervient et doit être apprécié en tenant compte des circonstances (CourEDH H.W. c. France du 23.1.2025, § 91) (§ 250).

Les art. 3 et 8 CEDH imposent également aux États parties une obligation positive de conduire une enquête pénale effective, propre à permettre l’établissement des faits (CourEDH J.L. c. Italie du 27.5.2021, § 118), qui se concentre avant tout sur la question de l’absence de consentement de la victime (CourEDH M.C. c. Bulgarie du 4.12.2003, § 181) (§§ 196–197), en tenant compte des facteurs psychologiques propres aux affaires de viols (§ 211) et de la potentielle vulnérabilité des victimes, en particulier celle des mineurs (§ 213). La procédure pénale doit en outre être menée avec célérité et diligence (§§ 152 et 199).

Dans la conduite de la procédure, les juridictions internes doivent veiller à protéger l’image, la dignité et la vie privée des victimes présumées de violences sexuelles, en parallèle du respect effectif des droits de la défense (§ 200). Afin de ne pas violer l’art. 14 CEDH combiné avec les art. 3 et 8 CEDH, les juridictions internes doivent en particulier éviter de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice (CourEDH Y. c. Slovénie du 28.5.2015, §§ 97 et 101–104, ; CourEDH J.L. c. Italie du 27.5.2021, §§ 137–141) (§ 200 et 229–230). Les victimes qui sont des enfants doivent bénéficier d’une protection particulièrement forte en raison de leur vulnérabilité (§§ 201–202). 

En l’espèce, s’agissant de L, la CourEDH considère que les juridictions internes ont mal évalué sa capacité à consentir à des relations sexuelles dès lors qu’elles n’ont pas tenu compte du déséquilibre qui caractérisait ses relations avec les prévenus et de la connaissance qu’avaient ces derniers de son très jeune âge, de son parcours médical et de son extrême vulnérabilité (§§ 221–222). En outre, la CourEDH estime que l’État défendeur n’a pas satisfait à son obligation de diligence et de célérité au vu du fait que la procédure pénale s’est écoulée sur plus de onze ans pour finalement aboutir à ce que la qualification de viol soit écartée (§ 224). 

S’agissant de la victimisation secondaire dénoncée par L, la CourEDH relève qu’un policier lui a indirectement reproché de ne pas avoir manifesté son absence de consentement en criant ou en se défendant physiquement (§§ 8 et 227). Ces échanges ont conduit la requérante à penser qu’elle n’avait pas adopté un comportement adéquat, prétendument attendu de la part d’une victime de viol face à son agresseur, alors que de telles attentes ne s’accordent pas avec la conception contemporaine des éléments constitutifs du viol, dont la caractérisation n’est plus subordonnée à l’établissement d’une résistance de la victime (CourEDH M.C. c. Bulgarie du 4.12.2003, § 166) (§ 227). La CourEDH juge en outre que l’arrêt rendu par la chambre d’instruction repose sur des stéréotypes de genre dès lors qu’il décrit de façon caricaturale et péjorative les faits dénoncés, notamment par des remarques sur le « succès habituel auprès de la gent féminine [des sapeurs-pompiers] et [au] comportement parfois débridé de [la requérante] à leur endroit », comportement qui ne les auraient pas « incités à la réflexion » quant à son consentement (§ 227). En l’exposant à des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes propres à décourager la confiance des victimes dans la justice, les autorités nationales ont manqué à leur obligation de protéger la dignité de L (§§ 226 et 229). 

S’agissant de H, la CourEDH considère que les juridictions internes ont omis de se livrer à une évaluation contextuelle de la situation de particulière vulnérabilité dans laquelle se trouvait la requérante et n’ont ainsi pas correctement évalué la réalité de son consentement (§§ 236–238). La CourEDH rappelle à cet égard que H était, au moment des faits, une très jeune fille fortement alcoolisée, faisant face aux sollicitations pressantes d’hommes majeurs (§§ 236–238). En conséquence, tant le cadre juridique en vigueur en France que l’application qui en a été faite n’ont pas assuré une protection adéquate de l’intégrité sexuelle de H (§ 238).

S’agissant de M, la CourEDH constate que les juridictions internes se sont principalement fondées sur les déclarations du prévenu pour établir les faits, sans accorder le même poids à celles de la requérante, ni procéder à une évaluation du contexte (§ 241). Elles n’ont ainsi pas tenu compte du fait que son alcoolisation, sa minorité et sa virginité la plaçaient dans une situation de particulière vulnérabilité (§ 241). En outre, elles n’ont pas correctement pris en considération les mécanismes psychiques qui expliquent sa passivité durant les faits litigieux (§ 242). Par conséquent, en retenant l’existence d’un consentement de M sur la seule base de sa passivité et de son absence de résistance physique au moment des faits, les juridictions internes sont allées à l’encontre de l’état actuel des connaissances s’agissant du comportement des victimes de viol (mutatis mutandisCourEDH M.C. c. Bulgarie du 4.12.2003, §§ 164–166) (§ 243). En outre, la procédure, qui a duré plus de huit ans et s’est soldée par l’acquittement du prévenu (§ 245), n’a pas été conduite avec diligence, dès lors que certains actes d’instruction essentiels – comme la garde à vue du prévenu – ont été réalisés dans des délais peu compatibles avec la gravité des faits dénoncés (§ 246). La CourEDH estime ainsi que ni le cadre juridique applicable ni sa mise en œuvre – en particulier en ce qui concerne l’appréciation du consentement de la requérante – n’ont assuré une protection appropriée des droits de M (§ 247).

