Juge dans la procédure simplifiée qui échoue, puis dans la procédure ordinaire : pas un motif de récusation en principe

Le fait pour un juge de la procédure ordinaire d’avoir siégé dans le tribunal ayant rejeté une procédure simplifiée ne constitue en principe pas un motif de récusation au sens de l’art. 56 let. f CPP. Il n’y a donc pas lieu de redouter une activité partiale lorsque la procédure simplifiée n’a pas abouti en raison du fait que le prévenu n’a pas confirmé ses aveux lors des débats. Il en va autrement lorsque la procédure simplifiée échoue parce que le tribunal considère que la sanction proposée par le ministère public est trop clémente et plus généralement lorsqu’un juge s’exprime dans la procédure simplifiée d’une manière ne laissant aucun doute quant au fait qu’il a déjà forgé sa conviction en tenant la culpabilité du prévenu pour établie.

I. En fait

Le 25 juillet 2019, le Ministère public du canton d’Argovie engage l’accusation contre A devant le Tribunal du district de Baden pour tentative d’escroquerie, faux dans les titres à réitérées reprises et abus de confiance. Le même jour, A est en outre condamné par la même autorité de poursuite par ordonnance pénale pour faux dans les titres. Après l’opposition de A, le ministère public transmet l’ordonnance pénale au tribunal précité pour tenir lieu d’acte d’accusation. Il dépose en outre un acte d’accusation complémentaire le 18 mars 2020 pour plusieurs banqueroutes frauduleuses et fraudes dans la saisie, ainsi que des détournements de valeurs patrimoniales mises sous main de justice, après l’échec d’une procédure simplifiée menée précédemment devant le même tribunal.

Le 8 juin 2020, le Président du Tribunal du district de Baden transmet le dossier à la cour plénière comptant 3 juges et décide la jonction des causes. A demande alors la récusation du Président, ainsi que des deux autres juges devant siéger à ses côtés. 

Par arrêt du 21 janvier 2021, la Cour suprême du canton d’Argovie rejette cette demande, étant précisé qu’elle est devenue sans objet concernant l’un des deux juges du fait qu’il n’exerce plus sa fonction. A forme recours au Tribunal fédéral.

II. En droit

Selon le recourant, il existe une apparence de prévention chez le Président du tribunal et l’autre magistrat à trois égards, de sorte que la décision entreprise s’avère contraire à l’art. 56 CPP, l’art. 30 Cst. et l’art. 6 par. 1 CEDH (c. 2.1).

Le Tribunal fédéral commence par reprendre la teneur de l’art. 56 let. f CPP invoqué par le recourant et rappelle la jurisprudence y relative. Cette disposition prévoit que « toute personne exerçant une fonction au sein d’une autorité pénale est tenue de se récuser lorsque d’autres motifs, notamment un rapport d’amitié étroit ou d’inimitié avec une partie ou son conseil juridique, sont de nature à la rendre suspecte de prévention ». Il s’agit d’une clause générale englobant tous les motifs de récusation n’étant pas expressément visés par l’art. 56 let. a à f CPP. Des circonstances qui, considérées objectivement, donnent l’apparence de la prévention chez le juge et permettent ainsi de redouter une activité partiale de sa part sont suffisantes pour le récuser. Il n’est pas nécessaire cependant de démontrer que le juge en cause est effectivement partial (ATF 147 I 173, c. 5.1 ; 143 IV 69, c. 3.2) (c. 2.2).

Notre Haute Cour reprend ensuite un à un les trois griefs du recourant, étant précisé que l’arrêt est destiné à publication s’agissant de l’analyse du troisième grief.

Considérants 3 et 4 (non destinés à publication)

En premier lieu, il est reproché au Président du tribunal d’avoir commis plusieurs erreurs dans la procédure simplifiée qui créeraient une apparence de prévention, dès lors qu’il n’a pas versé au dossier plusieurs échanges avec le conseil de la partie plaignante. L’acte d’accusation complémentaire ici en cause fait précisément suite à cette procédure simplifiée que le Président du tribunal avait décidé de renvoyer à l’autorité de poursuite pour qu’elle engage une procédure préliminaire ordinaire (c. 3.1).

Selon la jurisprudence, les décisions et actes de procédure erronés ne créent pas en soi une apparence de prévention chez le juge en cause, mais il en va différemment des erreurs particulièrement graves et répétées, car il s’agit d’une violation grave des devoirs de sa fonction (ATF 143 IV 69, c. 3.2 ; 141 IV 178, c. 3.2.3) (c. 3.2). 

En l’espèce, le Tribunal fédéral considère qu’il n’est pas contesté que le Président a échangé trois courriels avec le conseil de la partie plaignante, mais que seul l’un d’entre eux figure au dossier. Tous trois ont été versés au dossier par le ministère public et l’autorité inférieure a retenu qu’ils auraient dû figurer au dossier. Toutefois, on ne voit pas pourquoi le Président devrait être tenu responsable de ce fait et il ne peut en outre lui être reproché un manquement particulièrement grave à cet égard. Le recourant estime certes qu’il y a peut-être eu d’autres échanges ne figurant pas au dossier, mais il s’agit d’une pure spéculation. Aucun motif n’étant démontré, le recourant ne satisfait pas à l’obligation de motivation pesant sur lui (art. 42 al. 2 LTF), si bien que ce grief est irrecevable (c. 3.3).

Dans un deuxième temps, le recourant fait valoir que le Président du tribunal est dépassé par la procédure, car il ne dispose pas des compétences professionnelles nécessaires, ce qui crée également une apparence de prévention (c. 4.1).

Reprenant sa jurisprudence, le Tribunal fédéral explique que seules des connaissances professionnelles suffisantes permettent au juge de former sa conviction de manière indépendante et d’appliquer le droit correctement (c. 4.2). Il relève que la question peut se poser en présence d’un juge laïc inexpérimenté, en particulier lorsqu’il doit traiter d’un cas sans avoir la possibilité de se faire assister par une personne disposant d’une formation juridique (ATF 134 I 16, c. 4.3 ; TF 1B_331/2021 du 7.10.2021, c. 3) (c. 4.3).

Le Président du tribunal n’est pas un profane, étant titulaire d’un diplôme universitaire en droit et du brevet d’avocat. Il n’y a ainsi pas d’indices sérieux laissant entrevoir qu’il n’est pas en mesure de saisir la complexité de la cause, de forger sa conviction et d’appliquer le droit en conséquence. Si les parties devaient ne pas souscrire à sa conduite de la procédure ou au jugement du tribunal, elles seraient libres de faire usage des voies de droit à leur disposition. De telles circonstances ne sauraient toutefois justifier une obligation de récusation (c. 4.3).

Troisièmement et dernièrement, le Président et l’autre juge devraient être récusés selon le recourant, dès lors qu’ils ont siégé dans la procédure simplifiée qui n’avait pas abouti devant eux et qu’ils sont amenés à le rejuger dans la procédure ordinaire qui s’en est suivie (c. 5.1). Le recourant invoque ici l’art. 56 let. b CPP visant la personne qui « a agi à un autre titre dans la même cause, en particulier comme membre d’une autorité, conseil juridique d’une partie, expert ou témoin ». Or ce motif de récusation n’entre pas en jeu lorsqu’une personne intervient plusieurs fois au même titre dans la même cause (ATF 143 IV 69, c. 3.1), contrairement à l’art. 56 let. f CPP qui est susceptible de s’appliquer dans l’hypothèse d’interventions successives dans la même cause et au même titre (Mehrfachbefassung), comme en l’espèce (c. 5.4).

Selon les juges fédéraux, il est impossible de déterminer de manière générale si l’on est en présence d’interventions successives, anticipant l’issue de la cause, qui donnent lieu à un motif de récusation. Pour le savoir, il sied d’examiner dans chaque cas d’espèce si l’issue de la cause apparaît encore incertaine (ATF 142 III 732, c. 4.2.2 ; 131 I 113, c. 3.4) (c. 5.5 1er par.). À cet égard, la jurisprudence a jugé compatible avec le droit à un tribunal impartial le fait que des juges ayant rendu un jugement par défaut participent au nouveau jugement de la procédure ordinaire (ATF 116 Ia 32, c. 3b/aa) (c. 5.5 2e par.). Il en a été de même s’agissant du juge qui avait, au préalable, refusé l’octroi de l’assistance judiciaire faute de chance de succès (ATF 131 I 113, c. 3.7) (c. 5.5 3e par.). En revanche, la question de savoir si un juge doit se récuser du seul fait qu’il a participé au préalable à la procédure simplifiée qui n’a pas abouti devant lui n’a pas été tranchée (c. 5.5 4e par.) et la doctrine est divisée à ce sujet (c. 5.6).