En conclusion, la Cour juge que l’État défendeur a failli à son obligation de protéger de manière adéquate les trois requérantes (§ 248). Les juridictions internes n’ont pas dûment analysé l’effet des circonstances environnantes et n’ont pas suffisamment tenu compte, dans l’appréciation du consentement des requérantes, de la situation de particulière vulnérabilité dans laquelle elles se trouvaient (§ 249). L’État défendeur n’a pas respecté ses obligations positives découlant des art. 3 et 8 CEDH dans chacune des trois affaires (§ 251). L a en outre subi une discrimination fondée sur le genre ayant entraîné sa victimisation secondaire, ce qui constitue une violation de l’art. 14 CEDH combiné avec les art. 3 et 8 CEDH (§§ 230 et 252). En application de l’art. 41 CEDH, les trois requérantes obtiennent une réparation pour le tort moral subi, à hauteur de EUR 25’000.-. pour L, et de EUR 15’000.-. pour M et H (§§ 256–259). La somme plus élevée accordée à L est justifiée par le « double constat de violation » la concernant, en raison de la victimisation secondaire qui a résulté de la procédure pénale interne (§ 259).

III. Commentaire

La CourEDH a intégré pour la première fois la notion de victimisation secondaire à sa jurisprudence dans l’arrêt CourEDH Y. c. Slovénie du 28.5.2015, et l’a régulièrement mise en œuvre depuis (Anna Glazewski, Souffrir deux fois ou quand la procédure devient une épreuve : la notion de victimisation secondaire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Europe des Droits & Libertés / Europe of Rights & Liberties2023/2, n° 8, 531 ss). A noter que si la CourEDH a développé ce concept dans des affaires impliquant des victimes mineures, elle y recourt également quand la victime est majeure (CourEDH J.L. c. Italie du 27.5.2021). Le Tribunal fédéral se réfère aussi à cette notion dans sa jurisprudence, notamment lorsqu’il lui faut mettre en balance l’exigence de publicité des débats avec l’intérêt des parties plaignantes à être protégées contre une victimisation secondaire (ATF 143 I 194, c. 3.7). Bien que le terme de victimisation secondaire ne soit pas consacré par le droit suisse, le recours, dans un jugement, à des propos « culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes » (§§ 226 et 229), susceptibles de causer une telle revictimisation, pourrait provoquer plusieurs conséquences juridiques. 

En effet, si une autorité judiciaire se fonde sur des éléments non pertinents pour apprécier la crédibilité d’une victime, sans tenir compte des connaissances empiriques et scientifiques relatives aux comportements des victimes d’infractions contre l’intégrité sexuelle, elle risque de verser dans l’arbitraire (art. 9 Cst), ce qui conduira le cas échéant à l’annulation du jugement (Justine Barton, L’appréciation de la crédibilité d’une victime présumée de violences sexuelles, PJA 2021, 1370 ss, 1371). Tel fut le cas dans l’arrêt TF 6B_257/2020 du 24.6.2021, dans lequel le Tribunal fédéral a jugé que la juridiction de deuxième instance avait versé dans l’arbitraire en niant la crédibilité de la victime au motif qu’elle avait porté plainte treize mois après l’infraction et qu’elle n’avait pas montré de signe de détresse dans les jours suivants les faits (c. 5.4.1). Selon le Tribunal fédéral, ce type de réaction, fréquent en cas d’infractions contre l’intégrité sexuelle, ne peut remettre en cause la crédibilité de la victime, notamment à la lumière des connaissances scientifiques actuelles en la matière (c. 5.4.1).

En l’espèce, la victime de violence sexuelle exposée à une victimisation secondaire imputable à l’État (L) a obtenu une indemnisation supplémentaire fondée sur l’art. 41 CEDH, du fait de la violation des art. 143 et 8 CEDH combinés (§ 259). Se pose donc la question de savoir si une personne subissant une victimisation secondaire pourrait obtenir une indemnisation à ce titre dès la procédure devant les juridictions internes. Or, le CPP ne prévoit aucune base légale autorisant la victime à solliciter une réparation du tort moral résultant des modalités de la conduite de la procédure pénale qui auraient entraîné une violation de ses droits fondamentaux. Toutefois, l’art. 434 al. 1 CPP, qui permet d’indemniser un tiers ayant subi un dommage ou un tort moral du fait de la procédure pénale, pourrait être appliqué par analogie aux victimes afin d’offrir un fondement juridique à une telle réparation (pour un exemple d’une telle application analogique dans un tout autre contexte, cf. TPF CA.2022.8 du 30.5.2023, c. 9.1.1.2). Une indemnisation fondée directement sur les art. art. 143 et 8 CEDH pourrait également être envisageable, la Convention étant directement applicable en droit suisse (ATF 145 I 308, c. 3.4.3), voire une indemnité fondée sur la loi sur la responsabilité de l’État (art. 3 LRCF).

Proposition de citation : Justine Arnal, Violations des art. 3, 8 et 14 CEDH : la France condamnée pour de graves défaillances dans la protection de mineures victimes de viols, in : https://www.crimen.ch/341/ du 11 juillet 2025