En l’espèce, les juges fédéraux rejettent la critique du recourant selon laquelle le Président et le juge devraient être récusés au motif qu’ils ont pris connaissance de ses aveux dans la procédure simplifiée. En effet, on peut attendre d’un juge qu’il distingue les preuves inexploitables de celles pouvant être exploitées pour se fonder uniquement sur ces dernières (ATF 143 IV 475, c. 2.7). Il n’en va pas différemment en l’occurrence, étant rappelé que les aveux dans la procédure simplifiée (art. 362 al. 4 CPP) sont, en cas d’échec de cette dernière, absolument inexploitables au sens de l’art. 141 al. 1 2e phr. CPP (ATF 144 IV 189, c. 5.2.3) (c. 5.3). Par ailleurs, un aveu peut également se révéler inexploitable lors des débats d’une procédure ordinaire et on peut attendre du tribunal qu’il en fasse abstraction pour fonder son jugement exclusivement sur les moyens de preuve exploitables, ce que l’obligation de motivation (art. 81 al. 1 let. b et al. 3 let. a CPP) permet au demeurant de contrôler. Il est d’autant plus aisé d’admettre que le Président et le juge peuvent faire abstraction des aveux du recourant étant donné que ce dernier ne les a pas confirmés lors des débats de la procédure simplifiée, mais a fait usage de son droit au silence, ce qui a précisément conduit à l’échec de dite procédure (ATF 139 IV 233, c. 2.6) (c. 5.7).

De la même manière et contrairement à ce que soutient le recourant, il ne peut être retenu que le Président et le juge ont étudié le dossier en détail et qu’ils ont donc déjà forgé leur conviction. Conformément à la nature de la procédure simplifiée (ATF 139 IV 233, c. 2.3), en effet, le tribunal ne procède qu’à un examen sommaire du dossier (TF 1B_75/2020 du 10.12.2020, c. 2.3) (c. 5.8).

Partant, il n’y a pas en l’espèce de motif justifiant la récusation des juges intimés. Par ailleurs, le recourant n’y aurait rien gagné, car les nouveaux juges auraient également appris l’existence d’une procédure simplifiée du fait d’une mention au dossier de celle-ci et de la décision concernant la récusation, mais aussi et surtout du fait qu’il avait, dans cette perspective, fait des aveux comme l’exige l’art. 358 al. 1 CPP (c. 5.10). 

Dans un obiter dictum, le Tribunal fédéral réserve l’hypothèse du juge ayant fait savoir dans la procédure simplifiée que la culpabilité du prévenu était déjà établie, ce qui permettrait de fonder un motif de prévention et de demander sa récusation. Il en va ainsi lorsque le tribunal renvoie la cause au ministère public en considérant la sanction proposée inappropriée, car trop clémente (art. 362 al. 1 let. c cum al. 3 CPP), mais aussi lorsque le juge s’est exprimé d’une manière qui ne laisse aucun doute sur le fait qu’il a déjà forgé sa conviction (c. 5.11).

En conclusion, le Tribunal fédéral rejette le recours (c. 6).

III. Commentaire

Le Tribunal fédéral tranche une controverse doctrinale avec une solution pragmatique devant être approuvée selon nous, puisqu’elle vise à tenir compte de manière déterminante des circonstances du cas d’espèce qui peuvent différer de cas en cas. En pratique, la constellation examinée dans cet arrêt devrait néanmoins être évitée dans la mesure du possible, bien que l’effectif ou la dotation des tribunaux ne le permette pas toujours. Dans le canton de Genève, le Tribunal pénal a par exemple pour pratique constante depuis l’entrée en vigueur du CPP de ne pas faire siéger les mêmes juges en cas de refus d’une procédure simplifiée, ce quel qu’en soit le motif.

À raison, on ne saurait retenir, de manière générale et sous l’angle du droit à un tribunal impartial, que le juge de la procédure simplifiée a systématiquement forgé sa conviction quant à la culpabilité du prévenu lorsque cette procédure n’aboutit pas et qu’il serait impartial lorsqu’il est par hypothèse appelé à rejuger le prévenu dans une procédure ordinaire. Certes, le tribunal a un plein pouvoir de cognition dans la procédure simplifiée, mais son examen est en réalité limité par le contenu de l’art. 362 al. 1 CPP (Angela Giger, Das abgekürzte Verfahren [Art. 358 – 362 StPO], Thèse, Zurich/Bâle/Genève 2021, N 324 ss ; CR CPP-Perrin/de Preux, art. 362 N 1 ss). En résumé, il s’agit uniquement pour le tribunal de vérifier qu’il est licite de condamner le prévenu dans une procédure simplifiée plutôt que de contrôler le bien-fondé du verdict de culpabilité lui-même (Giger, N 342 ss).

À tout le moins dans le canton de Vaud, le dispositif du jugement de la procédure simplifiée rend bien compte de la portée limitée de l’examen de la cause et de l’appréciation de la culpabilité du prévenu par le tribunal : les tribunaux vaudois « ratifient pour valoir jugement l’acte d’accusation » qui contient, notamment, la reconnaissance de culpabilité des infractions en cause, ainsi que la sanction. Il n’en va toutefois pas ainsi partout en Suisse et, du reste, la majorité des tribunaux cantonaux et le Tribunal pénal fédéral, souverainement, constatent dans le dispositif la culpabilité du prévenu et prononcent eux-mêmes la sanction (cf. TPF SK.2020.8 du 6.7.2020 ou SK.2017.39 du 18.8.2017).

Cela étant, le Tribunal fédéral ne fait pas de l’absence de motif de récusation dans la présente constellation un principe absolu, mais il l’assortit d’exceptions. Par conséquent, ce sont les motifs conduisant le tribunal à rejeter la procédure simplifiée pour renvoyer la cause au ministère public qui seront déterminants dans le cadre de la récusation. Dès lors que ces motifs sont multiples (cf. Giger, N 359 ss), ils doivent être distingués pour déterminer si la récusation s’impose.

La récusation ne s’impose pas lorsque le tribunal rend une décision de rejet de la procédure simplifiée justifiée par l’un des motifs qui suivent, car la décision a uniquement trait à une condition de la procédure simplifiée elle-même et ne se rapporte aucunement à la culpabilité du prévenu :

  1. la déclaration au sens de l’art. 360 al. 2 CPP est viciée ;
  1. le prévenu ne réitère pas tous ses aveux (c. 5.7 du présent arrêt) ;
  1. le prévenu n’accepte plus la peine ou la mesure proposée ou ne reconnaît plus toutes les prétentions civiles ;
  1. le prévenu présente une version des faits différente de celle de l’acte d’accusation ;
  1. le sursis (partiel) n’a pas été octroyé, mais aurait dû l’être, ou le délai d’épreuve proposé est jugé inapproprié, car trop long : dans ce cas de figure, le tribunal agit comme le ferait le juge d’application des peines ;
  1. une expertise n’a pas été ordonnée alors qu’elle aurait dû l’être, étant précisé que le tribunal démontre d’autant plus dans ce cas de figure qu’il n’a objectivement pas forgé sa conviction quant à la culpabilité du prévenu. 

En revanche, la récusation s’impose en présence d’une décision de rejet de la procédure simplifiée motivée par les motifs suivants, car la décision laisse entrevoir que la culpabilité ou l’innocence est in fine établie aux yeux du tribunal, de sorte qu’une activité partiale peut être redoutée :

  1. il y a des doutes insurmontables quant à la culpabilité du prévenu relativement à toutes les infractions ou une à tout le moins, ou il existe un empêchement de procéder ;
  1. il n’y a pas une connexité suffisante entre les infractions qui ressortent du dossier de l’instruction et celles qui sont mentionnées dans l’acte d’accusation ;
  1. à la suite d’un accord sur les faits entre les parties (fact bargaining), les faits de l’acte de l’accusation ne correspondent pas à ceux du dossier (cf. art. 361 al. 2 let. b CPP ; p. ex. une vitesse minimale et inférieure à celle d’une expertise est retenue dans l’acte d’accusation) ;
  1. la sanction proposée est inappropriée, indépendamment du fait que celle suggérée soit plus sévère ou plus clémente : dans l’arrêt commenté, le Tribunal fédéral ne fait que référence à la peine jugée trop clémente, donc pas assez sévère (c. 5.11 du présent arrêt). Il n’en demeure pas moins qu’inversement, soit la sanction perçue comme trop sévère, le tribunal tient néanmoins cette dernière pour nécessaire, ce qui présuppose qu’il considère la culpabilité comme étant établie ;
  1. la qualification juridique est jugée inappropriée, cela indépendamment du fait que celle suggérée est favorable ou défavorable au prévenu ;
  1. une mesure, quelle qu’elle soit, à l’instar de l’expulsion, n’a pas été ordonnée alors qu’elle aurait dû l’être ;
  1. des infractions ont été classées en contradiction avec les preuves au dossier.

S’agissant de la dernière hypothèse envisagée par le Tribunal fédéral, c’est-à-dire du magistrat s’étant exprimé dans la procédure simplifiée de façon à laisser penser qu’il a déjà forgé sa conviction (c. 5.11), le motif de récusation existe d’ores et déjà au stade de la procédure simplifiée. Compte tenu de la sévérité de la jurisprudence relative au délai de la demande de récusation (art. 58 al. 1 CPP ; cf. dernièrement les arrêts TF 1B_65/2022 du 18.3.2022 commenté sur crimen.ch/96/ et TF 1B_536/2021 du 28.1.2022 résumé sur crimen.ch/81/), il nous apparaît nécessaire de demander la récusation du magistrat dans la procédure simplifiée elle-même.

Proposition de citation : Kastriot Lubishtani, Juge dans la procédure simplifiée qui échoue, puis dans la procédure ordinaire : pas un motif de récusation en principe, in : https://www.crimen.ch/99/ du 21 avril 2022